Droits de l’homme, mode d’emploi

Patrice Meyer-Bisch

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A Closer Look at Human Rights

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Patrice Meyer-Bisch, « Droits de l’homme, mode d’emploi », Revue Quart Monde [Online], 162 | 1997/2, Online since 01 June 1997, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/653

La lutte contre la pauvreté ne peut se réduire à une politique sociale ou humanitaire définie, elle est une remise en question de l’unité des droits de l’homme, et de leur place marginale dans nos systèmes politiques que l’on espère en voie de démocratisation. Les droits de l’homme ont l’avantage de présenter à la fois les normes issues de la pensée libérale (les droits civils et politiques) et celles qui proviennent de la pensée sociale (les droits économiques, sociaux et culturels). Une démocratie actuelle devrait réaliser, en réponse à la pauvreté, cette objectivité au bénéfice de tout homme.

Une partie du texte qui suit sera publiée prochainement en anglais (dans le manuel UNESCO pour l’enseignement des droits de l’homme dans les universités) en collaboration avec L.E. Pettiti qui y a ajouté une dimension juridique. Un texte plus développé paraîtra aux Éditions universitaires de Fribourg, dans un volume collectif, Lutte humanitaire ou politique sociale ?

Les droits de l’homme ont vu le jour selon la fracture idéologique classique, et ils sont encore perçus dans cette opposition. D’un côté les droits civils et politiques garantissent l’autonomie des libertés individuelles par rapport à un État qu’il faut toujours limiter, de l’autre les droits économiques, sociaux et culturels exigent au contraire de l’État qu’il intervienne dans les domaines de la protection sociale, de la santé et de l’éducation. Le développement actuel des droits de l’homme devrait permettre de réduire la fracture idéologique droite/gauche sur la base d’un meilleur consensus démocratique. L’enjeu des nouvelles politiques sociales est de garantir les droits sociaux, en particulier des personnes les plus pauvres, sans donner dans l’illusion d’un État providence, mais en tenant davantage compte des logiques économiques. Chaque droit de l’homme concerné permet de définir les personnes seules ou en groupes comme des acteurs sociaux, économiques et culturels à part entière, qui peuvent intervenir eux-mêmes dans l’interprétation et la mise en œuvre de leurs propres droits.

La question sans repos

La lutte humanitaire, à défaut de s’insérer dans une politique de système, souvent intervient brutalement, « s’ingère » par un droit incontrôlé et laisse à d’autres le soin de réparer ses dégâts, quand cela est possible. Elle est le produit d’une bonne conscience militante, alors que l’action en politique sociale doit apprendre à temporiser, pour composer avec les différentes échelles de l’espace et du temps, pour s’inscrire dans la compréhension des complexités et dans le respect des acteurs.

Cette affirmation générale est notre horizon, celui des droits de l’homme : la levée partiellement utopique du jour où l’action politique sera vraiment fondée en raison. En attendant, l’acteur individuel, même au sein d’une institution, tel le travailleur social, le militant qui s’engage pour une cause urgente et manifestement juste, ou tout simplement n’importe qui lorsqu’il verse sa contribution à une œuvre humanitaire, se pose légitiment cette question, et n’a certes pas tous les éléments de réponse : son acte humanitaire n’est-il pas récupéré comme un alibi dans la logique sociale d’ensemble ? La question est incontournable et angoissante. Elle justifie que tout citoyen est en droit d’exiger qu’elle soit constamment objet de débat dans l’espace public.

Cette exigence signifie le rejet absolu d’une position réductionniste selon laquelle il y aurait une politique générale, relativement rationnelle, de rationalité économique et politique, fondée sur les lois générales de la vie et de la compétition, et que le développement de cette logique produirait nécessairement, à sa marge, des exclus. La politique sociale et, à défaut, l’engagement humanitaire, étant là pour réduire au maximum la marge, et permettre ainsi à l’ensemble du système de continuer à fonctionner. Cette « rationalité » est réductrice car elle ne prend pas en compte la dignité des exclus. Ceux-ci sont acteurs et auteurs de leurs propres droits, en tant qu’ils sont sujets. L’exclusion les a privés de cette qualité qu’il s’agit de restaurer. L’inclusion ne consiste donc pas seulement à donner, mais à donner tout ce qu’il faut pour que les inclus puissent à leur tour donner, être partenaires de la réciprocité générale. En fait nos sociétés, par nature conservatrices de leurs systèmes, résistent à la logique de l’inclusion. L’exclu, dans la mesure où il est tout juste assez aidé pour que sa protestation soit neutralisée, nourrit l’autojustification du système. La société trouve finalement assez juste qu’il y ait des pauvres pris en charge par l’institution humanitaire car ils prouvent que la réussite n’est pas gratuite, que le risque continue d’exister.

Le projet d’une politique sociale fondée sur les droits de l’homme ne peut se satisfaire de cette demi-mesure : l’acceptation de l’exclusion comme fatalité. Nous savons que des causes existent, et le but d’une politique est de les prendre en compte. Ce n’est pas de l’utopie, mais du rationalisme. Le but est tout l’homme et chaque homme. Certes personne n’y parviendra jamais, mais comment progresser si nous visons à côté de la cible ? Il ne s’agit pas en effet d’aller plus ou moins loin, mais d’aller ailleurs, pas seulement vers l’effet, mais aussi vers la source : l’homme, seul et en commun, auteur et acteur.

Les droits de l’homme sont une protestation morale qui n’est efficace que si elle peut faire la preuve de sa rationalité1. Concrètement, ils ont l’avantage de présenter à la fois les normes issues de la pensée libérale (les droits civils et politiques) et celles qui proviennent de la pensée sociale (les droits économiques, sociaux et culturels). La critique de l’État libéral et celle de l’État providence sont aussi nécessaires l’une que l’autre.

Les acteurs sociaux privés et publics, qui œuvrent pour une politique sociale ont conscience, d’une part que leur action dérange les conservatismes et provoquera des réactions qui pourront être pires que l’action ; et d’autre part qu’elle est dangereuse, non seulement à cause des réactions, mais aussi à cause de l’erreur toujours possible.

Le problème est que, si les droits civils et politiques sont formellement garantis, il n’en va pas de même des droits économiques et sociaux, et encore moins des droits culturels. La faillite de l’État providence et l’émergence de logiques sociales entièrement nouvelles nous laissent dans un vide théorique essentiel. Il est cependant nécessaire au préalable de confronter l’analyse à la situation d’urgence : celle de l’extrêmement pauvre. La situation d’urgence étant toujours fondamentale, elle oblige à penser la complexité. On ne peut jamais se satisfaire d’une réponse rapide à l’urgence. Lorsqu’elle est nécessaire, elle doit être strictement limitée car ses effets risquent d’être pires que les maux.

Les droits du pauvre

L’acceptation de la pauvreté comme fatalité est corrélative de l’acceptation de la césure idéologique prise comme nécessité logique. Les analyses de père Joseph Wresinski sont extrêmement claires : « A force de nous préoccuper de réaliser tantôt telle catégorie de droits, tantôt telle autre, n’aurions-nous pas oublié quelle devait être la raison d’être et la finalité de tous les droits, à savoir la dignité inaliénable de tout être humain ? Sauf cet oubli, quelle explication, quelle excuse pour nos sociétés qui admettent qu’au-delà de la précarité de la vie et de la pauvreté, certains de leurs membres soient abandonnés à une misère destructrice sans qu’elles ne mobilisent toutes leurs forces pour l’éliminer ? »2

S’il est consternant de constater que les phénomènes de pauvreté et d’extrême pauvreté ont été largement méconnus dans la logique des droits de l’homme, l’explication en est malheureusement simple : le pauvre existe peu et ne peut revendiquer modestement que de pauvres droits, on s’est doucement habitué à le considérer « en fin de droit »3. Quant à l’extrêmement pauvre, il n’existe pas du tout ; dans le meilleur des cas, il peut recevoir l’aumône. Même le bien qui lui est fait est le plus souvent une marque supplémentaire d’exclusion d’une société qui le culpabilise. L’autorité publique l’ignore tant qu’elle ne peut le convaincre d’activité délictueuse. Quand le sujet de droit n’est pas ignoré, il est nié. S’il lui arrive le courage de revendiquer un droit, de demander de l’aide, il doit au préalable répondre à un questionnement incessant sur sa vie intime, à une mise en accusation permanente d’autant plus forte que ses besoins sont vitaux. Comme s’il devait justifier sa demi-existence. Lorsqu’il montre que son enfant est blessé, il doit d’abord prouver que ce n’est pas lui qui l’a battu. Pour lui, la charge de la preuve est toujours inversée. C’est beaucoup plus facile si sa culpabilité est au moins présumée, la société n’a alors pas besoin de se mettre en face du vide. L’extrêmement pauvre est celui à qui la société « prend le droit » de retirer l’enfant, en réponse violente à ses difficultés économiques et sociales. Puisqu’il ne parvient pas à exercer ses responsabilités, ôtons-lui tout droit, toute subjectivité. Et masquons le vide. Voilà le fond de la contradiction et de notre honte.

« Bref, on redoute que les exclus s’incluent (...), et qu’en s’incluant ils ne modifient les règles du jeu. On craint qu’ils n’existent finalement par eux-mêmes, et pas seulement comme l’image en creux de l’assistance, de la gestion ou de la politique sociales »4. Il est essentiel que les exclus, même secourus, restent exclus, afin que les systèmes se conservent. Les exclus ne forment pas une classe, ils n’ont pas de culture propre, ils forment une masse. Parfois même, on tend à les désigner comme coupables, ou du moins responsables, de leur exclusion. Ce jugement discriminatoire, moralisateur et conservateur des inégalités, est à l’opposé d’une culture des droits de l’homme, selon laquelle tout homme est sujet et a droit, quand il est enchaîné par les précarités, à la restauration de sa subjectivité.

L’homme pauvre est le révélateur des faiblesses et des incohérences de notre système démocratique. Méconnu, il est la marque de la commune méconnaissance de la dignité humaine indivisible. C’est la raison du manque d’intérêt et de considération à l’égard de la population la plus pauvre5. Par ailleurs, la reconnaissance et la prise en compte de son exclusion signifient une critique fondamentale de la logique de notre système, et pas seulement de ses insuffisances dans un monde où les violations de toutes sortes surabondent et dépassent nos capacités. Les nantis peuvent sans dommage douter des conceptions trop abstraites de l’universalité. Mais ceux dont les droits sont radicalement niés et ceux qui s’associent à eux pour les relever, font quotidiennement l’expérience que l’universalité est le front de lutte le plus concret. Déni des droits de l’homme dans leur fondement universel, la pauvreté l’est d’au moins deux façons :

Elle est partout en augmentation. La pauvreté et l’extrême pauvreté ne sont pas des phénomènes périphériques, cantonnés au sud, ou autour des zones de richesse ; ils sont universels6. Bien plus, leur augmentation est universelle : l’accroissement des richesses s’accompagne d’un accroissement des pauvretés, et il ne sert à rien de moraliser sur l’égoïsme des économies ou des gouvernants, car tout se passe comme si personne aujourd’hui ne connaissait les moyens de développer autrement.

Elle rend tous les droits de l’homme inopérants. La violation du droit au niveau de vie suffisant entraîne celle de tous les autres droits de l’homme, puisque leur respect est simplement rendu matériellement et structurellement impossible. Elle renforce les discriminations, puisqu’elle atteint particulièrement les femmes7, les personnes âgées, les handicapés. En outre les très pauvres sont le plus souvent dans l’incapacité de connaître même leurs droits. Enfin cette violation n’atteint pas seulement la personne mais elle enserre tout son tissu social sur plusieurs générations dans un engrenage quasi total.

L’impuissance de notre système de droit est aggravée par le fait qu’elle s’appuie sur une légitimation, celle qui qualifie les droits sociaux de « droits programmatiques ». C’est dire que leur réalisation est laissée, de fait, à l’arbitraire des pouvoirs politiques et économiques. Les pauvres sont les victimes d’un conservatisme doctrinal et institutionnel dans le domaine même des droits de l’homme, autorisant la discrimination entre les droits les plus fondamentaux - civils et sociaux - du simple fait que nous n’avons pas encore su trouver une forme positive correcte pour tous les droits de l’homme. La prise au sérieux de l’indivisibilité des droits de l’homme et sa transcription dans nos systèmes juridiques et politiques, est notre premier impératif moral.

L’enchaînement des précarités : une objection de fond à nos démocraties

Nous ne pouvons répondre à la revendication du pauvre parce que nos systèmes sociaux sont fragmentés. La méconnaissance de l’indivisibilité correspond de façon systémique à une division administrative. Cette correspondance est un « système d’exclusions ». L’homme pauvre en est la victime mais aussi le témoin. Il peut montrer concrètement bien des moyens pour rétablir des liens entre ce qui ne devrait pas être séparé, pour remettre l’homme, sujet de droit, au centre.

La pauvreté est une situation de précarité. L’extrême pauvreté est enchaînement de précarités, les unes aggravent les autres dans un encerclement qui devient total8. La distinction n’est donc pas seulement une question de degré mais de structure.

L’extrême pauvreté se situe dans un non-lieu, là où les systèmes d’exclusion rejettent, là où les pouvoirs ne savent pas collaborer. L’objet du droit à un niveau de vie suffisant - le premier des droits économiques et sociaux - est une garantie minimale, non contre toutes les précarités, mais contre leur enchaînement. Les seuils de pauvretés ne sont pas seulement quantitatifs, mais systémiques, ce sont des seuils de dysfonctionnement de nos sociétés. Ces lieux sociaux très particuliers - plutôt ces non-lieux - font de l’extrêmement pauvre un témoin très spécial et précieux.

Si la société parvient, prioritairement à toute autre mesure, à le réhabiliter comme auteur et acteur en l’écoutant et en le traitant de partenaire, il sera un agent très utile de notre paix sociale et de notre dignité commune. Adoptant « l’idéalisme concret » de la tradition des droits de l’homme, et nous appuyant sur les témoignages des organisations qui travaillent avec les plus pauvres, nous partons du principe clair que l’homme extrêmement pauvre n’est pas d’abord celui à qui il faut donner quelque chose, mais celui dont nous devons recevoir. Lui seul peut être l’auteur de ses droits, le coauteur des stratégies de mise en œuvre et le coacteur de leur réalisation. Lui seul peut nous apprendre l’unité et la dynamique de nos droits de l’homme.

1 Sans rationalité, pire encore s'opposant à la rationalité, la protestation morale n'est qu'un moralisme faisant le jeu de tous les conservatismes

2 J. WRESINSKI, 1989, Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des Droits de l'homme, in Commission nationale consultative des droits de l'

3 P.H. IMBERT, 1989, Droits des pauvres, pauvre(s) droit(s), in Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, Paris, p.

4 E. BALIBAR, 1992, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte/essais, p. 201.

5 Second rapport intérimaire sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, établi par le rapporteur spécial, L. Despouy, Conseil économique et

6 OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 1995 : réduire les écarts. Genève, 1995.

7 Nations unies, 1995a, Sommet mondial pour le développement social, Copenhague, 6-12 mars 1995, A/CONF.166/9.

8 Cf. décision du Conseil économique et social français dans son Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale du 11 février 1987 (cité

1 Sans rationalité, pire encore s'opposant à la rationalité, la protestation morale n'est qu'un moralisme faisant le jeu de tous les conservatismes

2 J. WRESINSKI, 1989, Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des Droits de l'homme, in Commission nationale consultative des droits de l'homme, Les droits de l'homme en question, Livre blanc, Paris, La documentation française.

3 P.H. IMBERT, 1989, Droits des pauvres, pauvre(s) droit(s), in Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, Paris, p. 739-766

4 E. BALIBAR, 1992, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte/essais, p. 201.

5 Second rapport intérimaire sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, établi par le rapporteur spécial, L. Despouy, Conseil économique et social, N.U., E/CN.4/Sub.2/1995/15. Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, présenté par le rapporteur spécial L. Despouy, E/CN.4/Sub.2/1996/13.

6 OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 1995 : réduire les écarts. Genève, 1995.

7 Nations unies, 1995a, Sommet mondial pour le développement social, Copenhague, 6-12 mars 1995, A/CONF.166/9.

8 Cf. décision du Conseil économique et social français dans son Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale du 11 février 1987 (cité in Wresinski, 1990, p. 226) : « Les situations de grande pauvreté résultent d'un enchaînement de précarités, qui affectent plusieurs domaines de l'existence, persistent et compromettent les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible » Cette définition est partiellement reprise et précisée dans l'annexe III, du Rapport final (Despouy, 1996)

Patrice Meyer-Bisch

Patrice Meyer-Bisch est coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, de l’Université de Fribourg, Suisse, institut principalement connu pour ses travaux sur les droits culturels et sur les droits économiques (6 rue St-Michel, CH1700 FRIBOURG, internet : http://www.unifr.ch/iiedh

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