Le Croisement des savoirs : une épistémologie de la reconnaissance

Sergio Lobos Balcárcel

Translated by Alberto Ugarte

p. 37-42

Translated from:
El Cruce de los Saberes: una epistemología del reconocimiento

References

Bibliographical reference

Sergio Lobos Balcárcel, « Le Croisement des savoirs : une épistémologie de la reconnaissance », Revue Quart Monde, 240 | 2016/4, 37-42.

Electronic reference

Sergio Lobos Balcárcel, « Le Croisement des savoirs : une épistémologie de la reconnaissance », Revue Quart Monde [Online], 240 | 2016/4, Online since 01 December 2016, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6743

L’auteur se réfère au processus de la colonisation de son continent qui invalida en quelque sorte la connaissance millénaire construite par les peuples qui l’habitaient. Il montre combien le croisement des savoirs développé sur la base des principes mis à jour par Joseph Wresinski pour valider la connaissance propre du peuple des pauvres, elle aussi invalidée, ouvre une perspective nouvelle pour les peuples du Sud, mais également pour le peuple de la misère, défini comme un « Sud » symbolique

Avant l’invasion européenne, les peuples autochtones de toute l’Abya-Yalá1 avaient une organisation sociale et une connaissance propres. Les études archéologiques ont mis en évidence la complexité des structures sociales des cultures aztèque, maya et andine.

Ces trois civilisations avaient atteint un niveau important de développement technologique qui leur a permis de s’adapter et d’exploiter au mieux à leur environnement :

  • systèmes de captage d’eau et d’irrigation complexes, même dans des lieux où l’eau n’était pas facilement disponible.

  • constructions et architecture plus complexes que celles de toute autre culture de l’époque.

  • connaissance précise du temps. Par exemple, les Mayas avaient développé un calendrier les informant des temps appropriés à tout le processus agricole : quand semer, quand il pleuvrait, quand faire la récolte, etc.

  • systèmes politiques, économiques, commerciaux, culturels, religieux et systèmes linguistiques et d’écriture très développés.

  • connaissances complexes en mathématique, médecine, astronomie, agronomie, physique, etc.

L’invasion espagnole a marqué une rupture et fut un événement historique traumatisant qui a interrompu le processus de développement social. La supériorité technique et militaire des envahisseurs a faussement justifié la supériorité imposée, exercée au long des siècles de colonisation. La supériorité supposée et la discrimination ont été exercées avec une telle force pendant toute la période coloniale que cela explique la permanence dans le temps - et encore aujourd’hui - d’un sentiment d’infériorité ancré chez un grand nombre de Latino-américains.

On nous a fait croire qu’être blanc, être grand, parler espagnol, être habillé à l’occidentale, pratiquer la religion du colonisateur était « meilleur » ; tandis qu’être brun, de petite taille, parler des langues autochtones, porter des vêtements traditionnels et pratiquer les conceptions du monde ancestrales était « inférieur ». La population du continent a été décimée : près de dix millions de personnes sont mortes au cours du processus d’invasion à cause de la guerre, des nouvelles maladies apportées d’Europe et de la soumission à des travaux forcés et épuisants2.

Il y eut aussi une violence épistémologique, puisque la connaissance dont les cultures d’Abya-Yalá étaient dépositaires, a été niée, éclipsée et discriminée ; on a même essayé de la détruire. Par exemple, les manuscrits mayas ont été brûlés en presque totalité car considérés comme « hérétiques ».

L’exclusivité de la connaissance légitime et valable

La méthode scientifique s’est consolidée en Europe au 17ème siècle, avec le débat épistémologique introduit par le Discours de la Méthode de Descartes (1637), et Novum Organum, de Bacon (1620). Fut ainsi établie une sorte de norme universelle pour la production valide d’une nouvelle connaissance3. Une sorte d’exclusivité a ainsi été créée en faveur de l’approche occidentale et en conséquence, la connaissance de tous les autres peuples du monde s’en est trouvée invalidée et rabaissée.

Le dévoilement du sujet connaissant : qui connaît ?

Le développement des sciences sociales au 19e siècle a fait évoluer la question. Auguste Comte et Emile Durkheim ont cherché à adapter la méthode scientifique aux sciences sociales, en donnant vie au courant positiviste. Dans la vision positiviste, le chercheur social est le sujet connaissant, c’est-à-dire le sujet apte à connaître ou chercher, et tout problème social devient un objet d’étude. S’établit ainsi une relation épistémologique verticale. En effet, bien que le sujet connaissant dans les sciences sociales étudie des personnes (créatrices de relations, de dynamiques, de structures sociales, etc.), celles-ci sont chosifiées. Durkheim lui-même disait qu’il fallait considérer les faits sociaux comme des « choses ».

Max Weber était en désaccord avec le positivisme. Pour lui, les sciences sociales devaient avoir une méthode différente de celle des sciences naturelles. Il a reconnu que les sciences sociales traitaient de personnes qui étaient à leur tour des acteurs sociaux, des créateurs du social. Pour Weber, le sujet connaissant - ou chercheur - devait comprendre l’action sociale réalisée par les acteurs sociaux, la raison de l’action sociale et les motifs des acteurs sociaux de la réaliser. La subjectivité devint un élément d’analyse importante.

Dans cette vision interprétative, la relation épistémologique change : on reconnaît les personnes enquêtées comme des acteurs sociaux qui génèrent des actions sociales. Le sujet connaissant cherchera à connaître et à comprendre l’action sociale4.

Si Pareto dira que ce sont les élites, spécialement les scientifiques, qui génèrent une nouvelle connaissance, Georgy Lukács, théoricien marxiste, privilégiera, lui, un sujet de la connaissance spécifique : le prolétariat. Dans cette perspective, le chercheur social n’est pas le sujet connaissant le plus éminent : il doit s’entretenir avec la connaissance que possède le prolétariat5.

Le féminisme fera un saut qualitatif dans l’épistémologie. Il parlera de sujets connaissants et affirmera que les questions ou les perspectives épistémologiques changent selon le contexte des hommes et des femmes. Les femmes depuis leur propre réalité ont une vision épistémologique propre et distincte de celle des hommes. De la même façon, on pourra dire que la perspective épistémologique du Sud sera différente de l’occidentale ou que les personnes qui vivent en situation d’extrême pauvreté formulent des questions uniques et propres depuis leur contexte.

Gustavo Gutiérrez, avec d’autres théologiens de la libération, a proclamé l’option préférentielle pour les pauvres. Il a abandonné l’idée qu’il fallait souffrir sur la terre pour se dire qu’il fallait construire le « Royaume de Dieu » ici et maintenant. Su tout le continent se sont créées des communautés ecclésiales de base dans lesquelles les personnes interprétaient les Évangiles à la lumière de la réalité actuelle et à travers la clé de la libération de toute oppression.

La recherche action participative a fait un pas de plus, puisqu’elle reconnaît toutes les personnes impliquées dans le processus de recherche comme des sujets connaissants. Elle prend une position claire et cherche à répondre au besoin des populations exclues, pauvres et ignorées, de trouver avec celles-ci les problématiques des communautés et la manière de les résoudre6.

Épistémologie du Croisement des savoirs

Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde, provenait de la grande pauvreté. Courageusement, il a décidé de ne pas oublier ses origines, et de ce fait les questions qu’il pose et les réflexions qu’il partage s’enracinent dans son histoire. Son apport révolutionnaire a été d’affirmer que les personnes en situation d’extrême pauvreté possèdent un savoir particulier et propre sur l’extrême pauvreté, une connaissance qui naît de leur expérience-même.

Une citation contribuera à une meilleure compréhension de ce que Wresinski proposait :

« Il voulait que les personnes en grande pauvreté ne soient pas seulement considérées comme des gens à instruire, mais qu’elles soient elles-mêmes sources d’un savoir appelé à s’échanger avec les savoirs des autres membres de la société. Le dialogue ne devient possible que si ceux réputés ‘savants’ acceptent de se laisser instruire par ceux-là mêmes qui étaient alors regardés comme ‘ignorants’. C’est ce qui fut initié au sein de ces Universités populaires Quart Monde où des personnes en situation de grande pauvreté apportent et partagent leurs connaissances issues de leurs expériences de vie avec d’autres, qui n’ont pas vécu la misère. Ensemble, ils en tirent une pensée et une action originales.7 »

En 1980, Joseph Wresinski, s’exprimant devant un Comité international scientifique réuni à l’Unesco, rappelait la double nécessité de :

« …Faire place à la connaissance que les très pauvres et les exclus eux-mêmes ont de leurs condition et du monde qui la leur impose, de la réhabiliter comme unique, indispensable, autonome, complémentaire à toute autre forme de connaissance et de l’aider à se développer…, de consolider la connaissance que peuvent avoir ceux qui vivent et agissent parmi et avec les plus pauvres »8.

Puis il ajoutait :

« Avec ces deux parties d’une connaissance globale, il y a la troisième, celle des chercheurs, celle de l’observateur extérieur. La connaissance universitaire est partielle. Elle ne peut être qu’une connaissance indirecte, informative et explicative »9.

Cette vision épistémologique reconnaît les personnes dans une situation d’extrême pauvreté comme sujets connaissants. Le phénomène de l’extrême pauvreté (ce qui cherche à être connu) est abordé à partir d’un dialogue entre des sujets connaissants, dans des conditions de reconnaissance et d’horizontalité, où toutes les personnes impliquées dans le processus de recherche, et pas seulement les chercheurs, sont bâtisseurs de nouvelle connaissance.

Méthodologie du Croisement des savoirs

La nouvelle épistémologie était posée, mais il fallait encore s’accorder sur la méthodologie et la mettre en œuvre. En 1993, à l’initiative d’ATD Quart Monde, s’est constitué un groupe de travail qui a eu comme objet :

« … De concevoir et d’élaborer les conditions d’un projet expérimental pour mettre en dialogue et en réciprocité trois types de savoir : le savoir de ceux qui ont vécu la pauvreté et l’exclusion, le savoir des personnes qui sont engagées avec eux et le savoir des hommes de science »10.

La méthodologie résultante de ce projet expérimental s’est appelée Croisement des savoirs. À cette expérience ont participé plus de trente personnes, porteuses des trois types de savoirs mentionnés, qui ont réussi à mettre en dialogue ces savoirs et à construire de manière collective une nouvelle connaissance.

Cette méthodologie part de la reconnaissance de tous les participants comme sujets connaissants. À travers une série de techniques et dispositifs, elle cherche l’équilibre et l’équité entre les acteurs et leurs savoirs, en garantissant les conditions adéquates pour le croisement des savoirs. Par exemple, à travers la technique de la transcription des échanges, on s’assure que les personnes en situation d’extrême pauvreté peuvent suivre le rythme de la recherche.

Les participants au processus de recherche acceptent de soumettre leur savoir à la réciprocité, d’écouter le savoir des autres acteurs et de se laisser questionner. Chaque savoir passe par un processus d’autoréflexion qui, dans le cas des personnes qui proviennent de la pauvreté, leur permet de s’approprier leur savoir et de gagner la confiance nécessaire pour le partager. D’un autre côté, le savoir des universitaires doit accepter de se laisser mettre en question et de se transformer pour pouvoir être partagé avec les autres acteurs.

Dialogue entre épistémologies

Les épistémologies du Sud et l’épistémologie du Croisement des savoirs constituent des tentatives fortes pour récupérer la légitimité et la reconnaissance de tous ces savoirs et connaissances qui ne sont pas rattachés à la logique « scientifique » telle que la conçoit la perspective occidentale. Sont revalidés, de la même façon, les savoirs de tous les peuples d’Abya-Yalá, et les savoirs qui se développent dans tous les « Sud » métaphoriques.

L’épistémologie du Croisement des savoirs a permis que les personnes qui vivent l’extrême pauvreté, les universitaires et les personnes engagées dans l’action, croisent leurs savoirs et construisent une nouvelle connaissance.

Cette épistémologie, dont le caractère principal est la reconnaissance et l’horizontalité entre les différents savoirs, peut aussi être appliquée pour que les épistémologies du Sud et les épistémologies de l’Occident se reconnaissent entre elles et réalisent des croisements.

Aucune perspective épistémologique ne peut s’autoproclamer comme la voie unique pour construire une connaissance valable. Il doit y avoir une écologie des savoirs11 parce que tout savoir est le dépassement d’une ignorance particulière : les savoirs sont appelés à dialoguer, se compléter, se comprendre mutuellement. Grâce au croisement de savoirs dans des conditions d’équité on peut réussir à générer de nouvelles connaissances plus intégrales sur presque toute problématique

Le temps de la suprématie, de l’invalidation de certains savoirs, est terminé. Le temps de la rencontre est venu, un temps pour élargir les horizons et nous reconnaitre toutes et tous comme sujets connaissants, quelles que soient notre origine ou notre condition.

Une nouvelle connaissance

Avec la méthodologie du Croisement des savoirs, deux éléments se complètent et génèrent de nouvelles connaissances :

  1. une épistémologie de la reconnaissance des savoirs des différents sujets connaissants ;

  2. une méthodologie du Croisement des savoirs qui permet le dialogue entre les savoirs en équité et horizontalité ;

  3. une nouvelle connaissance sur l’extrême pauvreté, plus intégrale, fruit du croisement des savoirs.

Dans cette perspective on reconnaît que la production d’une nouvelle connaissance est un processus collectif ; les recherches sociales, si elles ne veulent pas n’être que documentaires, doivent élaborer un savoir à travers une interaction avec toutes les personnes concernées.

Face à la persistance de la pauvreté et de l’extrême pauvreté dans le monde entier et les échecs multiples pour la combattre et pour la faire reculer, il est temps de changer de stratégie ; cela commence par une connaissance plus approfondie sur la pauvreté, qui doit inclure le savoir des personnes qui la vivent chaque jour dans leur propre peau.

Le défi consiste à continuer la construction d’une nouvelle connaissance sur la pauvreté, fruit du croisement des savoirs, d’une connaissance plus intégrale et complète qui permet de concevoir et de développer des politiques, des stratégies, des programmes et des projets plus informés et pertinents, qui soient réellement effectifs pour avancer dans le but d’éradiquer l’extrême pauvreté12.

1 Nom choisi en 1992 par les nations indigènes d’Amérique pour désigner l’Amérique, au lieu de la nommer d’après Amerigo Vespucci (source Wikipedia

2 E. Galeano, Las Venas Abiertas de América Latina, Ediciones La Cueva, Barcelona, 1978.

3 E. Lamo de Espinosa & J.M. González García, (1994) La Sociología del Conocimiento y de la Ciencia, Madrid : Alianza Editorial, Madrid, 1994.

4 Idem.

5 Idem.

6 F.D. Calderón Pérez, Investigación Participativa, Universidad Rafael Landivar y Radio Netherland, Guatemala, 1995.

7 Grupos de Investigación Cuarto Mundo-Universidad y Cuarto Mundo Colaborador, Estudio sobre la pobreza, el cruce de saberes y de prácticas. Editorial

8 Joseph Wresinski, « La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat », in Refuser la misère, Éd. Le Cerf, 2007, pp. 51 et

9 Idem.

10 Le croisement des savoirs et des pratiques. De Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire, Éd. Quart Monde/Éd. de l’

11 B. De Sousa Santos, Boaventura de Sousa Santos, 2012. Recuperado el 17 de septiembre de 2016, de http://www.boaventuradesousasantos.pt/media/

12 Voir également : M. Galich, M., Nuestros primeros padres, Fondo Editorial Casa de las Américas, La Habana, 2015.

1 Nom choisi en 1992 par les nations indigènes d’Amérique pour désigner l’Amérique, au lieu de la nommer d’après Amerigo Vespucci (source Wikipedia).

2 E. Galeano, Las Venas Abiertas de América Latina, Ediciones La Cueva, Barcelona, 1978.

3 E. Lamo de Espinosa & J.M. González García, (1994) La Sociología del Conocimiento y de la Ciencia, Madrid : Alianza Editorial, Madrid, 1994.

4 Idem.

5 Idem.

6 F.D. Calderón Pérez, Investigación Participativa, Universidad Rafael Landivar y Radio Netherland, Guatemala, 1995.

7 Grupos de Investigación Cuarto Mundo-Universidad y Cuarto Mundo Colaborador, Estudio sobre la pobreza, el cruce de saberes y de prácticas. Editorial Popular, Madrid, 2012.

8 Joseph Wresinski, « La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat », in Refuser la misère, Éd. Le Cerf, 2007, pp. 51 et suivantes.

9 Idem.

10 Le croisement des savoirs et des pratiques. De Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire, Éd. Quart Monde/Éd. de l’Atelier, 2008

11 B. De Sousa Santos, Boaventura de Sousa Santos, 2012. Recuperado el 17 de septiembre de 2016, de http://www.boaventuradesousasantos.pt/media/INTRODUCCION_BSS.pdf

12 Voir également : M. Galich, M., Nuestros primeros padres, Fondo Editorial Casa de las Américas, La Habana, 2015.

Sergio Lobos Balcárcel

Sociologue, et allié du Mouvement ATD Quart Monde au Guatemala, Sergio Lobos Balcárcel se définit comme un critique du système actuel - qu’il considère invivable -, intolérant à l’injustice, défenseur de la dignité, et animé d’une espérance inébranlable en l’humanité.

CC BY-NC-ND