Bangui, début 2014, cinéma et survie

Michel Besse Mendy

p. 14-16

References

Bibliographical reference

Michel Besse Mendy, « Bangui, début 2014, cinéma et survie », Revue Quart Monde, 234 | 2015/2, 14-16.

Electronic reference

Michel Besse Mendy, « Bangui, début 2014, cinéma et survie », Revue Quart Monde [Online], 234 | 2015/2, Online since 01 December 2015, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6203

Alors qu’une programmation avait été longuement mûrie en 2012 par le Mouvement en Centrafrique, l’auteur de ce texte et les autres volontaires permanents ont ensuite dû adapter les actions possibles au rythme des événements qui ont secoué le pays et sa population, particulièrement les plus fragilisés, en 2013-2014. Aujourd’hui encore, les incertitudes continuent de marquer une transition en cours.

Dans les quartiers de Bangui, on les appelle les « vidéo ». Derrière des bâches toutes neuves des agences humanitaires qui s’affairent de-ci de-là, des débrouillards mènent leur petite entreprise : écran, groupe électrogène, projecteur, son… Entreprise risquée, en ce début 2014 où chaque séance de cinéma – ou de match de foot en jeu vidéo – peut devenir un lieu de combats.

Une curiosité qui ne s’éteint jamais…

Quelques semaines auparavant, en décembre 2013, avec la troisième crise armée de l’année, les rues et les marchés de Bangui ont subi de graves dommages. Sur le million d’habitants que compte la ville, plus de la moitié ne sont plus dans leurs maisons : ils sont « déplacés », les uns dans des sites comme le fameux aéroport Mpoko, ou encore dans cinquante-quatre autres lieux (églises, écoles, etc.) répartis dans la zone la moins instable de la capitale, au sud. Bien d’autres sont chez des parents, se serrant dans quelques mètres carrés.

Étranges, ces marchés, car la plupart de ceux qui s’y baladent sont étrangers au quartier. Sans le sou, lestés d’une bouillie par jour faite de farine d’urgence mélangée dans quelques louches d’eau humanitaire, ils et elles traînent leurs yeux, leurs oreilles, et leur curiosité d’apprendre de nouvelles choses qui ne s’éteint jamais : toutes les qualités d’un bon cinéphile, n’est-ce pas ? Ici, ce sont les drames de la vraie vie qui font penser à des titres de films. Finir de détruire la maison de ceux qui ont fui ou se sont fait lyncher, c’est un Nettoyage à sec. Il y a celui qui a perdu toute sa famille et s’applique à dépecer des corps : Mad Dog est son surnom. Une rue connue pour ses tirs croisés meurtriers est rebaptisée Texas-Texas.

… sur fond de combat pour la survie quotidienne

Dans le quartier où se trouve la Cour, siège du mouvement ATD Quart Monde, au sud de la ville, la rue a triplé de volume. Volume humain : nos voisins sont à quatorze là où vivaient quatre personnes. Volume sonore : on cause et raconte trente fois le dernier accrochage de la nuit passée, et, en bons scénaristes et techniciens d’effets spéciaux, on y ajoute qui une scène, qui un détail, qui un bruitage. C’est Bollywood au coin de la rue sous le lampadaire ! Alors, dans la petite dizaine de ces « vidéo » du quartier, même quand on n’a pas les vingt-cinq francs (le prix d’un café beignet du matin) de l’entrée, on reste à côté, on fait les cent pas, et avec la bande-son, on imagine !

Dans la Cour, comme dans tant d’autres familles, on est arrivé à vivre à quinze pendant plusieurs mois, quinze mamans et enfants. Il faut y ajouter les dix papas et garçons adolescents qui, répartis dans d’autres camps, cherchent des boulots. Le fameux tiri ti koli, ou « combat de l’homme » pour rapporter quelque chose ; tout en protégeant les autres réfugiés en évitant d’être trop d’hommes à la fois au même endroit. Les femmes se relayent chaque jour, elles aussi, pour trouver de la farine de manioc ou de maïs, et la revendre sur quelque bordure de route ou de site d’autres déplacés. L’inconnu du lendemain est bien là.

Arrachés à l’insécurité ambiante, des « ciné-savoirs »

Dans sa « mission 2014-2017 », ATD Quart Monde à Bangui a voulu « encourager les jeunes à trouver sens à une vie où l’humain passe avant tout ». Parmi bien des activités, on a pensé à des « ciné-savoirs » : partager des moments simples de beauté et de dialogue autour d’une œuvre. Mais la crise a retardé tout cela... Les mois ont passé : pas moyen de rassembler des amis des quartiers sinistrés, chemins trop dangereux pour venir voir un film. Pourtant, en ce février de saison sèche écrasante, c’est dans les têtes des déplacés, qui passent leurs journées à attendre, qu’est née la solution : « On voit un film, et on leur racontera : ils imagineront ! » Les volontaires ont tenté le coup : et un dimanche les voici, bien discrets, sous un toit de paille, priant que le courant électrique ne fasse pas trop tôt son « délestage ». Les petits de la Cour et les ados du voisinage. Pas un d’entre eux n’a raconté qu’il y avait ici un ordinateur, des DVD, et même de petits haut-parleurs pour entendre un peu mieux : ils savent bien que leur « ciné-savoir » peut aiguiser l’envie de quelque visiteur autrement intentionné.

Au programme des séances : épopées (Yeleen), road-movies (Africa United), contes pour enfants (Le Livre de la Jungle), et Histoire (Sarafina ! et Invictus sur l’Afrique du Sud). Du jamais vu pour ces amis. Les « vidéo » du coin n’ont en magasin que des scènes de karaté ou de combats guerriers.

Une merveille d’émerveillement…

À deux mois de la crise meurtrière de décembre passé, en ce début février 2014, ça discute ferme après la projection de l’histoire de l’Afrique du Sud. Mandela vient d’être enterré. On en cause à Bangui aussi. Fidèle, sur sa chaise roulante, et ses deux copains Crépin et Masima, trois de nos quatorze voisins momentanés, causent du film Invictus d’Eastwood qu’ils viennent de voir : « Et nous est-ce qu’on pourrait avoir aussi, comme ça, un film pour savoir ce que c’était l’histoire de la Centrafrique ? ». « Moi, je voudrais avoir un bon film, même court, mais bien fait, qui raconte le destin de Barthélémy Boganda (premier président de la RCA) ». « En voyant ce qui s’est passé avant, on peut savoir comment les anciens ont fait du bien ou du mal, et chercher le bien »

Quelques semaines après, en avril : Ken et Fidèle, et les huit enfants habitués de la Cour, contemplent le Livre de la Jungle de Disney. « Des animaux ont l’air gentils, mais ne vont pas aider Mowgli ; d’autres ont l’air méchants, mais vont l’aider ». Merci aux animaux de nous permettre de mentionner, mais sans les nommer, des réalités bien vivantes de la vie du pays...

Une séance, quelques jours plus tard : Yeelen, l’épopée des magiciens Bambaras et Peuls, et leur combat magique pour rendre au monde son harmonie. Une merveille d’émerveillement. Même les mamans approchent, étonnées de ne pas entendre les petits se chamailler. Puis, elles aussi, sont conquises : « Cette histoire, cette victoire du bon magicien, mais qui perd sa vie pour que son enfant prenne la suite : c’est nous ! ». « Et cet enfant, il est né d’une épouse choisie dans le peuple de son adversaire. C’est ce fils qui va pouvoir réconcilier les deux peuples quand les grands ne peuvent plus se pardonner ! ». « Ça, là : c’est nous ! ». Et un silence qui ressemble à une certitude chez ces trois jeunes mamans. Leurs yeux ont vu la beauté du 7ème art. Leurs mots redisent une conviction tellement de fois entendue sous toutes les latitudes de la misère : « Que nos enfants ne voient pas ce que nous avons souffert ». Cette épopée l’a cristallisée dans les yeux et dans les cœurs ce jour-là. Beauté, universalité.

Le mois suivant, pour la première fois, un film a été « bissé ». Une première séance pour les enfants. Et à la tombée du jour, après avoir « saoulé » leurs mamans en racontant, mimant, dansant et chantant le film, une deuxième séance pour les grands. Un film sans paroles, le Mexique paysan de Los Herederos de Podgorsky. Des enfants et leurs familles aux prises avec la survie, avec la vie. Filmées pendant trois ans avec une caméra à hauteur d’yeux d’un enfant de six ans. La vie, la vraie, réinventée par un artiste, est devenue une œuvre. Du Mexique à l’Afrique, le message est passé.

Dans les têtes de ces enfants et jeunes, un même processus de réinvention de la vraie vie est-il à l’œuvre ? Que la réponse soit « oui », et le monde aura déjà changé, et une misère aura été vaincue.

Michel Besse Mendy

Michel Besse-Mendy est volontaire permanent dans l’équipe d’ATD Quart Monde de Bangui (RCA)

CC BY-NC-ND