Une vie de travail

Roger Russel

p. 20-23

References

Bibliographical reference

Roger Russel, « Une vie de travail », Revue Quart Monde, 238 | 2016/2, 20-23.

Electronic reference

Roger Russel, « Une vie de travail », Revue Quart Monde [Online], 238 | 2016/2, Online since 15 October 2016, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6613

L’auteur avait trente-cinq ans et déjà plus de vingt ans d’expérience de travail, quand il a rencontré le Mouvement ATD Quart Monde. Quelques années plus tard, deux alliés, Jérôme Spick et Elisabeth Meignien ont recueilli puis écrit son témoignage de vie et celui de Christiane, sa femme. L’auteur s’en est servi pour préparer une intervention à Campus1 en août 2015.

Mon père a toujours travaillé comme manœuvre sauf pendant la guerre où il a été prisonnier en Allemagne. Il est mort en 1969.

Ma mère a connu mon père en 1945 à Blanc-Mesnil en banlieue nord de Paris, elle a alors arrêté de travailler. Je suis né comme deuxième fils en 1947.

Vie familiale et échec scolaire

À la maison, le climat était mauvais car mon père buvait. Ma mère l’accompagnait « pour l’empêcher de boire trop ». Résultat : ils se retrouvaient tous les deux saouls. Quand ils buvaient, le dîner n’était pas fait. Quand je voyais une bouteille, c’était comme un pistolet sur la table.

Mon père a toujours travaillé tout en buvant, nous n’avons donc jamais connu l’errance. On a toujours eu un toit sur la tête. Mais nous avions chaque mois des problèmes d’argent. Les voisins donnaient des vêtements. J’ai connu la cantine gratuite depuis tout petit.

Mes parents n’étaient pas instruits mais ils nous ont toujours envoyés à l’école.

Au CP2, ça n’a pas bien marché. Je ne comprenais même pas ce que le maître disait, un peu comme s’il parlait de loin. Je recopiais ce qu’il y avait au tableau sans comprendre. Je pensais toujours à ce qui se passait à la maison ou à jouer. Je n’avais qu’une idée : travailler pour aider la famille.

J’ai redoublé le cours élémentaire.

Quand j’avais douze ans, l’assistante sociale qui s’occupait de nous a trouvé qu’il fallait me placer dans un centre pédagogique dans les Pyrénées. En deux ans, je n’ai rien appris. J’ai gardé un niveau CM13.

En sortant du centre pédagogique à quatorze ans, j’ai dû aller travailler tout de suite. Dans ma première place, j’étais à un poste où on cassait du bois. On travaillait neuf heures par jour. Le travail était très pénible. Au bout de deux/trois mois, j’ai eu mal aux reins.

J’ai ensuite produit des balais-brosses à partir de soies de cochon, puis dans la fumisterie, puis dans une thermométrie.

Je suis resté trois ans à mon cinquième travail, dans l’entreprise Gallay où travaillait mon père. Nous produisions des fûts métalliques. C’était en 1962, j’avais quinze ans. J’étais sur les sertisseuses. C’était du travail à la chaîne : on sortait 45 000 fûts par jour.

Difficultés personnelles et errance professionnelle

En 1966, il a fallu partir au régiment pendant seize mois. Au moment de quitter l’armée, l’officier conseil nous a convoqués, il voulait que je m’engage comme artificier. J’avais fait toutes les places, j’apprenais à bien poser et à enlever les mines, cela m’intéressait bien. En fin de compte, j’ai dit non à cause du risque d’accidents.

Après l’armée, je suis reparti travailler chez Gallay avec mon père un bout de temps. Mais en 1969, je suis parti faire une virée avec un copain puis j’ai connu un gars qui volait des voitures pour le plaisir. On s’est fait prendre, je suis resté plusieurs mois de prison.

J’ai ensuite travaillé dans les peintures et vernis, puis comme monteur dans une papeterie, enfin en décembre 1969, comme aide-fondeur au Comptoir Louyot-Allemand à Noisy-le-Sec. Ça m’intéressait. J’ai travaillé de jour avec quelqu’un qui m’a formé pendant trois mois. Après, ils m’ont proposé de travailler de nuit sur les fours.

Je faisais mon boulot correctement, je voulais passer fondeur. Il fallait passer par l’école de fonderie pour avoir ce CAP. J’ai demandé à aller à l’école de fonderie mais ils ne m’ont pas inscrit. Alors je suis parti, au bout de quatre mois.

Je suis retourné chez Gallay en mars 1970. J’ai dit au patron qu’il fallait que je gagne ma croûte. Il m’a repris.

Je me suis marié le 4 décembre 1971 à Drancy avec ma première femme, qui avait déjà une fille et avec qui ça été un cauchemar à cause de son frère qui avait fait de la prison, à cause de la boisson, des disputes. En 1975, je me suis retrouvé seul à l’hôtel avec deux enfants. En juillet 1976, j’ai obtenu l’appartement dans une cité du boulevard Murat à Paris près de la porte de Saint-Cloud, où nous vivons toujours.

Pendant cette période, j’ai été instable professionnellement. J’ai quitté Gallay, pourtant une bonne usine, pour travailler dans une fonderie, comme aide noyauteur, puis en septembre 1973, comme aide-fumiste chez Magini4.

Travail dans le bâtiment, chômage, reconversion, licenciement économique

Je suis resté longtemps aide-fumiste chez Magini, c’était un patron humain : il a été compréhensif quand j’ai traversé une dépression.

Pendant une période de chômage partiel, de février à avril 1978, j’ai été gardien de nuit à France-Vigiles, notamment à Roissy.

Ensuite, Magini m’a proposé de revenir, j’y suis retourné et resté. C’est à ce moment-là que j’ai connu Christiane qui est là et que j’ai pu enfin fonder une famille. C’est à cette époque, en 1982, que j’ai connu ATD Quart Monde, que j’ai été militant et ai participé à l’Université populaire Quart Monde.

À Magini, j’ai essayé d’apprendre, pour pouvoir passer compagnon mais je n’y suis pas arrivé. J’avais toujours peur de rater, même les tâches qualifiées que je pensais savoir faire.

Mais Magini a fini par être racheté. Là, la pression est devenue plus forte, devoir toujours se dépêcher, obligé d’en faire plus. J’ai ressenti la dureté du travail, monter des dizaines de sacs de cinquante kilos, j’y arrivais de plus en plus difficilement et j’avais du mal à récupérer alors que je n’avais même pas quarante-cinq ans. Je m’inquiétais : je ne pourrais pas continuer un travail aussi dur jusqu’à la retraite.

En 1992, à quarante-cinq ans, j’ai subi un licenciement économique.

J’ai été formé à la sécurité incendie. J’ai obtenu le diplôme. Le travail me plaisait parce qu’il donnait des responsabilités. Mais les horaires étaient très pénibles, il fallait travailler soixante-quatorze heures par semaine pour gagner autant qu’un manœuvre en bâtiment. Plus les astreintes, et les fêtes où tu ne peux pas être chez toi.

Une nuit, à la tour de Tolbiac, le superviseur, voyant que je n’étais pas certifié « Immeuble Grande Hauteur », a cherché à me piéger par de fausses alarmes incendies, etc. Je m’en suis tiré car j’ai réagi correctement, mais j’ai décidé de retourner dans le bâtiment.

J’ai démarché une entreprise sur le bottin et j’ai été embauché comme manœuvre, aide-fumiste, aide-ramoneur. C’était en 1993, j’avais quarante-six ans. J’y ai passé tout le reste de ma vie professionnelle.

Les premières années se sont bien passées. Je travaillais avec des compagnons avec qui ça se passait plutôt bien, mais je n’arrivais quand même pas à obtenir une qualification. J’aurais pu passer compagnon-ramoneur mais je ne l’ai pas obtenu.

De cinquante-deux à cinquante-cinq ans, j’ai travaillé avec un compagnon qui avait eu une entreprise et avait fait faillite. D’abord, il était amical, m’invitait chez lui. Puis il m’a proposé que nous montions une entreprise ensemble, à mon nom, lui ne pouvait plus. J’ai refusé.

Alors, subitement, je ne méritais plus la gamelle que je mangeais, je n’étais plus capable de planter un clou, il trouvait tous les moyens pour me pourrir la vie … Il disait : « Le patron croira plus dix mensonges à moi qu’une vérité à toi ! ». Je suis tombé en dépression et j’ai fini par demander ma retraite anticipée à cinquante-cinq ans, en 2002. J’avais plus de quarante ans de cotisation mais j’ai subi une décote.

Blocage scolaire

Dès enfant, j’ai attrapé un blocage scolaire. Je travaillais plus que les autres, avec plus de mal que les autres, mais dès que j’étais au tableau ou devant le maître, je ne savais plus quoi dire, tout était parti. Au centre pédagogique, dans les Pyrénées, c’était pareil, si on revenait sur la leçon que j’avais réussi à apprendre une fois, je ne m’en souvenais plus du tout.

À l’armée et après l’armée en cours du soir, c’était pareil : j’avais ce blocage de l’échec scolaire que j’avais quand j’étais gosse.

J’ai longtemps cru que c’était ma faute, d’autant plus que mon frère avait été diagnostiqué légèrement débile ; il a toujours vécu et vit encore en centre.

Ce n’est qu’après, avec le Mouvement ATD Quart Monde, à force de lire des livres, que j’ai compris que le milieu social jouait beaucoup sur l’échec scolaire.

Mais j’ai retrouvé le même blocage quand j’ai essayé de me qualifier, alors que je me suis adapté à de nombreux emplois différents. Et que j’avais montré que je comprenais bien le travail d’artificier, de fondeur, ou de gardien de nuit.

Peu de solidarité au travail

Mon père n’a jamais arrêté de travailler alors qu’il buvait, qu’il supportait mal sa vie. J’ai fait comme lui, j’ai toujours travaillé, même quand ma vie privée était un véritable cauchemar. À l’époque, dans les années 1960 et au début des années 1970, on pouvait toujours trouver une place et j’ai eu des patrons compréhensifs.

Mais j’aurais voulu pouvoir prendre des responsabilités, ne plus être celui à qui on dit simplement « Fais ci », « Fais ça », soit en passant compagnon, soit en faisant du gardiennage par exemple. Mais ça n’a pas marché.

De caractère, j’ai toujours été capable de m’exprimer, de protester si je trouvais que c’était injuste, tout en cédant si en face on réagissait en gueulant.

J’ai eu des patrons à qui on pouvait parler, qui écoutaient ce qu’on leur disait. Mais tout à la fin de ma carrière, j’ai ressenti de plus en plus fort le mépris envers l’ouvrier non qualifié, et le fait que le patron prenait systématiquement le parti du compagnon, sans chercher à savoir.

Dans les relations de travail, j’ai rencontré quelques compagnons qui cherchaient à m’aider à apprendre, mais c’était rare. La plupart du temps, ce n’était pas leur problème. Peu de solidarité.

1 Session de travail sur l’économie, organisée par le Mouvement ATD Quart Monde. Voir l’Intro, page 3.

2 Cours préparatoire.

3 Cours moyen 1er niveau.

4 Entreprise de maçonnerie générale et gros œuvre.

1 Session de travail sur l’économie, organisée par le Mouvement ATD Quart Monde. Voir l’Intro, page 3.

2 Cours préparatoire.

3 Cours moyen 1er niveau.

4 Entreprise de maçonnerie générale et gros œuvre.

Roger Russel

Ouvrier non qualifié, Roger Russel a connu le Mouvement ATD Quart Monde en 1982.

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