Que chacun ait sa place à la table

Gilbert Descombes

p. 17-20

References

Bibliographical reference

Gilbert Descombes, « Que chacun ait sa place à la table », Revue Quart Monde, 236 | 2015/4, 17-20.

Electronic reference

Gilbert Descombes, « Que chacun ait sa place à la table », Revue Quart Monde [Online], 236 | 2015/4, Online since 20 June 2016, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6496

L’auteur évoque le séminaire sur la gouvernance entre militants, alliés, volontaires du Mouvement ATD Quart Monde auquel il a participé à Madagascar, qui a permis à tous les participants de partager leurs expériences et de les croiser avec celle des autres. Impressionné par la possibilité que chacun a eue de parler de sa propre expérience et de sa propre compréhension, il apprécie que la discussion ne soit pas venue d’en haut, mais ait été enrichie de l’expérience de tous.

Index de mots-clés

Gouvernance

Ce fut une occasion de confronter mes expériences vécues, ma manière de penser, d’agir avec les autres, d’avancer, de décider ; de les confronter avec une expérience d’Eugen3, expérience basée sur le partage, l’accueil, la patience, l’acceptation de l’autre. La volonté de faire ensemble de faire avec et non pas pour. Le besoin de grandir ensemble, de comprendre ensemble, de s’éclairer, de se partager, et de toujours rechercher l’égalité. Passer du « moi-je » au « nous ensemble ». De l’unilatéralité à la collégialité.

Une gouvernance-liberté

Se retrouver dans la position de celui qui gouverne, ne doit pas nous permettre de décider de tout, tout seul et d’imposer nos décisions. Dans la gouvernance, la seule issue possible est la décision murie auprès d’une équipe, avec qui l’on partage cette gouvernance. La réflexion ensemble éclaire, enrichit et valide toute décision prise ou tout chemin emprunté. Elle devient alors valide aux yeux de tous, et ultime dans sa réflexion, et peut difficilement être mise à mal par une réflexion ultérieure. De plus elle sera la meilleure décision prise et ceci dans l’intérêt de tout un chacun. La participation de tous autour de cette prise de décision, de gouvernance procure un sentiment de légitimité à l’ensemble de la gouvernance et débouche sur le début d’une paix recherchée par tous dans cette démarche de lutte contre la misère.

Cela nous demande d’adopter quelques principes de base, qui sont : le partage, l’écoute, l’amour de l’autre, la confiance, l’humilité.

D’une situation à une compréhension utile

Il se trouve que nous avons eu à prendre une décision au niveau du Comité exécutif du Mouvement concernant un voyage que des jeunes du Mouvement devaient faire à l’Île de la Réunion dans le cadre d’un chantier. Comme le voyage n’avait pas été organisé correctement, aucune rencontre de préparation n’avait eu lieu, aucune discussion dans l’équipe à propos de ce chantier, aucune rencontre entre les jeunes et les membres de l’équipe. Pas beaucoup de moyens pour vérifier la légitimité du choix des jeunes, et que cela nous a été présenté à la dernière minute, à un moment où les ressources financières étaient au plus bas, et que la préparation des jeunes n’avait pas été faite d’une manière satisfaisante, le comité, dont je faisais partie, prit la décision de ne pas soutenir cette démarche des jeunes. Les ressources financières et le temps pour préparer les jeunes manquaient. Dans notre réflexion, il n’était pas envisageable de faire partir ces jeunes, et nous sommes entrés dans une confrontation avec les quelques membres qui eux soutenaient cette démarche. Comme nous étions plus nombreux, c’est au vote que cela s’est décidé, et nous avons gagné. Seulement cela ne s’est pas fait dans la paix, la décision avait été imposée et les discussions étaient sans issue. Je pense que j’ai plutôt essayé de me protéger, de protéger ce que je pressentais comme étant l’intérêt de l’équipe, au lieu de vraiment chercher d’autres solutions.

Je réfléchis aujourd’hui à la lumière de l’intervention d’Eugen :

« Si le pouvoir que donne toute responsabilité est exercé en solitaire, s’il n’est pas transparent aux yeux des autres, partagé en équipe, mis en dialogue et évalué avec tous, il ne peut que générer des incompréhensions, des tensions, des conflits, des violences ».

Cela est tout à fait vrai et le résultat est que, quelque quatre années après, certaines critiques sont toujours présentes et je me rends compte de combien la blessure de certains est profonde. Je suis aujourd’hui presque sûr que si nous avions pris le temps d’éclairer nos décisions, de nous mettre « têtes ensemble », d’accepter de nous dévoiler et de nous ouvrir aux autres dans la confiance, de nous mettre au même niveau que les autres, la réflexion n’en aurait été que plus riche et la décision plus éclairée, la paix règnerait dans l’équipe et peut-être que la cohésion aurait été retrouvée, déjà à cette époque. Cela ne veut nullement dire que la décision aurait été tout autre que ce qu’elle a été, seulement je pense que nous n’aurions pas eu à l’imposer, elle se serait imposée d’elle-même.

Des pistes de réflexion pour l’avenir

Nous avons réfléchi au renouvellement du Comité exécutif du Mouvement à l’Île Maurice.

L’actuel séminaire sur la gouvernance nous procure de nouvelles pistes de réflexion, et nous a permis de nous enrichir de cette dimension d’ouverture vers les autres. Cette dimension de « Gouvernance-Liberté » est pour moi la meilleure chose qui puisse arriver dans une équipe, chacun doit être libre pour pouvoir apporter le meilleur de lui- même, et ne pas avoir à se battre pour se faire comprendre ou être réticent de partager ses idées par peur de se faire juger. Que les relations puissent être vraies dans le groupe et qu’il n’y ait pas de conflits, ou s’il y en a, que les uns et les autres arrivent à discuter dans le respect de tout un chacun en gardant en tête l’objectif du groupe. D’une certaine manière « se faire de la place, les uns les autres » car comme cela nous pouvons tous apporter nos contributions dans la paix et dans l’égalité et ceci en toute sincérité.

Ensuite, comme nos amis de la République Démocratique du Congo4, il faut arriver à mettre de côté notre titre au sein d’un conseil d’administration ou d’un comité exécutif pour pouvoir faire équipe avec tous les autres membres du Mouvement. Je pense que cette dimension-là n’est pas facile à réaliser et ce sera le vrai challenge pour l’équipe du Mouvement à l’Île Maurice.

« La base du Mouvement c’est d’être en équipe, le Mouvement est dans les gens ». À partir de cette réflexion d’Eugen, il n’y a plus aucune raison que le travail puisse se faire seul, d’autant plus que si le Mouvement est en chacun des membres de l’équipe, cela nous invite à faire équipe avec tous les membres car ils sont tous porteurs d’espoir pour le Mouvement. […] Cela nous oblige à dépasser nos propres limites en tant qu’individus pour nous mettre « têtes ensemble » pour arriver à trouver ce chemin de conversion vers la création d’un vrai Mouvement dans l’horizontalité.

Ceci nous donne la responsabilité de ne laisser personne de côté, de n’oublier personne, de faire en sorte que tout un chacun ait sa place à la table, ait son mot à dire, son expérience à partager. Qu’il/elle ne soit pas laisse/e de côté de par sa vie difficile, qu’il/elle trouve toujours sa place à nos côtés. Parce que :

« Apprendre à bâtir un seul Mouvement depuis nos multiples lieux de vie et d’engagement à travers le monde est notre défi commun. Que chacun se trouve connu et reconnu, tout à la fois, acteur dans son engagement local et bâtisseur d’un Mouvement mondial » (Eugen).

« Travailler en équipe, c’est permettre à d’autres d’être en première ligne, d’animer des réunions, de créer des nouveaux projets, de mener des campagnes… Mais une équipe, c’est toujours d’abord des personnes qui mouillent leur chemise ensemble » (Eugen).

Trouver cet équilibre n’est pas facile, car quand certains avancent dans leurs responsabilités, d’autres ont l’impression de faire du sur-place, de rester en dehors, d’avoir été laissé en arrière, déconnecté de la réalité du moment et du mouvement.

« Mouiller sa chemise ensemble »

Cette réalité, nous l’avons vécue pendant le projet Croisement des savoirs et des pratiques5, où certains membres de l’équipe étaient impliqués et d’autres pas, et nous n’avons pas su comment impliquer les uns et les autres et garder leur attention pendant le projet, car déjà cela était nouveau pour nous, […] c’était un apprentissage, et de ce fait certains, qui étaient directement impliqués étaient très concernés et la vivaient entre eux et les autres étaient à l’extérieur, et nos forces limitées ne nous permettaient pas de trouver les ressources nécessaires pour aller à la rencontre des nôtres, tout le temps disponible était consacré au projet et nous partagions quelque chose de très fort entre nous. L’équipe a été déséquilibrée et des frictions sont survenues ; nous étions un peu impuissants face à cela ; au sein du projet cela avançait à un certain rythme, mais les autres ont eu le sentiment d’avoir été largués. Cependant, comme Eugen nous le partage, quand arrivent les moments forts du Mouvement, la commémoration de la Journée du refus de la misère, ou la quête annuelle6 du Mouvement, tout un chacun se remet en route, se remotive et se retrouve en équipe pour donner un coup de main, pour « mouiller sa chemise ensemble ». Nous devons tout de même faire attention de laisser la place libre pour ceux/celles qui s’engagent en première ligne et soutenir sans créer de tensions, […] c’est aussi cela le rôle de l’équipe.

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© Photo Henry Gomez

3 Voir son interview page 8.

4 Voir l’article page 41.

5 Projet réalisé à l’Île Maurice entre 2010-2012, et qui a culminé en un séminaire tenu en octobre 2012. Le Croisement des savoirs est une dynamique

6 La quête annuelle se tient pendant trois jours au mois de décembre ; cette quête publique est la principale source de revenus pour pouvoir soutenir

3 Voir son interview page 8.

4 Voir l’article page 41.

5 Projet réalisé à l’Île Maurice entre 2010-2012, et qui a culminé en un séminaire tenu en octobre 2012. Le Croisement des savoirs est une dynamique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels. Ces différents savoirs produisent une connaissance et des méthodes d’actions plus complètes et inclusives. Le Croisement des savoirs, mis en œuvre dans de nombreux pays, s’inscrit dans des domaines très divers : santé, travail social, éducation, sciences humaines et sociales, etc. La démarche est fondée sur une méthodologie rigoureuse et expérimentée depuis des années, formalisée dans le livre Le croisement des savoirs et des pratiques - Quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble, Éd. de l’Atelier/Quart Monde, réédition 2008.

6 La quête annuelle se tient pendant trois jours au mois de décembre ; cette quête publique est la principale source de revenus pour pouvoir soutenir les dépenses du Mouvement à Madagascar et Maurice.

© Photo Henry Gomez

Gilbert Descombes

Marié, père de deux filles, Gilbert Descombes travaille à la Mauritius Telecom. Il est membre d’ATD Quart Monde à l’Île Maurice depuis 2009, où il a participé, entre autres, à la formation Croisement des savoirs et des pratiques, au séminaire qui clôturait le parcours, à la rédaction du document public d’évaluation. ATD Quart Monde a des liens dans plusieurs régions et villages de l’Île Maurice : Beau Bassin, Anoska, Chebel, Vuillemin, Richelieu, Petite-Rivière, Souillac, African Town et Bois Marchand.

CC BY-NC-ND