L’Économie de communion

Geneviève Sanzé

p. 24-27

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Geneviève Sanzé, « L’Économie de communion », Revue Quart Monde, 238 | 2016/2, 24-27.

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Geneviève Sanzé, « L’Économie de communion », Revue Quart Monde [En ligne], 238 | 2016/2, mis en ligne le 15 octobre 2016, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6615

Un projet qui touche les cinq continents et auquel plus de huit cents entreprises adhèrent.

La culture est l’une des dimensions-clés du développement. Pour être durable, le développement doit être autocentré et auto-entretenu, c’est-à-dire fondé sur les valeurs endogènes qui lui donnent un sens. Par exemple, les systèmes traditionnels de sécurité sociale en Afrique tels que l’entraide traditionnelle, les tontines et les mutuelles d’épargne et de crédit constituent des formes de solidarité particulièrement adaptées au contexte de pauvreté et doivent être prises en compte pour le développement.

L’analyse de la société traditionnelle africaine montre qu’elles étaient en général des « sociétés communautaires », où il y avait beaucoup d’insistance sur le travail et la coopération, sur l’unité, l’amitié et les entreprises faites ensemble. L’accent est mis sur la communauté et il n’y a pas de place pour l’individualisme égoïste. Les valeurs morales telles que les relations réciproques ou la gratitude sont des prérogatives essentielles et radicales. Quelqu’un ne doit pas être reconnaissant seulement quand il reçoit quelque chose, mais il doit aussi être généreux envers les autres. Ceci est la base de la spécificité de la culture africaine et peut-être aussi le don que ce continent peut faire à l’humanité. Par contre, notre société moderne globale est souvent caractérisée par l’égoïsme, la peur de l’autre, la tendance à se fermer sur soi-même. Les africains doivent repenser à trouver les chemins justes pour leur propre développement.

Le monde est en train de traverser une situation de crise : une crise économique, sociale, culturelle, morale, une grave crise de valeurs. Si beaucoup ne peuvent produire des richesses et créer des emplois, tous peuvent faire quelque chose et notamment se mettre en communion : la communion est la première réponse à toutes les situations de crises.

L’Économie de communion (EdC), une proposition

L’Économie de communion a démarré en 1991 durant un voyage de Chiara Lubich2 au Brésil pour y rendre visite aux communautés du Mouvement fondées par elle. Constatant que de nombreux membres de son Mouvement faisaient partie de cette multitude de pauvres et de miséreux qui sont l’image des inégalités sociales de ce grand pays, elle a eu cette inspiration : il faut créer un réseau de solidarité, d’amour et de partage qui aille bien au-delà des gestes spontanés et des possibilités d’aide concrètes et de mise en commun des biens personnels.

Les premiers axes sur lesquels se concentre le projet peuvent être résumés ainsi :

  • Faire naître des entreprises, aux mains de personnes compétentes, capables de bien les diriger et donc de produire des bénéfices ;

  • Partager ces bénéfices en les divisant en trois : une part pour les personnes dans le besoin, les démunis, les pauvres ; une autre pour la formation d’« hommes nouveaux », formés à la solidarité et à la communion fraternelle, car sans eux on ne peut pas façonner une société nouvelle ; et enfin, une troisième part réinvestie dans l’entreprise même pour que celle-ci puisse se développer.

Après un début timide, aujourd’hui ce projet touche les cinq continents et plus de huit cents entreprises y adhèrent.

Nous retiendrons, tout d’abord, que le système économique capitaliste doit évoluer vers quelque chose de nouveau. On en voit déjà des signes. La crise environnementale, les crises financières, la montée des inégalités, le mécontentement grandissant dans les pays riches : tous ces signes disent avec éloquence que le système capitaliste doit évoluer, en sauvegardant le marché qui est un lieu de créativité et de liberté. Mais, pour sauvegarder ces conquêtes humaines que sont le marché et l’entreprise, il faut aller au-delà de ce capitalisme incapable de donner à manger à l’enfant qui meurt sur les trottoirs de nos villes riches.

La mission de l’Économie de communion, dans le concert de tous ceux qui travaillent à une économie plus humaine et plus juste, a quelque chose à voir avec les trois parts de bénéfices que Chiara Lubich a indiquées dès le début : des entreprises nouvelles, une culture nouvelle et, surtout, la pauvreté. Elle peut apporter sa contribution particulière pour réduire la misère et l’exclusion, tout d’abord en changeant les rapports économiques de production. La pauvreté, sera effacée sérieusement et de façon définitive quand les entreprises intégreront en leur sein les exclus, lorsque leur gestion s’effectuera dans la communion, lorsque le profit cessera d’être l’unique objectif de l’entreprise et deviendra un moyen au service du bien commun, pour le bien de chacun et de tous.

Quel est le sens du développement et de la pauvreté dans l’Economie de communion ?

L’EdC a comme premier but celui de constituer une communauté dans laquelle « il n’y a pas d’indigent ». Pour cette raison, la question de l’aide à qui se trouve démuni, est fondamentale pour l’EdC.

Avant de « donner », la première attention consiste à partager la vie, dans la communion et la réciprocité, dans une relation essentiellement gratuite. C’est la relation de fraternité qui guérit les situations de misère. Les personnes que le projet rejoint ne sont pas des personnes anonymes avec des besoins d’ordre général, mais des personnes vivant à l’intérieur d’une communauté où l’on expérimente déjà une communion de vie.

Quelle est cette culture qui nous permet de réaliser la communion, la réciprocité ?

La « culture du don »

Ce n’est pas seulement se priver de quelque chose pour le donner. Par ces mots on veut plutôt indiquer une culture typique : la culture de l’amour. Si par exemple dans nos pays, nous avons toujours appris qu’il faut avoir des financements pour se développer ici nous disons que la solution à notre développement est plutôt de donner, de nous mettre ensemble.

La culture de la communion n’est pas simplement communion entre un riche et un pauvre, c’est la donation continuelle de soi à l’autre, à un groupe, à l’humanité, à une autre personne quelle qu’elle soit. C’est la culture de l’amour, où tous donnent tout et reçoivent tout. Pour arriver à une culture vraie de la communion, nous devons avant tout faire l’expérience d’une vraie rencontre avec les personnes. Face à un pauvre, rappelons-nous que c’est la pauvreté qui existe, et non pas « le pauvre », le pauvre est avant tout un frère, qui a un nom et que j’ai le devoir d’aimer. C’est une personne qui a une grande dignité et un grand potentiel. Et même quand il n’arrive pas à sortir de cette misère, la personne peut toujours aimer, elle a toujours un don à faire, à recevoir des autres.

Face à une personne, un peuple, si nous sommes seulement préoccupés de l’aider, cela rend évident le fait qu’il soit pauvre, et dans ce cas il perd sa richesse, il devient doublement pauvre, entrant ainsi dans un cercle qui le rend dépendant de nous, et dont il ne peut plus sortir, pensant qu’il n’est pas capable. Si au contraire nous rentrons dans la vie de l’autre, en cherchant à connaître sa richesse, nous établissons une relation d’égalité. Dans ce cas la personne se sent une personne comme nous et là naît un échange, une réciprocité, une complémentarité, et à partir de cette égalité, nous pouvons échanger nos pauvretés et nos richesses, et faire naître la communion. […]

La disposition à l’échange 

Certes, nous pouvons donner, donner, mais nous ne serons en communion avec l’autre qu’à partir du moment où nous acceptons son don, ce qu’il donne librement lui. Soyons attentif donc quand nous rentrons dans une culture, avec des personnes différentes de nous. Nous ne pouvons pas connaître la diversité de l’autre si nous exigeons que l’autre soit comme nous. Pour pénétrer sa culture il faut un effort en plus : donner la possibilité à qui est différent de nous de l’être vraiment. C’est la diversité en communion qui engendre la vraie richesse, même celle économique.

Je peux donner une maison à un pauvre, une maison qui pour lui ou pour elle est une nécessité absolue, dont il a un besoin indispensable. En échange le pauvre me donne une pièce de tissu : la valeur objective de ce don ne peut pas être comparée. Si nous la mesurons, le risque du quantitatif humain risque de tromper la mesure. Le pauvre n’a même pas chercher à comprendre si cette pièce de tissu te servira ou s’il est important pour toi, comme peut l’être la maison pour lui, il t’a simplement donné ce qu’il a de plus précieux comme pour te dire : je ne peux pas te rendre ce que tu m’as donné, mais je te donne ce que j’ai de plus précieux. Si nous n’apprenons pas à voir et à valoriser cet humble tissu, la maison que nous donnons ne deviendra pas un bien-être. Qui accueille un don doit d’abord faire l’expérience d’être accueilli comme un don. C’est le secret de la communion. Les obstacles et les difficultés ne manqueront pas, mais rien ne pourra ensuite arrêter cette vie qui continue.

Chaque homme, chaque femme, a toujours sa dignité ; c’est à nous, à chaque moment, devant chaque personne pour laquelle la dignité semble effacée, de faire tomber les préjugés et de croire en cette personne. Il nous faut donc regarder la pauvreté non pas d’une manière anonyme, sociologique, économique et raciale, mais plutôt en découvrant les valeurs que chacun porte en soi. C’est dans la rencontre avec les pauvres que nous serons justes et témoins : les larmes des autres, mélangées aux nôtres (nous ne sommes pas frères tant que nous n’avons pas appris à pleurer ensemble) ; c’est ainsi que nous deviendrons des sources d’eau vive qui nous enlèvera la soif, et renouvellera nos vies. La première aide à la réciprocité que nous pouvons donner à l’Afrique est donc d’apprendre à la regarder, en voyant d’abord ses richesses, et seulement après ses pauvretés. […]

Comment l’EdC traite-t-elle la pauvreté ? Quel est son message le plus important ?

On ne peut pas sortir du piège de l’indigence avec l’argent, aussi abondant soit-il, ni avec la redistribution des richesses ou la construction des biens publics (écoles, routes, puits, etc.), ni par l’accroissement des relations commerciales entre le Nord et le Sud. Tout cela est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Le monde verra fleurir la fraternité et la communion lorsque nous serons capables de construire des relations humaines authentiques et profondes entre des personnes différentes mais égales, toutes différentes et toutes égales; quand nous dépasserons les catégories elles-mêmes de « peuples pauvres » et de « peuples riches », et que nous saurons découvrir, grâce aussi à des expériences vécues, que personne au monde n’est pauvre au point de ne pas être un don pour moi, en voyant et en découvrant que les pauvretés des autres recèlent aussi des richesses, des valeurs, qui nous font expérimenter que l’autre est nécessaire à notre bonheur.

C’est seulement lorsqu’une personne en difficulté se sent aimée et estimée, traitée avec dignité parce que reconnue pour sa valeur, qu’elle peut trouver en elle la volonté de sortir du piège de la précarité et ainsi se remettre en chemin. Et c’est seulement après ce premier acte de liberté humaine que toute personne doit faire, que pourront alors arriver les aides, les fonds, le contrat, la relation commerciale, qui sont comme des éléments secondaires, des instruments qui contribuent au développement global de la personne.

2 Chiara Lubich est née en 1920 à Trente (Italie du Nord) et décédée le 14 mars 2008 à Rome. Elle est fondatrice du Mouvement des Focolari. (Mot

2 Chiara Lubich est née en 1920 à Trente (Italie du Nord) et décédée le 14 mars 2008 à Rome. Elle est fondatrice du Mouvement des Focolari. (Mot italien qui évoque la chaleur du foyer). À la suite de l’expérience communautaire faite lors des rassemblements, son engagement total au service de tous les hommes de bonne volonté, la force de son idéal, son rayonnement et sa puissance de conviction ont rapidement touché des centaines puis des millions de personnes, en Italie d’abord puis dans les nombreux pays. Progressivement, Chiara Lubich a proposé son idéal de vie à des adultes, célibataires ou mariés, à des jeunes et des enfants. Elle a consacré sa vie entière à une œuvre d’une ampleur exceptionnelle, présente aujourd’hui dans 194 pays de tous les continents et inspirant l’action de millions de personnes. Elle a travaillé et collaboré pour faire avancer la cause de la paix et d’unité. Écrivain reconnu, ses livres sont traduits en trente langues et atteignent des tirages considérables.

Geneviève Sanzé

De nationalité centrafricaine, membre du Mouvement des Focolari (Voir note 2), économiste, Geneviève Sanzé est une des responsables de la Commission internationale de l’Économie de communion.

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