ATD Quart Monde, une référence dans le domaine de la gouvernance

Michel Sauquet

p. 35-38

Citer cet article

Référence papier

Michel Sauquet, « ATD Quart Monde, une référence dans le domaine de la gouvernance », Revue Quart Monde, 236 | 2015/4, 35-38.

Référence électronique

Michel Sauquet, « ATD Quart Monde, une référence dans le domaine de la gouvernance », Revue Quart Monde [En ligne], 236 | 2015/4, mis en ligne le 20 juin 2016, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6503

L’auteur prend le risque de répondre dans un esprit de simplicité à la demande de regard extérieur qui lui a été faite sur un étonnant séminaire1

Index de mots-clés

Gouvernance

Je reviens un an après, sur cet étonnant concours d’expériences internationales et de sensibilités toujours diverses, mais toujours reliées par une même recherche de la dignité pour tous. J’hésite à le faire. Je mesure mon incompétence, mais je prends le risque de répondre dans un esprit de simplicité à la demande de regard extérieur qui m’a été faite.

À hauteur d’yeux

Ce que j’ai vu et entendu au cours de cette rencontre, c’est surtout le respect : respect dans les regards mutuels, dans les manières de se désigner les uns les autres, dans le refus de stigmatiser l’autre, quel que soit le cadre de son existence et ses conditions de vie. Hommes et femmes vivant dans la grande pauvreté, cadres d’entreprises ou responsables politiques, porteurs de savoirs populaires et académiques, Européens, Africains, Asiatiques, Américains du Nord et du Sud, tous m’ont paru illustrer dans leur attitude, et de manière naturelle et spontanée, cette idée d’une rencontre humaine « à hauteur d’yeux, à hauteur des yeux », pour reprendre l’expression d’Eugen Brand2.

Il s’agit là d’une intelligence mutuelle qui est aussi, à mon avis, une intelligence interculturelle. Elle est à mille lieues du paternalisme, de la charité ou de l’antagonisme social, elle porte en elle avant tout une recherche de justice universelle et de refus de l’humiliation. Comme Marie Jahrling3 le soulignait au cours du séminaire, le langage de Joseph Wresinski n’était pas un langage de charité mais un langage de justice.

Dans ce Mouvement qui réunit des personnes extrêmement différentes, on n’est pas dans une logique du « ou » (toi ou moi, tes références ou les miennes, tes méthodes ou les miennes), mais dans une logique du « et » par laquelle on s’efforce de trouver des complémentarités et des repères communs pour avancer ensemble.

Refuser l’enfermement et le choc des cultures

La dimension internationale du Mouvement, telle qu’elle s’est donnée à voir au cours du séminaire, est de mon point de vue une des grandes réussites d’ATD Quart Monde : essaimer, mettre en valeur les complémentarités culturelles, stimuler le dialogue de personnes aux regards différents mais aux aspirations identiques – la dignité – tout cela représente quelque chose de difficile mais d’essentiel dans le monde supposé écartelé de 2015. Et dans ce combat contre les stéréotypes et la désespérance à l’échelle globale, ATD manifeste la volonté d’être positif : « Arrêtons de parler de la Chine comme d’un géant dangereux, disait par exemple Shuwshiow4, voyons ce qui bouge en Chine, ce qui surgit et toute la générosité de la société civile qui monte ». La gouvernance, c’est bien, entre autres choses, l’art de prendre en compte les différences culturelles dans un monde que nous avons à gérer en commun, l’art d’articuler, comme le dit souvent Pierre Calame5, un maximum d’unité avec un maximum de diversité. De ce point de vue, ATD a été, et reste, un casseur de murs culturels (entre les grandes entreprises du type EDF, l’administration, les personnes vivant dans la pauvreté, les travailleurs sociaux…). ATD me semble avoir travaillé de manière très exemplaire au changement des représentations mutuelles : représentations des familles de la grande pauvreté auprès du reste de la population, représentation des enseignants par les plus pauvres, etc.

Une action raisonnable ?

On m’avait demandé lors du séminaire de répondre à une question apparemment simple et en réalité très profonde : « L’action d’ATD est-elle raisonnable au regard du monde actuel ? »

Dans un premier temps cette question m’avait étonné : évidemment que cette action est raisonnable ! Puis je me suis dit que le « raisonnable » peut signifier aussi, pour beaucoup de nos contemporains : ne rien faire, ne rien risquer, accepter la réalité telle qu’elle est. Et de fait, ATD me semble justement avoir passé, depuis des décennies, la limite du raisonnable en osant un travail collectif que beaucoup auraient volontiers qualifié d’utopique, et en se positionnant par là-même en pionnier, notamment dans le domaine de la gouvernance.

La gouvernance, au fond, qu’est-ce que c’est, sinon l’art d’articuler et de mobiliser toutes les forces de la société, tous les milieux sociaux, dans leur diversité, pour que chacun ait son mot à dire dans la définition des politiques publiques. C’est un art, et c’est même, comme le dit au cours du séminaire Deogratias Kankele6, une « mission ». C’est aussi, comme le signalaient Eugen Brand et bien d’autres, l’art de créer des espaces de rencontre, des espaces qui, comme le disait Pierre Saglio7, « servent à quelque chose » et ne soient pas des lieux de simple bavardage.

Il me semble qu’ATD est passé très vite maître dans cet art. D’abord ATD a été une des premières organisations de la société civile à dire aussi clairement que les plus déshérités doivent être considérés comme les acteurs et non pas seulement les bénéficiaires de l’action sociale ; avec les personnes vivant dans la grande pauvreté, c’est amener, comme disait le père Joseph Wresinski cité par Louis Join-Lambert8, un nouveau partenaire dans la société.

Ensuite, ATD a été un des premiers mouvements à comprendre l’enjeu du plaidoyer de la société civile auprès du pouvoir politique (le plaidoyer, un mot que ATD emploie peu, mais qui caractérise bien son action). J’avais été très frappé il y a une quarantaine d’années, par ce que me disait un des responsables du Mouvement : « Le terrain, c’est à la fois les cités d’urgence et les cabinets ministériels ». Je pense notamment au rôle d’ATD, avec toute sa légitimité de porteur des propositions des milieux de la grande pauvreté, au Conseil économique et social, et à son influence sur la législation française (RMI/RSA, Couverture maladie universelle, loi d’orientation sur la lutte contre les exclusions en 1998, etc.). L’influence d’ATD, en démontrant qu’il est possible d’influer sur les politiques publiques, de les co-construire, a participé de manière décisive à l’engagement actuel d’innombrables associations, ONG, mouvements, qui placent désormais le plaidoyer en première ligne de leur action.

Rappelons par ailleurs qu’ATD a peut-être été le premier Mouvement à dire qu’un mouvement social doit s’allier au monde de la recherche universitaire, et faire participer sa base à cette recherche pour produire un nouveau savoir. Au début, Science et Service, puis les Universités populaires Quart Monde, le travail considérable réalisé autour du thème du Croisement des savoirs et du croisement du pouvoir9, etc.

Enfin, ATD a été un des premiers mouvements à comprendre que l’efficacité d’une action sociale nationale dépend largement de ses liens avec le niveau transnational. C’est un mouvement qui a essaimé dans le monde ; qui a été à l’initiative du rapport Grande pauvreté et Droits de l’Homme adopté à l’unanimité par la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies en 1991 ; qui a obtenu la transformation de la Journée nationale du refus de la misère en Journée internationale reconnue par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1992 !

Réussir « l’horizontal »

La gouvernance, c’est aussi un art au sein-même d’une institution. J’ai eu l’occasion, depuis le séminaire, de m’entretenir de ce point avec Eugen Brand qui s’est trouvé, avant même le décès du père Joseph en 1988, investi avec quelques autres de la responsabilité d’organiser institutionnellement la poursuite du Mouvement. Ce qui m’a frappé dans cet entretien, c’est le souci d’« horizontalité » (toujours cette idée de l’ « à hauteur d’yeux) qu’a eu ATD pour assurer sa poursuite après le départ du fondateur charismatique, départ qui aurait fort bien pu provoquer le délitement du Mouvement.

Dans le souci de ne « rien perdre » après le décès du père Joseph, une tendance à la centralisation s’est tout naturellement d’abord imposée. Mais j’ai l’impression que le développement même du Mouvement à partir de différentes régions du monde, avec ce qu’il supposait de respect de la diversité, a finalement permis d’éviter cet écueil et d’assurer une continuité collective assez équilibrée. Je pense également que le rôle des militants vivant dans (ou issus de) la grande pauvreté a été décisif dans le renforcement de la vigilance à l’égard des risques de centralisme. En tout cas, le séminaire me paraît avoir donné à voir de façon éclatante ces deux influences.

Une interpellation vivante

Le Mouvement ATD ne peut pas laisser indifférent des gens comme moi qui n’en font pas partie. J’ai rencontré ATD en 1968 dans une cave du quartier Latin. Le père Joseph y expliquait avec une grande virulence sa position par rapport à la lutte contre la grande pauvreté. Et je me souviens d’être reparti de cette réunion dans un grand état de trouble en me demandant : « J’y vais, je n’y vais pas ? » Et, à l’époque, y aller pour moi, cela voulait dire être volontaire sur le terrain. Faire le grand plongeon du Parisien habitué à un autre style de vie vers un autre, d’un milieu privilégié vers les milieux de la grande pauvreté. Je ne l’ai pas fait et près d’un demi-siècle après, cela m’interpelle encore. Ce que je n’avais pas compris à l’époque, c’est la variété des engagements possibles au service du Mouvement, et ce que j’ai découvert par la suite, c’est la notion d’allié qui me semble elle aussi très féconde. L’idée de me dire que je peux, là où je suis, là où je travaille, comme ingénieur EDF, comme fonctionnaire, comme enseignant, je peux contribuer au combat d’ATD pour la dignité. Cela m’interroge toujours beaucoup. J’essaie assez régulièrement de partager cette interrogation à des étudiants en sciences politiques ou en gestion, à des élèves ingénieurs, en les faisant rencontrer des militants du Mouvement, et je suis très frappé de leur intérêt pour l’action d’ATD. Pas plus que je ne le fis à l’époque, ils ne rejoignent le Mouvement (encore que je ne sais pas tout de leur parcours après ces rencontres dont certains ressortent bouleversés), mais je pense que cela peut faire évoluer les mentalités et les modes de pensée. Bruno Tardieu10 est venu à plusieurs reprises dans les séminaires que j’anime et j’ai trouvé passionnante la manière dont il raconte comment lui, ingénieur de formation s’est investi dans le Mouvement. Et c’est vrai que ce type d’expérience interroge beaucoup ces jeunes dont beaucoup ont été formatés à une certaine conception de la réussite ou du succès, de la compétitivité, de la réussite individuelle. Un antidote bienvenu !

1 Séminaire Le refus de la misère, un chemin d’apprentissage d’une gouvernance pour la paix, du 12 au 15 novembre 2014, à la Bergerie de Villarceaux (

2 Voir l’interview page 9.

3 Membre militante d’ATD Quart Monde.

4 Shuwshiow Yang-Lamontagne, volontaire d’ATD Quart Monde, originaire de Chine. Voir son article page 39.

5 Ancien président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, fondation de droit suisse qui veut contribuer à l’émergence d’une

6 Délégué par la coordination ATD QM de la République démocratique du Congo. Voir l’article page 41.

7 Membre allié d’ATD Quart Monde.

8 Voir son article page 4.

9 Voir page 10, note 1.

10 Volontaire permanent d’ATD Quart Monde, délégué national pour la France, de 2006 à 2014. Voir la rubrique Livres ouverts, page 58.

1 Séminaire Le refus de la misère, un chemin d’apprentissage d’une gouvernance pour la paix, du 12 au 15 novembre 2014, à la Bergerie de Villarceaux (France).

2 Voir l’interview page 9.

3 Membre militante d’ATD Quart Monde.

4 Shuwshiow Yang-Lamontagne, volontaire d’ATD Quart Monde, originaire de Chine. Voir son article page 39.

5 Ancien président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, fondation de droit suisse qui veut contribuer à l’émergence d’une communauté mondiale dans les champs de la gouvernance, de l’éthique et des modes de vie durable.

6 Délégué par la coordination ATD QM de la République démocratique du Congo. Voir l’article page 41.

7 Membre allié d’ATD Quart Monde.

8 Voir son article page 4.

9 Voir page 10, note 1.

10 Volontaire permanent d’ATD Quart Monde, délégué national pour la France, de 2006 à 2014. Voir la rubrique Livres ouverts, page 58.

Michel Sauquet

Michel Sauquet est écrivain, enseignant spécialisé dans les questions interculturelles et ancien directeur de l’Institut de recherche et débat sur la gouvernance.

CC BY-NC-ND