Embrasser les pauvres

Rédaction de la Revue Quart Monde

p. 50-54

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Embrasser les pauvres », Revue Quart Monde, 237 | 2016/1, 50-54.

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Embrasser les pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 237 | 2016/1, mis en ligne le 20 août 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6575

Depuis 2004, l’Université Fu Jen à Taipei à travers son ancien président, Mr. Bernard Li, s’est investie dans un processus de traduction et d’édition des œuvres principales du père Joseph Wresinski. Après Paroles pour demain, publié en 20081, une traduction de Les pauvres sont l’Église est parue en 20142. Une Table Ronde organisée à cette occasion, le 27 avril 2014, a rassemblé plus de cent personnes. Professeurs d’université, professionnels, représentants d’ONG, militants, ecclésiastiques y ont développé la façon dont ce livre les interpellait dans leur connaissance et leur compréhension des personnes en situation de pauvreté, et dans leur engagement. Nous publions ci-après quelques extraits de ces interventions. Embrasser les pauvres3 (Table Ronde du 27 avril 2014, au Tien Educational Center à Taipei)

Aller vers la source pour puiser l’eau vivante (Dr. Rui-Ting Chiang4)

Lorsque j’ai pratiqué dans le village de Feng Lin à Hualien, j’ai rencontré un jeune homme sans père ni mère qui a réussi à rentrer dans le département de médecine d’une université. Ce qui arrive très rarement pour les jeunes des régions éloignées. J’ai appris par la suite qu’il a été élevé par son oncle. Un jour son oncle est venu dans ma clinique comme patient. Je lui ai demandé : « Pourquoi avez-vous élevé votre neveu sans rien demander ? » Il m’a répondu tout simplement : « Ce n’est qu’un bol et une paire de baguettes de plus ». Je me suis dit : alors là, cela est vraiment de la sagesse d’un très haut niveau. Mais cet homme le décrit comme s’il ne s’agissait de rien. Il ne pensait pas qu’il s’agissait d’une charge supplémentaire. Ce qui me rend très heureux dans cette pratique, c’est de voir une personne âgée rentrer en chaise roulante et sortir debout !

[…] Qu’est-ce que le livre Les pauvres sont l’Église m’a appris ? Je pense que le chemin que le Mouvement a pris diffère de celui de tous les groupes charitables que je connais. Le chemin du Quart Monde ou la voie du Quart Monde est comme ce que dit le directeur d’école Zhen Han Wen : « Allez vers la source et y puiser l’eau vivante ». Seulement lorsque nous connaissons ce que les plus pauvres pensent, nous pouvons agir comme il le faut. Il ne s’agit pas de faire une activité, de manger à l’hôtel ou encore de distribuer le riz. Nous devons vraiment connaître ce qu’ils pensent au fond de leurs cœurs. Il faut connaître les défis qu’ils envisagent pour prendre les véritables mesures.

L’autre chose que ce livre m’a appris c’est l’importance de l’écoute. Depuis que j’ai rencontré les volontaires, j’ai appris à écouter d’avantage ce que mes patients me disent. Tous les médecins doivent écouter vraiment les patients, n’ayant pas une attitude supérieure. Pour cette raison, je pense que les volontaires et les médecins sont du même métier. Si tous les médecins écoutaient comme il faut, alors les frais médicaux diminueraient de moitié.

La théologie du père Joseph (Louis Gendron5:

Ce qui me plaît le plus dans ce livre, ce sont les expériences personnelles du père Joseph. Par exemple, le tout petit gars de six ans dans sa famille pauvre, qui s’efforce de gagner quelques francs ou recevoir quelque don pour donner à sa maman ; à cet âge, il se levait tôt le matin pour servir la messe, et sentait clairement le lien vivant entre l’Église et la pauvreté. J’ai apprécié aussi les récits très concrets des premiers temps du père Joseph à Noisy ; il n’avait plus d’argent dans ses poches, il avait donné ses vêtements d’hiver à une mère et ses enfants dépourvus de tout. Et quand il n’avait plus rien, on lui reprochait de ne pas utiliser son identité sacerdotale pour trouver des ressources !

J’ai pris note aussi de la théologie du père Joseph. En particulier, il a perçu très clairement que l’Église et ses institutions caritatives ne réussissent pas toujours à rejoindre les plus démunis, et pourtant il continue de croire en l’Église des pauvres. Le Jésus qu’il décrit n’est pas tout à fait identique à celui que je connais. Celui du père Joseph semble tout à fait proche des personnes les plus vulnérables et même s’identifie à eux complètement. Sa famille, à Nazareth, est pratiquement dans la misère, car il semble que le métier de saint Joseph (menuisier) ne paie pas, puisque tous les hommes du village sont capables de réparer eux-mêmes le mobilier de leur maison. Parfois je trouve que certaines expressions théologiques sont poussées trop loin, mais peu importe, cela fait réfléchir…

Mais la révélation la plus importante que ce livre m’a apportée est directement reliée à ma mission apostolique actuelle. Il faut que les étudiants de notre faculté de théologie, durant les trois années de leurs études, soient mis en contact avec le sous-prolétariat et procèdent à une réflexion théologique.

Rencontrer les pauvres (Père Xiao-Bin Yang6)

Dans les années 90, Mère Teresa de Calcutta avait fait une demande pour participer au travail auprès des pauvres en Chine, mais les responsables du gouvernement chinois ne semblent pas avoir découvert qu’il y a de vrais pauvres dans le pays. Ils répondirent à Mère Teresa : Nous n’avons pas de pauvres. En fait, jusqu’à ce jour la Chine n’a jamais manqué de pauvres. Le soi-disant « Il n’y a pas de pauvres » indique seulement qu’on ne porte pas attention à la présence de la pauvreté, on ne veut pas faire face à la réalité de la pauvreté.

Il suffit qu’il y ait une seule personne démunie et sans dignité : si la société fait semblant de l’ignorer, cette société est certainement déformée et malade. En réalité, il y a en Chine beaucoup de personnes sans dignité, pauvres, démunies : certaines sont assises au bord de la rue et essaient de vendre quelque chose, d’autres se font enlever violemment leur propriété, des campagnards se tuent à sauver leur coin de terre. Si on ne regarde pas simplement la pauvreté matérielle, mais aussi la pauvreté spirituelle et sociale, alors c’est une foule innombrable de pauvres que nous trouvons en Chine, se débattant avec peine aux limites de l’existence ; ils sont démunis, ils n’ont pas de dignité. Dans les villes de Chine, on peut observer les officiels chargés de l’environnement battre et chasser les petits vendeurs de rue, dispersant à coups de pieds leurs produits ; ils fouettent publiquement de jeunes dames qui protestent, leurs petits enfants sont effrayés, pleurent et crient. Quand ces mamans sont poussées dans les voitures policières, elles se penchent vers leur enfant en disant : « Ne pleure pas, maman ne peut pas t’embrasser ! » Les passants sont témoins de tout cela, plusieurs ne restent pas froids ; qui ne voudrait pas changer cet état de choses ? Les Chinois ont bon cœur mais ils sont sans moyens, tous sont pauvres !

Il m’arrive souvent de penser que l’Église devrait, tout comme Jésus-Christ, se faire médecin et conseillère de cette société malade, enlever les abcès, guérir les maladies, défendre la justice, ouvrir à la bonté. En d’autres mots, l’Église a une responsabilité envers les pauvres, afin qu’ils obtiennent la place et les droits qui leur reviennent. Dans la vision du père Joseph, les pauvres sont le visage de l’Église et sont la raison même de l’existence de l’Église. L’Église doit aider la société à découvrir les pauvres, à les comprendre et valoriser leur dignité et leur importance. Dans la société chinoise, si l’Église ne donne pas d’importance à ce rôle prophétique, son identité d’Église continuera à être floue et manquant de clarté.

J’ai appris de Shwushiow7 que la tâche des volontaires du Quart Monde est de découvrir les pauvres dans leur milieu de vie, de vivre avec eux, de faire face avec eux à la pauvreté afin de s’y opposer et la vaincre. Les volontaires du Quart Monde sont effectivement un pont entre les pauvres et le monde. Les volontaires aident les pauvres à se tenir debout dans ce monde qui leur appartient. En même temps, les volontaires aident le monde à comprendre le sens et la valeur des pauvres dans la société.

Le visage des plus pauvres (Yi-Jia Tsai8)

En participant à la traduction du livre Les pauvres sont l’Église, le Seigneur a ouvert un petit sentier dans ma vie quotidienne. Je fais partie de ceux qui sont reconnus dans la société. Mais j’en suis inquiète. C’est comme si j’avais oublié mon identité authentique, comme si j’avais erré dans un pays étranger, comme si j’étais quelqu’un qui ne voit pas son propre visage.

Père Joseph disait que « Le Quart Monde est à la fois notre miroir et le signe » (de ce que nous sommes capables de faire.) À travers le visage du plus pauvre, je comprends tout doucement la distance entre moi-même et la réalité, ainsi que la raison de mon inquiétude. La condition dans laquelle vivent les plus pauvres est d’errer de lieux en lieux, frappés de trois souffrances fondamentales : être exclus, humiliés, mal compris, vivre une souffrance et une chute difficile à dire aux autres. Dans l’histoire, la société a fait tout pour qu’il en soit ainsi. À travers le témoignage et les écrits du père Joseph sur les plus pauvres, je puis voir combien l’histoire des plus pauvres a été déformée par notre société bornée et vaniteuse. Voir ma propre réalité, c’est la première leçon que m’ont appris les plus pauvres dans ce petit sentier.

Père Joseph utilise le terme « peuple » pour identifier cette population. La notion de peuple nous permet de mieux comprendre l’ensemble de tous ces pauvres qui étaient considérés comme des cas sociaux. Le cas social inspire la pitié, mais le visage d’un peuple nous interpelle à changer nous-mêmes, à construire une nouvelle société. Père Joseph nous met au défi, en établissant un contraste entre ceux qui dilapident et ceux qui font bon usage de tout ce que chacun a reçu.

« Est-ce que nous refusons de dilapider ce qui nous a été donné par notre famille, notre société, notre classe sociale, nos amis et Dieu ? De faire fructifier en l’autre qui n’a rien reçu ? »

« Est-ce que nous usons comme il le faut de nos libertés et de nos droits pour établir la priorité des plus pauvres dans notre vie ? »

Sans la libération des plus pauvres, il n’y a pas de libération complète de l’humanité dans son ensemble, c’est la deuxième leçon que les plus pauvres m’ont apprise dans ce petit sentier.

Changer la manière de nous regarder les uns les autres (Jing Fang Lui9)

Dans l’article que j’ai écrit pour Les pauvres sont l’Église, j’ai mentionné une amie, Madame Yong Xin Jiang. Elle était si courageuse, elle travaillait dur et elle se battait pour vivre sa vie. Dans sa jeunesse, sa vie a souvent été contrôlée par d’autres, elle avait vécu dans la rue et quand finalement elle a eu sa propre famille, elle a encore rencontré beaucoup d’expériences tristes. Elle est décédée le 21 mai dernier. Quand je pense à ses efforts et à sa force, je ne peux m’empêcher d’être triste et d’avoir les larmes aux yeux. Parfois, je ne peux comprendre pourquoi les mauvais côtés des personnes sont toujours cités en premier, pourquoi leurs efforts ne sont pas pris en compte.

À chaque fois qu’une mauvaise chose se passait avec les enfants de Yong Xin, tout ce qui était dit est qu’elle n’était pas une bonne mère, au lieu d’essayer de mieux comprendre les faits…

Je me rappelle qu’avant son décès, Yong Xin devait souvent aller au centre d’urgence, pour des maux d’estomac. Une fois que je lui y ai rendu visite, elle m’a raconté que la pire chose dans sa vie n’était pas le manque d’argent, mais le fait que tous les sacrifices et efforts qu’elle faisait pour la vie n’étaient pas valorisés ni soutenus par sa famille.

Face à l’extrême pauvreté, le souhait du père Joseph était que nous mettions les familles au centre de tout changement et que nous valorisions et soulignions les liens familiaux. Au moment de son décès, ce que Yong Xin Jiang demandait et désirait le plus était d’avoir une famille heureuse.

L’attente des plus pauvres, c’est la dignité (M. Cristoforo Chou-Seng Tou10)

Ce livre évoque en moi les réflexions suivantes :

  1. Je suis surpris par ma compréhension si superficielle du Quart Monde. Même si j’étais ambassadeur au Sénégal pendant six ans et demi, même si j’ai mis en œuvre des programmes coopératifs d’aide au Sénégal et contribué au renouvellement de l’agriculture du pays qui a augmenté les produits céréaliers, aidant à améliorer la situation de la pauvreté. Malgré tout cela, je n’ai pas de connaissance profonde sur la gravité et l’universalité de la misère du Quart Monde.

  2. J’admire l’œuvre grandiose et l’effort entrepris par le père Joseph. Il vivait avec la population du Quart Monde en cherchent à connaître leur histoire, en sentant ce que la population ressentait, en comprenant leur besoin, en appelant les volontaires permanents de tous les coins du monde afin de résoudre radicalement le problème des misérables, afin de leur rendre la dignité et leur donner une place en égalité pour que nous puissions participer ensemble à la construction de la société.

  3. J’admire les volontaires permanents car ils changent leurs plans de carrières pour se dévouer à la cause du Quart Monde. J’admire leur esprit de miséricorde et d’humanité.

  4. La population qui est tombée dans la misère, le peuple du Quart Monde est victime de l’injustice sociale, c’est pourquoi chacun de nous a la responsabilité de s’efforcer d’éradiquer cette misère. Comme ce que disait le père Joseph sur la dalle du Trocadéro : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré »

  5. L’Église catholique animée par le pape François, le pape des pauvres, connaît davantage le visage de sa propre Église, elle marche vers le chemin espéré par le père Joseph. Dans l’avenir, elle va peut-être aller encore plus loin. Aujourd’hui, l’Église est plus attentive aux efforts des pauvres et cela me rend enthousiaste.

  6. L’attente des plus pauvres, c’est la dignité. C’est d’être respecté, de ne pas être marginalisé, avoir la chance d’apprendre un métier, être indépendant et être comme les citoyens de tous les milieux à participer à la société. Notre travail, en particulier pour les chrétiens, est de vivre l’esprit du Christ, chacun dans sa profession, là où il est, à répondre à l’appel du Mouvement Quart Monde. […]

1 Éd. de l’Université Fu Jen, Taipei.

2 Psy Garden Publishing Company (心靈工坊文化事業股份有限公司), Taipei.Traduit par Shwushiow Yang Lamontagne, Yi-Jia TSAI, Yi-Ling LIN.

3 Telle est la traduction littérale du titre choisi pour l’édition chinoise du livre de Joseph Wresinski Les pauvres sont l’Église, entretiens avec

4 Dr. Rui-Ting CHIANG est directeur d’une clinique de médecine chinoise à Hualien, à l’est de l’île de Taiwan.

5 Doyen de la faculté de théologie de l’Université Fu Jen à Taipei.

6 Prêtre au diocèse de Tianjin (Chine).

7 Shwushiow Yang Lamontagne est volontaire permanente d’ATD Quart Monde. Elle a traduit en mandarin les livres Les pauvres sont l’Église et Paroles

8 Directrice du département d’études des religions à l’Université Fu Jen.

9 Militante d’ATD Quart Monde, mère de quatre enfants.

10 Ancien ambassadeur à Rome.

1 Éd. de l’Université Fu Jen, Taipei.

2 Psy Garden Publishing Company (心靈工坊文化事業股份有限公司), Taipei. Traduit par Shwushiow Yang Lamontagne, Yi-Jia TSAI, Yi-Ling LIN.

3 Telle est la traduction littérale du titre choisi pour l’édition chinoise du livre de Joseph Wresinski Les pauvres sont l’Église, entretiens avec Gilles Anouil, publié en 1983 aux Éd. du Centurion, réédité en 2011 aux Éd. du Cerf. Une traduction de ce livre en mandarin a paru fin 2013.

4 Dr. Rui-Ting CHIANG est directeur d’une clinique de médecine chinoise à Hualien, à l’est de l’île de Taiwan.

5 Doyen de la faculté de théologie de l’Université Fu Jen à Taipei.

6 Prêtre au diocèse de Tianjin (Chine).

7 Shwushiow Yang Lamontagne est volontaire permanente d’ATD Quart Monde. Elle a traduit en mandarin les livres Les pauvres sont l’Église et Paroles pour demain, et de nombreux autres textes du père Joseph Wresinski. Elle est actuellement au Québec après avoir été plusieurs années à Taiwan.

8 Directrice du département d’études des religions à l’Université Fu Jen.

9 Militante d’ATD Quart Monde, mère de quatre enfants.

10 Ancien ambassadeur à Rome.

Rédaction de la Revue Quart Monde

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