Sur le même embarcadère

Pinar Selek

p. 14-16

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Pinar Selek, « Sur le même embarcadère », Revue Quart Monde, 240 | 2016/4, 14-16.

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Pinar Selek, « Sur le même embarcadère », Revue Quart Monde [En ligne], 240 | 2016/4, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6732

Sans qu’ils se soient rencontrés, l’expérience de la résistance et de l’errance ont rapproché l’auteure de Joseph Wresinski, qu’elle tutoie comme un ami.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Je sais que tu me permettrais facilement de te tutoyer. On ne s’est même pas rencontré. Comment pourrait-on ? Quand tu es parti de ce monde, j’avais dix-sept ans et j’étais très loin. J’étais dans les rues d’Istanbul. Je partageais les rêves, les joies, les souffrances des amies et des amis qui dormaient sous le ciel, en comptant les étoiles ou en disant :

« Il n’y a pas d’étoiles, ce soir… demain il ne fera pas beau ».

J’ai cassé mes lunettes

Même si je n’avais pas lu encore tes belles paroles qui conseillaient d’« observer, écouter, interroger celui qui vit la pauvreté », chaque rencontre a changé ma vie. Oui, cher ami, c’est grâce aux vraies rencontres que j’ai appris à écouter, à voir. Pour cela, il m’a fallu enlever, puis casser les lunettes qui étaient construites et collées devant mes yeux. C’était une « expérience intérieure » ; car Georges Bataille, en construisant cette notion, cherchait les moyens de dissoudre le sujet vécu et l’objet de connaissance pour renoncer au « moi » individuel qui est construit par les rapports de domination1. Quand j’ai réussi à enlever et casser mes lunettes, je me suis ouverte à une expérience intérieure et à ce que Bataille appelle la « communication » pour désigner des actes non médiatisés par le langage.

Je te présenterais…

Je pense que, toi et moi, et nos amis, nous avons vécu cette expérience. Si on se rencontrait, je te montrerais la mienne. Tu pourrais voir comment les exclus du pays dans les rues d’Istanbul ont pris la parole à travers la solidarité et l’art. Les exclus qui ne veulent pas se couler dans le moule, qui ne veulent pas être des victimes ni des martyrs. Je te présenterais de belles personnes qui n’avaient pas de sou ni d’abri mais qui ont une capacité de voir dans l’obscur, de danser sous la pluie, de rigoler dans la glace, qui s’entraident, qui chantent… Tu devrais voir notre Atelier des Artistes de Rue qui était une vraie école pour moi, car dans cet atelier, la communication a perdu son sens pragmatique et nous avons essayé de dépasser l’image mécanique et instrumentale du langage que nous imposait le grand système marchand. Nous avons appris à voir, à écouter, à nous exprimer autrement. Cet atelier qui était au centre d’Istanbul nous semblait un bateau. Oui, parce que, comme tu le dis toujours, sortir de l’hégémonie est un autre voyage. Quand les Égarés se retrouvent, nombreux et solidaires, ils ne sont plus des Égarés. Ils ne sont plus en marge, cars ils créent leurs espaces. Toutes les personnes qui faisaient partie de notre atelier ont plus ou moins déconstruit l’identité qu’on leur a attribuée. Nous n’acceptions ni ces mécanismes de marginalisation ni ceux de reconnaissance. Nous nous sommes affirmés, tous ensemble. Au bout de huit-dix ans d’expériences dans les rues, j’ai développé un œil intérieur qui se regarde tout le temps. Cet œil devient un moteur pour se reconstruire, se déconstruire, se créer, se voir, se transformer. Ce n’est pas facile Joseph, tu le sais mieux que moi.

Je te dirais…

Il fallait se rencontrer pour s’écouter, peut-être dans le silence, ensuite pour débattre, pour voir encore une fois que les mondes des exclu(e)s ne sont pas identiques et qu’on apprend différentes choses. Après on pourrait débattre autour de nos sources d’influences théoriques qui sont différentes. Je te dirais d’abord je ne me retrouve pas dans le terme « accepter ».

… Qui suis-je ? Comment puis-je oser accepter les pauvres ? Est-ce qu’ils vont m’accepter ?… L’exclusion ou l’acceptation, la question n’est pas là. Ensuite, comme je connaitrais à ce moment ton propos qui souligne la multiplicité des formes et des façons d’exclure, je te raconterais comment je me suis trouvée dans la sociologie pour voir ces différents modes d’exclusion, mais aussi pour comprendre ses mécanismes. Ensuite, pas uniquement dans les sciences sociales, mais également dans ma vie personnelle, comment j’ai remarqué la force des systèmes de domination qui s’appuient sur de multiples mécanismes de violence et d’exclusion. Oui, je voudrais bien discuter avec toi sur ces mécanismes. Je te demanderais à toi qui as consacré ta vie pour vaincre l’exclusion, comment il peut être possible de vaincre l’exclusion, dans ce système capitaliste ? Peut-être tu trouveras-tu trop rigide cette analyse, même trop classique. Mais je la soutiens : les pauvres sont les victimes de ce système capitaliste. Ceux et celles qui ont une conscience sociale et politique, n’acceptent pas ces conditions de travail et de vie. J’en connais plusieurs qui narguent le darwinisme social. Je te parlerais aussi de mes expériences de luttes contre les multiples systèmes de domination imbriqués, pour justement vaincre l’exclusion. Je te dirais tout ça, tu me dirais d’autres choses. Tu me raconterais comment tu luttes contre la tendance dominante qui considère, non pas la pauvreté en tant que telle, mais les personnes qui sont appauvries, comment tu te positionnes contre ces élites qui font distinction ridiculement ou cruellement entre les bons et mauvais pauvres. Sans aucun étonnement, nous allons nous apercevoir que nous voyons les mêmes choses en nous appuyant sur les différentes notions et références théoriques : réfléchir sur la place des pauvres dans la pensée signifie une réflexion sur la pauvreté et une indignation.

Rendez-vous au « Port des Fous »

Nous n’avons pas pu nous rencontrer, mais nos idées oui. C’est comme ça, cher ami, s’échanger, faire voyager les idées, est un effort qui dépasse notre vie. Les concepts, les expériences continuent à voyager. Et avec toi, nous nous trouvons devant le même embarcadère, au « Port des Fous », qui accueille uniquement les bateaux égarés.

Je ne sais pas si on va prendre le même bateau. Mais ni toi ni moi, nous n’attendons la Nef des Fous2. Il y a deux raisons. D’abord parce que nous retournerons bientôt pour travailler ensemble et parce que nous savons par Foucault que la mise en circulation est une autre façon de rendre prisonnier un sujet ou de l’exclure puisqu’il est impossible pour lui de s’identifier à un lieu propre, fixe. C’est pour cette raison qu’au Moyen Âge et à la Renaissance, les fous et les marginaux se trouvaient dans des lieux de passage, des carrefours, des seuils. L’existence errante des marginaux n’appartient pas seulement au Moyen Âge, le monde moderne rend fou et marginalise des populations partout dans le monde, en les condamnant ensuite à une mobilité absolue, à une circulation permanente.

Pourtant Joseph, c’est plus difficile pour moi, car je suis en exil et cela me rend prisonnière de mon propre départ. Je me sens dans le danger d’une exclusion par le biais d’une circulation permanente.

Mais depuis quelques temps, j’ai réussi à quitter l’absolu Passage. Oui cher ami, je ne suis plus passagère par excellence, pas la prisonnière du passage3. Tu sais pourquoi et comment ?

Je fais pousser mes racines dans ton pays dans lequel tu as laissé tes amis. Ils m’ont bien accueillie. Et je partage tout ça avec eux qui sont devenus les miens.

1 Georges Bataille, Expérience intérieure, Éd. Gallimard, Paris, 1978.

2 La Nef des fous : tableau du peintre néerlandais Jérôme Bosch (v. 1450‑1516).

3 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Éd. Gallimard, Paris, 2005, pp. 20‑26.

1 Georges Bataille, Expérience intérieure, Éd. Gallimard, Paris, 1978.

2 La Nef des fous : tableau du peintre néerlandais Jérôme Bosch (v. 1450‑1516).

3 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Éd. Gallimard, Paris, 2005, pp. 20‑26.

Pinar Selek

Sociologue, docteure en sciences politiques à l’Université Sophia Antipolis de Nice, Pinar Selek est née en 1971 à Istanbul, dans une famille militante de la gauche révolutionnaire et du parti des Travailleurs de Turquie (TIP). Pendant ses études à l’Université de Mimar Sinan d’Istanbul, elle passe beaucoup de temps dans les rues avec des enfants et des adultes sans domicile fixe. En 1995, elle cofonde l’Atelier des Artistes de Rue, dont elle sera la coordinatrice et auquel participent des personnes sans domicile fixe, des enfants, des tziganes, des étudiants, des femmes au foyer, des travesti(es), des transexuel(les), des prostitué(es). Avant son exil en France, ses engagements contre toute forme de domination lui ont valu de connaître plusieurs années de prison et d’être soumise à la torture en Turquie.

CC BY-NC-ND