Jean Coste, l’insu de la République.

Charles Coutel

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Charles Coutel, « Jean Coste, l’insu de la République.  », Revue Quart Monde [En ligne], 198 | 2006/2, mis en ligne le 01 décembre 2006, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/66

Charles Péguy a publié en 1902 ses réflexions sur la misère et la pauvreté dans un livret de 55 pages « De Jean Coste » pour faire écho à un roman d’Antonin Lavergne. L’auteur nous propose une relecture de ce roman, éclairée par les prolongements que lui a donnés Péguy. Nous remercions Charles Coutel de nous avoir autorisés à publier ce texte, qui reprend sous le même titre une partie de son intervention lors d’une conférence consacrée à « Misère et pauvreté chez Charles Péguy ».

Le roman d’Antonin Lavergne, intitulé Jean Coste ou l’instituteur de village et rédigé en 1894-1895, fut pour Péguy un grand choc intellectuel et moral, et comme l’occasion de réaffirmer les choix de sa vie. Ce texte allait servir de révélateur aux multiples contradictions du monde littéraire et politique de l’époque.

Ce roman est l’histoire d’un instituteur de campagne qui peu à peu s’enfonce dans la misère la plus noire, dans l’indifférence générale. Ce texte gêna tous ceux qui, sous la Troisième République, valorisaient le métier et les missions laïques des instituteurs mais sans bien se soucier de leurs conditions matérielles et économiques d’existence [...]

Péguy va se souvenir du sort de ce misérable instituteur, tentant malgré tout de braver le sort en « travaillant modestement » dit-il. Nous dirions volontiers que le personnage de Lavergne est vite devenu pour Péguy un symbole projeté de sa propre existence : il a en effet lui-même connu la pauvreté sinon la misère. Voir ainsi ce personnage empêché de rester simplement pauvre et être précipité impitoyablement vers la misère sera pour lui une source inépuisable de colère [...]

Une approche réaliste.

Un instituteur de village est muté dans un nouveau poste où on ne l’attend guère. Une collègue le reçoit correctement mais froidement. Le maire républicain tente très vite de l’intégrer dans son camp en lui demandant de ne pas fréquenter le curé pour cautionner l’anticléricalisme officiel. Peu à peu, sa situation économique se dégrade car il perd son poste de secrétaire de mairie. Sa femme tombe malade ayant accouché de jumelles, venant s’ajouter à deux autres enfants. Enfin, Jean Coste est obligé de recueillir sa vieille mère aveugle et malade. Tout est en place pour une mise en scène mélodramatique attendue. Or Jean Coste, subissant peu à peu cette situation, ne sombre jamais dans les travers là encore attendus : pas d’alcoolisme, de vol ou de jeu. Il se bat et veut travailler. C’est ce qui fascine Péguy : Jean Coste fait son métier honnêtement mais sa situation se dégrade quand même. Sa pauvreté devient même misère, inéluctablement. Lavergne ne fait que présenter les difficultés telles qu’elles apparaissent. Nous faisons avec lui les comptes du ménage et voyons fondre le salaire à vue d’œil. Lavergne s’abstient de tout jugement. Jean Coste se débat dans une série infinie de contradictions infernales mais il s’abstient de s’en prendre à qui que ce soit. L’auteur évoque une situation et une dégradation mais ne plaque pas de « message » [...]

Il décrit, en dehors du naturalisme d’un Zola ou du romantisme d’un Hugo, la dégradation objective de la vie d’un instituteur et de sa famille sous la Troisième République. Lavergne parvient aussi à montrer comment le monde moderne organise l’indifférence autour de la misère et de la pauvreté. Les pauvres sont là et nous ne les voyons pas parce que nous prétendons justement nous « occuper » d’eux, littérairement, politiquement, officiellement, publiquement, philanthropiquement, matériellement ou religieusement. Jean Coste est ainsi entouré de personnages qui vivent avec lui ou le croisent mais qui ne voient pas sa misère. Ils ne la voient pas parce qu’ils ont des jugements tout faits qui détournent leur esprit et leurs yeux de l’enfer de la misère.

S’ils sentent tous la réalité de ces difficultés vécues par Jean Coste, ils s’imaginent que leur solution surviendra d’elle-même, sous peu. En attendant, que les pauvres prennent leur mal en patience ! Certains d’ailleurs n’ont que ce qu’ils méritent ! [...]

La valeur de ce roman serait donc, en plus de son intérêt historique et quasi ethnographique, de nous montrer comment la société se protège, par les discours, de la misère qu’elle laisse se développer en elle et qui contredit les belles proclamations de la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » Le choc de ces deux réalités (réalité économique de la misère et réalité discursive et idéologique sur la misère) installe Jean Coste dans un véritable enfer. Jean Coste est obligé de subir et de cacher ce qu’il subit. Il n’a rien à se reprocher et en même temps il est forcé d’avoir honte de ce qu’il est en train de devenir. Cette absurdité grandit tout au long du roman en faisant éclater les schémas de lecture et d’écriture de l’époque. Lavergne ne reconstruit pas la réalité, il la montre... S’abstenant de tout jugement et ne désignant aucun responsable précis, il oblige le lecteur à quitter toute attitude interprétative, qui déjà l’éloignerait de la réalité de la misère et de toute bonne ou mauvaise conscience, qui déjà susciterait la compassion, au lieu de stimuler l’intelligence. Le lecteur est questionné dans sa façon même de vivre. Lavergne, en décrivant le processus d’occultation et de déformation discursive de la pauvreté, nous invite à dépasser le romantisme pour le réalisme [...]

L’enfer du double lien.

Un autre aspect de l’œuvre est à noter. L’auteur nous fait comprendre comment la misère est systématiquement gommée et occultée aux yeux de ceux qui la subissent ou non. Pour cela, il nous faut recourir au concept de « double lien » créé par l’école de Palo Alto : il y a double lien lorsqu’un sujet, pris dans une première injonction, est aussitôt pris dans une seconde s’opposant à la première : le sujet ne peut ni trancher ni contrecarrer. Il y aurait là une origine de certains troubles mentaux. Ainsi, selon nous, Jean Coste doit-il impérativement soit soigner sa femme soit nourrir ses enfants ou encore enseigner l’égalité et la solidarité alors qu’il sombre lui-même dans la misère et l’isolement. Sa situation devient intenable [...]

Dans le monde moderne, la misère affame et avilit mais, parce qu’elle est déniée de tous, elle rend fou. Mais pourquoi cet enfer est-il dénié ? Peut-être est-il insupportable pour une société ou un régime qui se disait inspiré par la justice, l’égalité et la solidarité alors que l’égalité économique n’était toujours pas au rendez-vous ? La simple existence réelle du personnage de Lavergne dénonce l’abstraction de ces principes dans un régime qui ne pense pas assez le lien effectif entre l’égalité politico-juridique et l’égalité économique. Il faut donc faire comme si la pauvreté et la misère n’existaient pas [...]

Sa femme étant souffrante, Jean fait venir le médecin et le voilà contraint de choisir entre nourrir ses enfants ou soigner sa femme, le médecin ayant recommandé un traitement coûteux sans se soucier des revenus de l’instituteur ni de la pauvreté, véritable origine de la maladie de Louise. Le médecin, sans le savoir, suit la « méthode bourgeoise » décrite par Péguy et intervient sur les effets croyant intervenir sur les causes de la maladie. La confusion de Jean est à son comble.

Autre figure porteuse d’un double lien. La collègue de Jean prend parfois les enfants chez elle et leur offre des friandises alors qu’ils ont tout simplement faim : contradiction de la philanthropie abstraite !

De son côté, le curé sent bien que les choses ne vont pas, se contentant de dire qu’il n’est pas riche non plus !

Comme on le voit, tous les personnages incarnent une des facettes de la bonne conscience sociale devant la pauvreté. Ils croisent Jean mais ne le voient pas. Leur attitude ne fait que pousser Jean à « dévorer sa souffrance » et à se « battre avec son ombre » On comprend mieux pourquoi Péguy parle de « pièces d’un enfer bien fait » Jean ne fait que passer d’un double lien à un autre.

Propagandisation.

Dans son commentaire du roman, Péguy signale toutes les illusions dont les pauvres sont les victimes et qui, les trompant eux-mêmes, contribuent à occulter l’inexorable dégradation de la pauvreté en misère[...]

Plus attristant encore, certains pauvres, une fois sortis de leurs difficultés, ne tiennent pas comme le prisonnier de la caverne, à retourner aider leurs anciens compagnons de misère... Oublieux de leur propre trajet, ils ne dénoncent pas les illusions du moralisme ou de la philanthropie abstraite [...]

Les pauvres se laissent ainsi « propagandisés » Cette propagandisation repose sur quelques éléments suivants :

Les riches auraient à dire aux pauvres le sens de leur pauvreté et concrètement cela revient à prendre son mal en patience ;

C’est aux bourgeois de dire les causes et les remèdes car la pauvreté serait l’objet d’un savoir (les « lois de la paupérisation ») ;

Sortis de la pauvreté, les anciens pauvres doivent devenir amnésiques : les nouveaux riches doivent oublier qu’ils furent d’anciens pauvres ;

Les pauvres, surtout, doivent en toutes choses suivre la méthode bourgeoise (s’imaginer que l’on porte remède aux maux utilement sans toucher aux causes réelles des maux)

On comprend mieux l’enchaînement du texte de Lavergne. Jean est dépossédé de soi par la pauvreté mais aussi par l’image que les autres lui renvoient de lui-même. Mais Jean Coste par son instruction et sa dignité résiste, veut comprendre et ne se réfugie ni dans la religion ni dans la politique, processus de propagandisation de la pauvreté [...]

Péguy va s’efforcer de décrire ces processus par lesquels le pauvre est dépossédé de soi et a une fausse image de lui-même[...]

Jean Coste devant ses élèves ne devient-il pas lui-même un « propagandeur » de la pauvreté lorsqu’il présente le sort des serfs avant la Révolution, lui-même étant si misérable ?

La pauvreté pédagogisée, politisée, esthétisée, hygiénisée, assistée devient un thème codé. Le choix ne semble pouvoir se faire qu’entre les discours de propagandisation. On comprend l’originalité de Lavergne qui déchire le voile et montre sans interpréter. Péguy peut dès lors parler vrai lui aussi. La pauvreté devient l’analyseur d’un monde, surtout lorsque la pauvreté devient misère.

Une idée prédomine : la misère occupe toute la place, toute la vie du « miséreux » qui devient « misérable » Le pauvre, lui, pouvait encore penser à autre chose et se tenait au plus près de la puissance émancipatrice du travail consenti. Cette pauvreté, dira Péguy en 1913 dans L’Argent, lui procure un sentiment de « sécurité totale » Cependant aujourd’hui le pauvre devient inéluctablement plus pauvre et sombre dans la misère, comme Jean Coste. Ce processus est masqué par les discours qui s’évertuent à dire la pauvreté pour occulter sa réalité. Or le miséreux ne fait pas vœu de misère comme le croyant qui ferait « vœu de pauvreté », comme le révolutionnaire bourgeois qui « irait vers le peuple », comme le politicien qui « se préoccuperait des pauvres », comme le philanthrope qui “ aurait ses pauvres ” Non, la misère n’est pas choisie et échappe à toute mise en scène. Elle est irreprésentable car elle occupe d’emblée toute la place. Il n’y a pas de recul possible[...]

Dans la misère, le moindre événement prend des proportions infinies, d’où « l’insécurité constitutionnelle » où se débat Jean Coste et son absence d’engagement. Serait-ce là l’origine du refus d’édition de Lavergne par Blum et de Jaurès ?

Quelques années plus tard, Péguy revient sur cet enfer terrestre de la misère. La société moderne refuse de voir la misère car elle révèle l’abstraction du rapport aux principes républicains d’égalité et de fraternité et l’écart encore criant entre l’égalité politique et l’égalité socio-économique. A cette stratégie de propagandisation, Péguy ajoute la dénonciation de l’hypocrisie étatique et officielle[...]

La misère est donc irreprésentable et met en crise toutes les tentatives pour lui donner un sens « réconfortant » et pour en faire un objet de savoir : littérature, philosophie, politique, médecine ou théologie. L’idéal ne serait-il pas de voir le pauvre se conformer à ces discours ? D’où une transmutation souhaitée du pauvre en assisté. Ce processus est l’aboutissement des stratégies de propagandisation et de clientélisation politique ou humanitariste des pauvres. Ces propagandisations des pauvres peuvent passer entre elles des « alliances », comme c’est le cas entre l’eschatologie religieuse et un certain socialisme révolutionnaire.

On préfère tenir un discours sur la pauvreté, alors que la méthode révolutionnaire consiste, dit Péguy, à « changer de vie », si l’on souhaite vraiment réduire la pauvreté [...]

La propagandisation a comme effet une « garde à vue » constante du pauvre. Pour Michel Foucault, l’enfermement du pauvre a pour but de lui rendre la réalité extérieure présente désirable. Comme le fou guéri, le « pauvre réinséré » peut alors se tenir tranquille. Vidocq ou Jean Valjean sont les réussites de réinsertion amnésique des pauvres. La répression et la philanthropie doivent se combiner pour occuper le lieu d’une hypothétique solidarité des pauvres entre eux.

Cette propagandisation échoue cependant chez Lavergne. Péguy en 1910 nous en donne la raison profonde. Cette propagandisation de la pauvreté nous fait croire que la pauvreté vient du bas, alors qu’elle vient du haut, du fait du « sabotage bourgeois » et de l’avilissement de tout par l’argent. Il n’y a pas de pauvres, il n’y a que des appauvris.

A la lumière de ces analyses, le personnage de Jean Coste apparaît comme une tentative désespérée de résistance à une vaste mystification de la pauvreté. Tous les personnages du roman, hormis Jean, trouvent de bonnes raisons pour croire que la pauvreté vient du « bas », alors que l’instituteur constate qu’elle vient du haut et que des promesses ne sont pas tenues par la République [...] La pauvreté vient du haut, mais tous ceux qui sont en bas finissent par croire qu’elle vient du bas[...]

Charles Coutel

Professeur de philosophie du Droit à l’Université d’Artois, Charles Coutel a aussi particulièrement étudié les œuvres de Condorcet, Diderot et Voltaire.

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