Apprivoiser le livre

Marie-Christine Hendrickx

p. 4-7

Citer cet article

Référence papier

Marie-Christine Hendrickx, « Apprivoiser le livre », Revue Quart Monde, 235 | 2015/3, 4-7.

Référence électronique

Marie-Christine Hendrickx, « Apprivoiser le livre », Revue Quart Monde [En ligne], 235 | 2015/3, mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6419

Comment engager le parent faiblement scolarisé dans une dynamique d’éveil à la lecture ? Tel est le défi que relève cette Halte-Répit, dont les moyens et stratégies ont été mûrement réfléchis, et donnent de beaux fruits…

La Halte-Répit Hochelaga-Maisonneuve, située dans un quartier défavorisé de l’est de Montréal, est un Centre de la Petite Enfance affilié au réseau public des services de garde pour les 0-5 ans. (Au Québec, la scolarisation des enfants se fait à partir de quatre ans).

La Halte-Répit offre un mode de garde occasionnel de une à cinq demi-journées par semaine et ouvre ses portes à toutes les familles du quartier, y compris les plus démunies. À cette fin, nous mettons tout en œuvre pour bâtir un lien de confiance avec ces parents plus démunis, souvent référés par les services sociaux. Par exemple, en cas de rendez-vous manqué ou après une absence, nous rappelons le parent pour lui demander de ses nouvelles et l’encourager à revenir nous voir ; l’accueil est fortement personnalisé : le parent n’est pas orienté vers la directrice ou la secrétaire mais vers Marie Claude ou Johanne ; enfin nous invitons les parents à passer du temps dans les locaux avec leur enfant avant de nous le confier.

Sur cent vingt familles desservies annuellement par la Halte-Répit, la moitié d’entre elles est exemptée de la contribution aux frais de garde, faute de revenus suffisants.

C’est dans ce milieu de vie que j’ai proposé mes services il y a douze ans, après que mes enfants aient eux-mêmes fréquenté ce lieu. Comme les éducatrices, j’étais frappée par les retards de langage d’un bon nombre d’enfants. Avec la direction, puis toute l’équipe, nous nous sommes donné un objectif ambitieux : développer le langage des enfants en utilisant le support des livres illustrés2 et engager le parent dans cette dynamique.

Des moyens bien pensés

Chaque année, nous dégageons un budget pour constituer un fonds de livres de qualité, parmi ce qui se fait de meilleur pour les tout-petits. Ces livres, qui sont tous préalablement protégés et renforcés, sont toujours à portée de main des enfants. Chaque demi-journée de garde inclut un temps planifié autour des livres et de la lecture, mais aussi des temps non planifiés, suscité par un enfant lui-même ou par un adulte. Par beau temps, nous sortons les livres dehors dans des valises.

Des stratégies de réussite pour tous

Stratégie 1. Gagner l’intérêt de l’enfant :

À leur arrivée, certains enfants ne manifestent aucun ou peu d’intérêt pour les livres, ainsi qu’une faible capacité d’attention. On cible ces enfants-là pour qu’ils vivent une expérience positive avec un livre. On les approche individuellement. Certains ont besoin d’une proximité physique et quasi exclusive avec l’adulte. Dès qu’un livre devient significatif pour un enfant, on lui en propose des relectures. Ce livre va servir de « porte d’entrée » vers la lecture.

Stratégie 2. Amorcer un dialogue avec les parents :

On partage les progrès de l’enfant avec ses parents : au même titre que l’on donne des nouvelles concernant le boire ou le manger, on partage les nouvelles concernant la découverte de la lecture par l’enfant. Exemples de propos rapportés par l’éducatrice :

« Votre enfant aime tourner les pages, il cherche toujours le chat, il a voulu regarder encore une fois, il m’a apporté un livre, etc. »

On reconnait d’emblée les efforts des parents : on ne met pas de pression sur le parent. Le message sur l’importance de la lecture est le plus souvent connu des parents. Par contre : Que sait-on à propos de ce que les parents ont déjà essayé ?

Dans un grand nombre de cas, les parents ont essayé avec les livres qu’ils ont sous la main mais ils se sont découragés.

« Quand Samuel est arrivé en septembre à la garderie, il ne voulait rien savoir de la lecture. On avait acheté par la poste la collection des livres de Walt Disney, on l’asseyait près de nous pour lire, mais il n’était pas attentif du tout. Avec sa mère, on s’est dit : C’est trop tôt, on verra plus tard. On a laissé ça de côté… »
(Michel, père de Samuel, quatre ans)

« Mes garçons n’étaient pas intéressés par les livres. Quand je prenais un livre avec eux, ils ne restaient pas assis. Ils sautaient tout autour, ils lançaient le livre à la tête de l’autre. J’étais écœurée. Quand l’éducatrice de Steven m’a dit qu’elle avait regardé un livre avec lui, je suis restée surprise... »
(Kathy, maman de Steven, deux ans, et Michaël, trois ans et demi)

Stratégie 3. Prendre le parent à témoin :

On veut faire la démonstration au parent que son enfant commence à s’intéresser aux livres. Des livres qui trainent dans le local, des adultes qui se rendent le plus souvent possible disponibles pour regarder un livre avec l’enfant permettent de rendre visible notre action. On planifie des temps de lecture en fin de demi-journée, pour que le parent ait la chance de voir son enfant en interaction avec les livres. C’est un témoignage très fort pour le parent : des parents qui font signe à leur enfant de terminer l’histoire avant de les rejoindre.

Stratégie 4. Partager les moyens de la réussite :

Il existe bon nombre de livres mal adaptés aux enfants qui ont des difficultés langagières : des illustrations incohérentes, ambigües, un texte trop long, trop complexe et ou encore incomplet : l’enfant n’a alors pas les repères suffisants pour comprendre le sens des images qu’il voit et le sens du texte qu’il entend. Les livres mal adaptés renforcent l’idée que : « Les livres et la lecture, c’est pas pour mon enfant… »

On a créé une « bibliothèque de proximité ». S’y trouvent des livres qui ont fait leurs preuves et qui ont tous été préalablement renforcés et protégés avec du ruban adhésif ; les parents ont peur que leurs enfants abîment les livres, on élimine donc cette crainte.

On propose à l’enfant : « Est-ce que tu veux amener ce livre à la maison pour le regarder avec papa et maman ? » On propose au parent : « Votre enfant aime beaucoup ce livre-là, il aura du plaisir à le regarder avec vous. Essayez. »

La mère d’Esperanza, quatre ans, a plusieurs fois refusé notre proposition de ramener un livre à la maison. Nous continuons, malgré tout, nos efforts pour intéresser Esperanza aux livres.

Un jour, voyant le livre à rabats que nous lui proposons, la mère accepte de le ramener à la maison.

Après la fin de semaine, la maman revient nous voir :

« Esperanza adore le livre. On l’a regardé tous les jours. Combien on peut prendre de livres ? »

De nombreux parents ont une faible habilité en lecture et un manque de confiance en soi en tant que lecteur. Cette faiblesse est compensée par la qualité du livre prêté et aussi et surtout par l’intérêt que l’enfant a développé pour ce livre précis. En effet, l’enfant choisit très souvent de ramener à la maison un livre qu’il a découvert avec un membre de l’équipe. De fait, à la maison, c’est souvent l’enfant lui-même qui va initier le temps autour du livre. Il va chercher son parent afin de revivre ce temps de plaisir avec ce livre-là.

Le prêt de livres a un grand succès chez les 3-5 ans. En effet, les enfants de cet âge ont vite compris le principe de la bibliothèque, ce sont eux qui réclament d’emprunter des livres pour la maison et le parent, même s’il a des réticences, se laisse le plus souvent entraîner par son enfant.

« Le livre de la petite mouche, c’est le livre préféré de Malyssia. On passe beaucoup de temps ensemble à le regarder. Et elle aime quand je fais les bruits des animaux. Elle choisit toujours un livre à la bibliothèque en même temps que son frère. »
(Nathalie, mère de Malyssia, treize mois, et de Loïk, quatre ans)

« C’est bien, la bibliothèque ici, parce que j’ai pas beaucoup de livres chez moi. Ça m’encourage moi aussi à lire et les livres d’ici sont faciles à lire. »
(Michel C., père de Samuel, quatre ans)

Une fois la dynamique engagée, le parent découvre le livre comme support d’apprentissage. Très souvent, les parents nous disent : « Je lui montre les images et mon enfant dit les mots », « Il veut toujours le même livre », « C’est lui qui veut me lire le livre ». On présente les temps autour des livres comme des moments de langage. On explique au parent comment il peut aider son enfant à faire des phrases, on lui explique l’importante des relectures, on lui explique comment il peut soutenir son enfant qui veut raconter l’histoire en s’aidant des images.

Stratégie 5. Considérer le parent comme un partenaire :

Durant l’année, nous recueillons les témoignages d’un parent pour le publier dans la gazette de la Halte-Répit : « Comment se passe la lecture à la maison ? Quels conseils donneriez-vous aux autres parents ? », etc. Ces témoignages ont une force : ce sont des parents qui parlent à d’autres parents.

On sollicite l’aide des parents pour protéger les livres, soit lors d’ateliers, soit à la maison en fournissant le matériel. Une tâche très utile et qui se fait pour le bénéfice de tous les enfants.

Enfin, on sollicite les parents pour tenir la bibliothèque. Permettre aux enfants de choisir et emprunter des livres pour la maison est une source de grande fierté pour le parent bénévole et son enfant. Certains parents n’osent pas s’offrir d’eux-mêmes pour tenir la bibliothèque mais quand on les sollicite personnellement, ils en sont honorés et ils y mettent souvent un zèle exemplaire.

Satisfaction et fierté dans les familles

Après ces douze années d’expérimentation, nos efforts au quotidien portent du fruit : presque tous les enfants qui fréquentent la Halte-Répit développent un intérêt marqué pour les livres et la lecture et les parents sont nombreux à attester que leur enfant parle mieux « grâce aux livres ». Nous constatons aussi que les familles, au-delà de leur appartenance socio-économique, sont nombreuses à profiter du prêt de livres à la maison, surtout chez les trois ans et plus. Enfin, nous en sommes témoins, il y a énormément de satisfaction et de fierté pour un parent faiblement scolarisé à dire : « Mon enfant aime les livres ! »

Forts de ce succès, il y a trois ans, nous avons monté avec un photographe3 une exposition-photo des parents en lecture avec leur enfant, assortie de leurs témoignages. Cette exposition intitulée Je lis des histoires à mon enfant a fait le tour des organismes du quartier ainsi que de la bibliothèque municipale. Avec les familles de la Halte-Répit comme porte-paroles, nous souhaitons convaincre tout un milieu que l’accès aux livres, avant l’entrée à l’école, est possible pour tous les enfants.

2 Cette pratique a été développée par la linguiste Laurence Lentin (1920-2013).

3 Michel Pinault, dont l’une des photos fait la couverture de ce numéro.

2 Cette pratique a été développée par la linguiste Laurence Lentin (1920-2013).

3 Michel Pinault, dont l’une des photos fait la couverture de ce numéro.

Marie-Christine Hendrickx

Marie-Christine Hendrickx, née dans le val d’Oise (France) en 1962. Psychologue à l’Aide Sociale à l’Enfance, puis volontaire permanente d’ATD Quart Monde de 1988 à 1995, années durant lesquelles elle s’est formée aux questions d’apprentissage du langage auprès de la linguiste Laurence Lentin et de l’AsFoReL (association pour la formation et la recherche sur le langage) qui a pour objectif d’étudier les processus d’apprentissage du langage oral et écrit, ainsi que d’outiller les acteurs de terrain afin de prévenir l’échec scolaire et lutter contre illettrisme (Voir également le site http://www.asforel.org/). Résidente au Québec depuis vingt ans (où sont nés ses quatre enfants) elle est intervenante, formatrice, et coordonnatrice des activités en Éveil à la Lecture dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Auteure jeunesse, elle publie des romans chez Bayard Canada et Bayard France.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND