Violences dans l’angle mort.

Xavier Godinot

Traduction(s) :
Violence in the Blind Spot

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Référence électronique

Xavier Godinot, « Violences dans l’angle mort. », Revue Quart Monde [En ligne], 162 | 1997/2, mis en ligne le 01 juin 1997, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/654

Des faits de violence prolongés contre des populations très pauvres apparaissent parfois dans nos journaux. Ils sont l’aboutissement de la violence quotidienne faite aux pauvres qui ne saurait être considérée comme banale.

Dans le récent rapport sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté1, Leandro Despouy écrit : « La misère est la négation non d’un droit mais de l’ensemble des droits de l’homme. Elle constitue une atteinte non seulement aux droits économiques et sociaux, comme on le suppose généralement, mais aussi aux droits civils, politiques et culturels... La vie de ceux que frappe la misère correspond, dans le langage juridique courant, à une expression précise et bien définie : la négation absolue des droits les plus élémentaires de l’homme » (p. 39 et 40) qu’il compare plus loin à une forme d’apartheid social. Toute analyse objective sur la question de la grande pauvreté, écrit-il, doit partir d’un premier constat fondamental : « Il s’agit (...) d’une population que nous ignorons. Nous ne savons pas que nous l’ignorons et, si la réalité sociale nous l’impose, force est de reconnaître alors à quel point nous tenions à l’ignorer » (p. 42)

Les cinq faits évoqués dans cet article illustrent bien cette affirmation. Ils ne sont en rien des révélations, puisqu’ils ont déjà été divulgués par une presse de qualité dont les informations sont vérifiables. Mais leur juxtaposition conduit à s’interroger sur l’incroyable inconscience de nos pays concernant les atteintes aux droits humains les plus élémentaires. Cette inconscience collective est-elle le produit d’une ignorance involontaire ou intentionnelle, d’un aveuglement ou d’un camouflage ? L’examen des faits doit permettre de mieux comprendre.

En France, l’« extermination douce » des malades des hôpitaux psychiatriques

En 1981, Max Lafont, étudiant en médecine à Lyon, choisit comme sujet de thèse la surmortalité dans les hôpitaux psychiatriques français sous le régime de Vichy. Après avoir exploré de volumineuses archives, il établit que quarante mille pensionnaires de ces établissements sont morts de froid et de faim entre 1940 et 1944, avec la complicité active du corps médical. Personne n’en a jamais rien dit ! Les témoignages recueillis sont accablants2. A l’hôpital du Vinatier à Lyon, deux mille des deux mille huit cent quatre-vingt-dix pensionnaires ont ainsi péri pendant ces quatre années : « Les patients mangeaient toute l’herbe, pissenlits, trèfle ou plantain qu’ils pouvaient arracher entre les pavés de la cour... Ils mangeaient leurs matières fécales ou buvaient leur urine ; ils vivaient comme des bêtes, et avaient plus souvent de la paille que de la literie »3 Alors que la ration minimum de survie est de deux mille cinq cents à trois mille calories par jour, pourquoi les pensionnaires n’avaient-ils droit qu’à mille quatre cents calories ? Sans doute à cause de leur statut, à l’époque, de « sous-homme », de « non-valeur sociale ». Pendant ce temps, le domaine agricole de l’hôpital vendait à l’extérieur ses porcs, veaux, poulets... Le corps médical, qui voyait en ces patients un magnifique sujet d’expérimentation scientifique, a écrit thèses et articles sur les mécanismes de la faim, l’œdème de dénutrition, ou « l’appétit exacerbé des aliénés »

Toutes les données statistiques disponibles montrent que les pensionnaires des hospices français se recrutaient largement dans les milieux sociaux les plus défavorisés4 Et, le psychiatre Franco Basaglia, chef de file du mouvement désaliéniste italien, affirme en 1980 : « Nous n’avons jamais dit que la maladie mentale n’existe pas. Mais nous soutenons que, pour quelques malades qui sont dans des situations irréversibles, il y a une foule énorme qui se porte très bien et qui a pour seule faute d’être pauvre et oubliée »5

Que s’est-il passé ailleurs en Europe ? L’Allemagne hitlérienne a organisé dès 1939 l’extermination systématique par le gaz des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques et autres « non-valeurs sociales ». Deux cent mille personnes furent ainsi exécutées. Sa police de sécurité disposait d’une chambre à gaz mobile qui contribua à l’extermination de plus de soixante et onze mille pensionnaires en Pologne et en Prusse. Soixante-quinze mille personnes âgées, la plupart arrachées à leur foyer, ont été éliminées dans le cadre de l’opération T4. « Et je déclare sur l’honneur que tous les médecins allemands des cliniques psychiatriques étaient au courant en 1941 », affirma le docteur Lang dans son rapport à la Commission internationale des crimes de guerre6 Dramatique conspiration du silence que brisa cependant l’évêque de Münster en août 1941 lorsqu’il protesta violemment contre « la terrible idéologie qui justifie l’extermination des innocents, qui permet le principe du meurtre de l’invalide incapable de travailler, de l’infirme, du malade inguérissable et du vieillard... » « Malheur au peuple allemand », concluait-il.

En Suède, stérilisation forcée

En 1986, deux journalistes suédois, ayant accès aux dossiers confidentiels de la commission de psychiatrie sociale, révèlent qu’une loi de 1941 permit aux médecins suédois de stériliser, contre leur volonté, treize mille personnes, pour des raisons d’hygiène sociale et même d’hygiène raciale7 ! La loi, votée quasiment sans débats sur recommandation de l’Institut de biologie raciale de l’université d’Uppsala, chargé par le gouvernement d’une étude sur les causes et les facteurs héréditaires de la criminalité, de l’alcoolisme, des maladies mentales, ainsi que des vices et des perversités, donnait aux praticiens une grande liberté d’interprétation. Une jeune fille de dix-sept ans fut ainsi stérilisée en 1953 parce qu’elle était « coquette, crédule, minaudière et facile à mener » ; il était préférable pour la société qu’elle n’ait pas d’enfant. En 1955, un adolescent du même âge subissait une vasectomie car on le jugeait « faux, malhonnête et donc asocial ». D’autres furent stérilisés car leur père ou leur mère présentait des « insuffisances mentales ».

Au début des années soixante-dix, Karl Grünewald, ancien membre de la direction suédoise des affaires sociales, dénonça ces abus et réclama une nouvelle loi, qui ne sera votée qu’en 1975, interdisant la stérilisation sans consentement de l’intéressé. Le gouvernement n’avait pas l’intention d’ouvrir d’enquête sur cette affaire. Cependant, depuis 1982, les tribunaux ont été à plusieurs reprises saisis pour des interventions pratiquées à la fin des années soixante.

Ces faits renvoient à l’Allemagne hitlérienne, qui par une loi de juillet 1933 décrétait la stérilisation des personnes atteintes de faiblesse mentale, de folie, de cécité, de surdité et d’alcoolisme. En 1935, de nouvelles lois complétaient ces mesures et visaient particulièrement les populations juives et tsiganes, avec interdiction de mariage entre personnes de « races différentes ». En 1950, trente-trois États, dont la Norvège, le canton de Vaud en Suisse..., étaient encore dotés de législations eugéniques supposées empêcher la dégénérescence des populations.

En Suisse, génocide culturel des nomades

« Il m’a fallu vingt ans pour accepter l’idée de parler aux journalistes, explique, en 1973, Mariella Mehr au journaliste, Hans Caprez. Il y a des choses qui me sont arrivées dont je n’ai jamais parlé : je ne peux pas, je vomirais »8 Yéniche, elle a été, tout comme sa mère et ses enfants, enlevée par l’association Pro Juventute. Elle a été battue, enfermée en asiles psychiatriques, violée, soumise aux électrochocs, incarcérée... Son témoignage et les enquêtes du journaliste révèlent l’histoire hallucinante de tout un peuple, persécuté pendant des décennies par Pro Juventute et les autorités officielles suisses9

Pro Juventute, fondation suisse reconnue d’utilité publique, est créée en 1912 pour lutter contre la mortalité infantile. En 1926, elle crée l’Oeuvre en faveur des enfants de la grand-route qui, en présence de la police, enlève les enfants aux familles yéniches pour les intégrer au monde sédentaire. Dès le premier rapport d’activité de l’Oeuvre en faveur des enfants de la grand-route, Pro Juventute et son zélateur, le docteur Alfred Siegfried, énoncent clairement leurs intentions : « Toutes les tentatives de réformer les conditions de vie profondément anormales de ces gens ont échoué... Pour supprimer la plaie du vagabondage... et combattre efficacement le nomadisme, il faut tenter de faire éclater la communauté du peuple nomade, il faut faire éclater le noyau familial ». Bien après 1945, Alfred Siegfried continue d’étayer ses thèses en se référant à R. Ritter, l’un des théoriciens de l’hygiène des races sous le troisième Reich10.

Les enfants enlevés étaient séparés et placés en foyer ou famille d’accueil. Tout était fait pour couper définitivement les liens avec la famille : changement de nom, lettres non acheminées, menaces aux parents. Très vite, ils passaient pour « indociles, insolents, paresseux, stupides ». Leurs fugues éventuelles les conduisaient en foyers plus sévères, puis en pénitenciers, et finalement en hôpital psychiatrique. Ils furent nombreux à être violés, ou stérilisés « pour motif d’eugénisme ». Pendant le Nazisme, la fuite de ces traitements a conduit de nombreux nomades vers la Suisse romande ou vers l’Alsace, où ils tombèrent aux mains des nazis et furent déportés en camp de concentration.

Entre 1926 et 1973, au moins six cent dix-neuf enfants ont été enlevés par Pro Juventute. Il convient de leur ajouter tous ceux pris par les offices cantonaux, mais pour lesquels on ne dispose d’aucune indication. Ces révélations conduisent Pro Juventute à cesser en 1973 l’Oeuvre des enfants de la grand-route. Deux ans plus tard, des Yéniches se regroupent en association, « Radgenossenschaft der Landstrasse », et prennent des avocats pour défendre leurs intérêts. Ils sont convaincus que leurs enfants ont été enlevés par milliers dans l’indifférence générale. Ils demandent réparation pour les sévices subis, réclament des excuses publiques et l’accès aux archives de Pro Juventute qui renferment l’histoire individuelle et collective de leur démantèlement familial ainsi que les traces de proches parents qu’ils espèrent retrouver. Leur action est difficile, parsemée d’obstacles et de grandes résistances, mais porte ses fruits. En 1986, devant l’Assemblée nationale, le président de la Confédération suisse présente aux Yéniches les excuses du pays pour avoir financé l’Oeuvre en faveur des enfants de la grand-route. En novembre 1990, une première somme de trois millions et demi de francs est attribuée comme réparation aux victimes. En septembre 1994, le Conseil fédéral décide la création d’une fondation destinée à améliorer le sort des voyageurs11.

En Grande-Bretagne, déportation d’enfants pauvres ou orphelins

En 1986, Margaret Humphreys, employée à la municipalité de Nottingham, reçoit une lettre écrite par une Anglaise qui prétend avoir été envoyée seule en Australie à l’âge de quatre ans, et qui supplie qu’on l’aide à retrouver ses parents. Intriguée, Margaret Humphreys commence des investigations, bientôt relayées par le journal The Observer, qui l’amènent à révéler au grand jour une réalité que le gouvernement et les Églises s’efforcent d’enterrer12. Des milliers d’enfants britanniques ont été déportés par bateaux dans les différents pays du Commonwealth pour repeupler et revitaliser l’empire, avec le soutien des Églises protestante et catholique et des plus importants organismes caritatifs de Grande-Bretagne13. Le Ministère de la santé reconnaît les faits mais n’envisage aucune indemnisation officielle des victimes, arguant qu’il ne peut être tenu responsable de faits remontant à plusieurs dizaines d’années.

Le directeur de Bernardos, principale organisation caritative pour enfants du Royaume-Uni, estime que depuis 1850, année de lancement de la politique de peuplement, environ cent cinquante mille enfants nés en Grande-Bretagne ont été envoyés dans l’un ou l’autre des pays de l’empire, essentiellement l’Australie et le Canada, mais aussi la Nouvelle-Zélande, l’ex-Rhodésie et l’Afrique du Sud. Cette politique d’émigration forcée s’est poursuivie jusqu’en 1967, faisant l’objet de programmes de coopération officiels avec les responsables des pays d’accueil. Les enfants ainsi déracinés étaient « pour l’essentiel des enfants pauvres, explique le directeur de Bernardos, des enfants dont les parents étaient incapables d’assurer la subsistance, et des orphelins ». A l’Armée du Salut, on parle de « jeunes adultes... Il faut comprendre que beaucoup de femmes étaient dans la prostitution, et que les hommes mouraient souvent d’alcoolisme ». Gouvernement et associations pensaient « offrir un nouveau départ à ces enfantsé, aux perspectives d’avenir si noires dans leurs pays. Certains enfants étaient réduits en esclavage, ou subissaient des brutalités physiques et des abus sexuels. Les pires traitements semblent avoir été infligés en Australie, dans quatre orphelinats dirigés par les éChristian Brothersé, établissements fermés en 1983, après que la direction de la congrégation a présenté ses excuses officielles aux victimes.

Pour retrouver la trace des disparus et faciliter le rétablissement des liens familiaux, Margaret Humphreys a créé le éChild Migrant Trusté qui reçut plusieurs milliers de demandes suite à la projection en Australie d’un film relatant ces événements.

En Irlande, la réclusion à vie dans des asiles

A l’occasion de la fermeture de la dernière blanchisserie victorienne de Dublin, en octobre 1996, on s’est aperçu que quarante femmes âgées de soixante à quatre-vingt ans ne savaient plus où aller14. Ces femmes, les « Magdalen Women », ont passé leur vie dans un couvent, à l’asile Marie-Madeleine, entre des presses à vapeur et des messes, parce qu’adolescentes, elles s’étaient retrouvées enceintes en dehors des liens du mariage, parfois même victimes d’inceste. Ainsi, Philomena Collins, à la mort de sa mère, a été placée avec une de ses sœurs dans un orphelinat de la banlieue de Dublin, puis envoyée dans ce couvent en 1946 ; elle avait quatorze ans. « Je n’ai plus jamais entendu parler de ma sœur, ni d’aucun autre membre de ma famille ». Les filles commençaient leur journée à 6h30. Elles mangeaient en silence au réfectoire. Il leur était formellement interdit de parler du bébé qu’on leur avait enlevé. La révérende mère du couvent admet qu’il « faudrait présenter des excuses à ces femmes pour ce qu’on leur a fait ».

Aujourd’hui, la plupart de ces femmes continuent à vivre au couvent et à emballer des sacs de linge. Beaucoup n’en sortiront que pour leur enterrement. Dans le nord de Dublin où cent trente-deux « Magdalen Women » sont ensevelies, leur existence est consignée comme suit sur le registre : lot 114, inconnu ; lot 119, inconnu... Voilà la seule trace officielle que l’État garde de ces recluses à vie.

Les ravages de l’hygiénisme et de l’eugénisme en Occident

Tous ces faits ont des racines historiques profondes. Aux dix-septième et dix-huitième siècles, les politiques d’enfermement des pauvres se développent en Europe. Elles se concrétisent dans les « workhouses » d’Angleterre et des Provinces Unies - aujourd’hui, les Pays-Bas -, dans les hôpitaux généraux puis les dépôts de mendicité en France15. Dès 1719, une ordonnance française organise la déportation et le travail forcé des vagabonds aux colonies. Elle est rapportée quelques années plus tard, mais de jeunes femmes enfermées dans les hôpitaux généraux sont régulièrement déportées pour peupler le Canada et la Louisiane16.

La notion de paupérisme, cette misère de masse, permanente, héréditaire, chronique, apparaît en Angleterre en 1820. Dans les années 1830-1840, les miséreux deviennent misérables, redoutables. Un courant hygiéniste, qui veut assainir, moraliser et purifier les classes laborieuses, perçues comme dangereuses par la bourgeoisie dominante, se développe alors. On parle d’hérédité, d’une race qui se perpétue en transmettant à ses enfants ses penchants au crime et à l’alcoolisme. Dès 1850, de nombreuses institutions pour l’accueil de l’enfance délinquante se développent et retirent leurs enfants aux « irrécupérables »17.

Dans le berceau de l’hygiénisme se développe peu à peu l’eugénisme qui imprègne les mentalités occidentales pendant plus d’un siècle. Le terme « eugénisme » date de 1883 et désigne « la science de l’amélioration de la lignée qui... particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les plus douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races moins bonnes »18.

De 1890 à 1920, des sociétés et des revues d’eugénisme sont créées par des médecins et des biologistes en Allemagne, en Norvège, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, qui donnent les bases savantes et sociales aux législations concernant la stérilisation et l’euthanasie dans le monde19. En 1895, deux ouvrages allemands sur le Droit à la mort et les Lignes fondamentales d’une hygiène raciale affirment que la valeur de la vie peut non seulement être nulle mais aussi négative. En 1912, année de création de la Société française d’eugénisme, Charles Richet, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1913, écrit dans son ouvrage la Sélection Humaine : « Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux... Je préfère les enfants sains aux enfants tarés, et je ne vois aucune nécessité sociale à conserver ces enfants tarés » En 1920, un juriste et un psychiatre allemands publient Permettre de mettre fin aux vies qui ne valent pas la peine d’être vécues, livre qui, pendant une décennie, servira de référence aux débats dans les milieux médicaux. En 1920 toujours, dix-huit États américains se dotent de lois sur la stérilisation qui, toutes, visent les mêmes publics : les faibles d’esprit, les épileptiques, les pervertis sexuels, les criminels de différents types, les formes héréditaires de certaines maladies... Sous l’impulsion des médecins et des biologistes, la culture occidentale détermine donc des seuils d’humanité, devenus des seuils d’élimination et d’anéantissement. L’eugénisme nazi, stérilisateur et raciste, n’est que la doctrine orthodoxe des années 1920 prise au sérieux par un pouvoir totalitaire. Il n’est rien chez les eugénistes allemands qu’on ne retrouve dans les ouvrages des grands eugénistes américains épouvantés par l’envahissement des débiles ou des gens de couleur.

Y a-t-il aujourd’hui un seul pays en Europe où plus aucun enfant n’est retiré à sa famille, plus aucune femme stérilisée ou contrainte à avorter, à cause de la misère qui les oppresse ?

Des « crimes contre l’humanité » ?

L’Europe reste le théâtre d’atrocités liées à la guerre : les massacres et viols systématiques perpétrés dans l’ex-Yougoslavie sur ordre des chefs de guerre, les massacres des civils en Ukraine, en sont de tragiques exemples. De tels faits renvoient à la notion de « crimes contre l’humanité », que le tribunal militaire international, institué le 8 août 1945 pour juger les grands criminels de guerre nazis, a défini comme suit : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux20 »

Doit-on considérer les cinq faits évoqués ci-dessus comme « crimes contre l’humanité » ? Lorsque les violations des droits de l’homme sont organisées ou couvertes par les États eux-mêmes, n’est-on pas face à des « crimes étatiques de droit commun », pour lesquels la notion de crime contre l’humanité est particulièrement adaptée21 ? Doit-on intenter des actions en justice auprès de la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir que les États soient condamnés pour traitements inhumains et dégradants, comme le suggère l’ancien président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en France22 ? Il appartient aux citoyens et aux spécialistes du droit de se prononcer. Mais on ne peut qu’être effrayé par la convergence du silence des institutions, de l’inefficacité de la justice et de la collaboration des instances médicales.

Les processus d’aveuglement et d’occultation

Comment, dans nos démocraties, des violations massives et durables des droits élémentaires de l’homme peuvent-elles rester invisibles plusieurs décennies ? Que révélerait une étude systématique des archives des services psychiatriques, ou des services de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, sur l’Europe des années 1920 à 1970 ? Comment des institutions laïques ou religieuses, créées pour venir en aide aux populations les plus souffrantes, deviennent-elles parfois de véritables tortionnaires de ces populations ? Quelle alchimie diabolique provoque un tel aveuglement et une telle perversion des idéaux et des valeurs ?

La violence imposée aux pauvres par les individus et les États n’est pas nouvelle ; elle a toujours coexisté avec les réactions de pitié, et s’alimente d’une peur séculaire à l’égard de populations réputées dangereuses pour l’ordre, la sécurité, l’hygiène ou les finances publiques. Bronislaw Geremek montre combien, à l’aube de l’âge moderne, « peu de gens ont manifesté leur révolte face à une politique qui a préféré les potences et les prisons à la charité »23. Il n’est alors guère étonnant que des personnes, des institutions ou des États qui n’ont pas intériorisé la rupture introduite par la Déclaration des droits de l’homme, perpétuent des comportements considérés comme normaux pendant des siècles, tels l’enfermement des pauvres, leur déportation, leur mise à mort.

Les valeurs affichées par notre société sont incompatibles avec l’extrême violence imposée aux pauvres. Celle-ci ne peut durer que si elle est cachée, et si les populations qui la subissent ne sont pas simplement reconnues comme pauvres, mais affublées de qualificatifs infamants. Ce processus d’occultation simultanée de la violence et des populations qui la subissent se déploie en trois temps : Le premier est celui de l’élaboration idéologique d’un discours de disqualification. La peur du désordre, de l’insécurité, des épidémies, de la criminalité se cristallise sur les populations les plus éloignées des normes établies, qui semblent remettre en cause le contrat social. Ces populations sont invalidées, diabolisées, dévalorisées de manière absolue car désignées comme inutiles ou néfastes au monde. La science ou la religion parfois cautionne, rationalise ce discours. Par l’infériorité radicale qui leur est conférée, ces « boucs émissaires » sont considérés comme des sous-hommes, des déchets de l’humanité sans droit. Ainsi ont été justifiés l’esclavage et l’apartheid. Ainsi nos sociétés ont considéré les vagabonds avant la révolution industrielle, et les « misérables » au dix-neuvième siècle, ouvrant la voie à une « législation sanguinaire »24. faite de bannissement, d’exécutions capitales, d’enfermement, de travail forcé...

Le deuxième temps est celui de la désaffiliation. C’est ainsi que Robert Castel qualifie le processus par lequel les individus disqualifiés sont rejetés, à cause de leur absence de participation à toute activité productive et de leur isolement relationnel, aux marges de la société25. Mais « désaffilier », c’est aussi séparer l’enfant des parents, c’est dissocier la cellule familiale ou empêcher qu’elle ne se forme, pour casser les solidarités dont elle est porteuse. En ce sens, les placements d’enfants et la rupture délibérée avec leurs parents, l’enfermement dans les foyers, les asiles, les hôpitaux psychiatriques, les hospices ou les prisons, sont des formes radicales de désaffiliation. Celles-ci affaiblissent considérablement des victimes déjà faibles, et les placent en situation de vulnérabilité et de dépendance extrêmes, proies faciles pour l’exploitation économique ou sexuelle dans les pays riches et pauvres.

Le troisième temps est celui de l’élimination, qu’il s’agisse d’extermination, de stérilisation, de génocide culturel, ou de déportation aux colonies. La guerre contre la pauvreté s’est transformée en guerre impitoyable contre les pauvres, avec la complicité ou la collaboration des institutions et d’un grand nombre de citoyens, car elle soulage leurs propres peurs. Violence enfouie sous une chape de silence et de mensonges que l’on feint d’ignorer. Ou que l’on voudrait ignorer plus longtemps lorsqu’elle éclate au grand jour, tant l’étendue des complicités et des lâchetés qu’elle révèle est immense.

Contre le mensonge et le silence, prônez la vérité et la dénonciation, en donnant crédit à la parole de ceux que personne ne veut croire ; contre la disqualification, l’affirmation de la valeur fondamentale inaliénable de tout homme, des capacités et de la résistance active des plus pauvres à la misère ; contre la désaffiliation, le maintien et le renforcement des solidarités, notamment familiales ; contre l’élimination, le partenariat avec les populations les plus rejetées. Ainsi seront promus les droits de l’homme.

1 Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, présenté par Leandro Despouy, E/CN.4Sub.2/1996/13, 28 juin 1996.

2 Max LAFONT, l’extermination douce, éditions de l’AREFPI, 1987, 256 pages.

3 Le Monde du 10 juin 1987.

4 Xavier GODINOT, Les travailleurs sous-prolétaires en France, thèse de doctorat en économie du travail, Université de Paris I, 1980, p. 71.

5 Le Monde des 31 août et 1er septembre 1980.

6 Claire AMBROSELLI, L’éthique médicale, collection Que sais-je, PUF, 1994, p. 73.

7 Le Monde du 19 novembre 1986.

8 Mariella MEHR a raconté son histoire dans le roman Steinzeit, éditions Zytglogge, 1985.

9 Journal l’Hebdo de Suisse, 22 mai 1986.

10 Journal Tages Anzeiger du 30 novembre 1990, p. 2.

11 Basler Zeitung du 23 septembre 1994.

12 Margaret Humphreys, Lost Children of the Empire, Harper et Collins, 1987.

13 Le Monde des 18 -19 juillet 1993, et du 8 novembre 1993.

14 Courrier international, 21 novembre 1996, cité dans Conjoncture européenne-Pauvreté et Droits humains, ATD Quart Monde, Pierrelaye, nov.-déc. 1996

15 Bronislaw GEREMEK, La potence et la pitié, l’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Gallimard, 1987.

16 Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p. 95.

17 Michèle PERROT, le sous-prolétariat et les classes dangereuses, revue Quart Monde, troisième trimestre 1979.

18 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 39

19 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 35 et suivantes.

20 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 85.

21 Claire AMBROSELLI, opus cité p. 86.

22 Paul BOUCHET, Les causes significatives et la référence aux droits de l’homme, Dossiers et Documents de la revue Quart Monde n° 6, p. 75.

23 Bronislaw GEREMEK, La potence et la pitié, Gallimard, 1987, p. 317.

24 Robert CASTEL, opus cité, p. 90 à 108.

25 Robert CASTEL, opus cité, p. 13 à 15.

1 Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, présenté par Leandro Despouy, E/CN.4Sub.2/1996/13, 28 juin 1996.

2 Max LAFONT, l’extermination douce, éditions de l’AREFPI, 1987, 256 pages.

3 Le Monde du 10 juin 1987.

4 Xavier GODINOT, Les travailleurs sous-prolétaires en France, thèse de doctorat en économie du travail, Université de Paris I, 1980, p. 71.

5 Le Monde des 31 août et 1er septembre 1980.

6 Claire AMBROSELLI, L’éthique médicale, collection Que sais-je, PUF, 1994, p. 73.

7 Le Monde du 19 novembre 1986.

8 Mariella MEHR a raconté son histoire dans le roman Steinzeit, éditions Zytglogge, 1985.

9 Journal l’Hebdo de Suisse, 22 mai 1986.

10 Journal Tages Anzeiger du 30 novembre 1990, p. 2.

11 Basler Zeitung du 23 septembre 1994.

12 Margaret Humphreys, Lost Children of the Empire, Harper et Collins, 1987.

13 Le Monde des 18 -19 juillet 1993, et du 8 novembre 1993.

14 Courrier international, 21 novembre 1996, cité dans Conjoncture européenne- Pauvreté et Droits humains, ATD Quart Monde, Pierrelaye, nov.-déc. 1996.

15 Bronislaw GEREMEK, La potence et la pitié, l’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Gallimard, 1987.

16 Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p. 95.

17 Michèle PERROT, le sous-prolétariat et les classes dangereuses, revue Quart Monde, troisième trimestre 1979.

18 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 39

19 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 35 et suivantes.

20 Claire AMBROSELLI, opus cité, p. 85.

21 Claire AMBROSELLI, opus cité p. 86.

22 Paul BOUCHET, Les causes significatives et la référence aux droits de l’homme, Dossiers et Documents de la revue Quart Monde n° 6, p. 75.

23 Bronislaw GEREMEK, La potence et la pitié, Gallimard, 1987, p. 317.

24 Robert CASTEL, opus cité, p. 90 à 108.

25 Robert CASTEL, opus cité, p. 13 à 15.

Xavier Godinot

Xavier Godinot est volontaire permanent du Mouvement international ATD Quart Monde depuis 1974. Docteur en économie du travail, il n’a cessé d’agir pour que le Quart Monde trouve la place qui lui est due dans le monde du travail. Après avoir conduit en Rhône-Alpes, une action expérimentale d’intégration professionnelle et de qualification, il a rédigé avec des militants Quart Monde, des universitaires et des acteurs de l’économie On voudrait connaître le secret du travail, un ouvrage d’évaluation et de propositions. Aujourd’hui à Bruxelles, il anime l’Institut de recherche et de formation du Mouvement international ATD Quart Monde.

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