"Un travail pour tous"

Jacques Nikonoff

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Jacques Nikonoff, « "Un travail pour tous" », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 05 août 1997, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/676

Penser autrement : De la nécessité, à un niveau local pertinent, de se mettre tous ensemble, avec les moyens financiers déjà mobilisés par le chômage, pour refuser ce dernier. (Propos recueillis par Jean Guinet)

Revue Quart Monde : La place du travail est aujourd’hui centrale. Les plus pauvres notamment revendiquent l’accès à un vrai emploi rémunéré décemment. La démarche de « Un travail pour chacun » correspond-elle d’abord à une exigence de justice avant de proposer des méthodes ?

Jacques Nikonoff : Le fonctionnement de l’économie désormais mondialisée ne tient strictement plus aucun compte de l’homme. Des millions de personnes sont devenues totalement inutiles à cette forme d’économie. Ces personnes survivent, dans les pays « développés », grâce aux politiques sociales. Mais ces dernières sont condamnées car leur poids financier - qui ne cesse de croître avec le chômage et la précarité - deviendra de plus en plus insupportable pour les gouvernements dont la seule obsession est la recherche du plus grand profit. Nous sommes dans une guerre commerciale mondiale totale. La logique économique est de prendre le marché de l’autre et non de coopérer au développement humain. Dès lors, pour assurer la « compétitivité », il faut réduire les coûts et tout particulièrement les coûts humains. Sinon, comment des pays comme le nôtre pourraient-ils rivaliser avec les pays à bas salaire ? Les gains immenses de la productivité comme les possibilités des nouvelles techniques, au lieu de soulager la peine de l’homme, seront utilisés à rendre encore plus compétitive cette économie dans son combat planétaire. Méfions-nous de ceux qui parlent de « baisse des charges », de « réduction des dépenses publiques » et de « baisse des impôts ». L’impôt est un des rares mécanismes qui permet la réduction des inégalités : il prend - un peu - aux riches pour donner aux pauvres. Baisser les impôts, c’est donner moins aux pauvres. Réduire les dépenses publiques, c’est réduire les dépenses pour les plus pauvres. Ces politiques sont présentées avec de bons arguments, mais ce sont des arguments de comptables et non des arguments d’humains.

On pourrait croire que le travail a disparu et qu’il faudrait s’accommoder de cette situation. Rien n’est plus absurde ni plus dangereux. Le travail est une activité créatrice de valeur, de richesse, qui permet de satisfaire des besoins. Il n’est qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte combien des millions de personnes manquent de tout : logement, alimentation, santé, culture, reconnaissance et utilité. Le travail manque dans la sphère marchande mais non dans les activités hors de l’entreprise, publiques. Au-delà de la valeur matérielle qu’il crée, le travail est la seule chose que possèdent les pauvres. C’est leur principal moyen d’exister, de participer au bien commun, d’être utiles et reconnus. Les en priver est les condamner à la mort sociale.

Notre démarche est d’abord le souci de l’homme, de son respect, de son épanouissement et de sa liberté. Sans travail, on ne peut être libre car, par définition, on est dépendant de quelqu’un. Mais rappeler ces principes ne suffit pas, il faut démontrer techniquement que l’emploi pour tous est possible. C’est ce que nous tentons de faire par nos travaux et nos actions.

Revue Quart Monde : Votre démarche a-t-elle un rapport avec votre propre histoire ?

J’ai travaillé dix ans comme ouvrier spécialisé en usine, j’ai habité vingt-trois ans dans la cité des « 4000 logements » à la Courneuve. J’ai été au chômage pendant plusieurs mois. J’allais alors quotidiennement au bureau d’aide sociale de la mairie chercher un panier à provision pour récupérer du sucre, de la confiture, des pâtes... Je porte dans ma chair la lutte contre la misère et l’injustice. Je ne supporte pas de voir cette richesse humaine massacrée. C’est le résultat non pas de la fatalité mais de l’évolution économique et mentale de notre société, enfermée dans des raisonnements de comptables. Une partie des élites a décidé de tirer un trait sur des millions de personnes et se justifie par l’inégalité supposée des races, le pseudo principe de responsabilité qui voudrait que chacun étant libre, il a la possibilité de choisir son destin.

Revue Quart Monde : Quels acteurs voulez-vous mobiliser en particulier comment associer les plus faibles, les plus pauvres, les chômeurs de longue durée... ?

La société dans son ensemble doit dépasser les clivages traditionnels et se dresser contre cette barbarie économique. C’est une question de survie. Nous appelons à un compromis national, de portée historique, sur l’emploi. Il s’agit de rassembler des forces très différentes, voire opposées, qui sauront s’unir sur l’essentiel.

Mais rien ne changera fondamentalement sans l’emploi. Il faut développer la solidarité pour que chacun mange à sa faim, se loge, reprenne prise sur son destin mais cela ne suffit pas. Il faut transformer les logiques d’assistance - qu’elles soient l’œuvre des pouvoirs publics ou des associations - car elles sont insidieusement devenues des logiques d’assistanat et de dépendances. Elles étaient justifiées quand il s’agissait d’aider de façon ponctuelle quelqu’un en attendant qu’il retrouve un travail. Aujourd’hui, on reste enfermé dans le chômage et aucune politique d’assistance ne remplace l’essentiel : l’emploi. Il faut donc arriver simultanément à soulager la souffrance et à créer des millions d’emplois.

Revue Quart Monde : Quels nouveaux principes sont à la base de vos propositions ?

Mettre l’homme au centre de toute l’organisation sociale n’est pas un principe nouveau. De même, les valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité, la fraternité ne sont pas nouvelles. Ces valeurs, ces principes, nous semblent devenus vides de sens pour un grand nombre et ne correspondent plus à aucune réalité.

Notre façon d’aborder les problèmes d’un double point de vue, la faisabilité technique et la faisabilité politique, est originale. Ainsi, sur le plan technique, il est évident que l’emploi pour tous n’est pas plus difficile à organiser que l’école pour tous. Le droit constitutionnel à l’emploi peut trouver une traduction concrète très rapidement. Nous parlons de statut de l’actif, c’est-à-dire la possibilité offerte à chaque citoyen d’avoir une activité - emploi, formation, congé sabbatique... -, un revenu et la protection sociale. Et ceci pour tous dès l’âge de dix-huit ans.

La politique monétaire peut contribuer à relancer l’activité économique et donc l’emploi. C’est techniquement possible mais non fait pour des raisons politiques et idéologiques telles le traité de Maastricht, l’obsession de l’inflation... Réduire - modestement - le revenu et le patrimoine des 5% les plus riches suffirait à financer des centaines de milliers d’emploi. Evidemment, sur le plan politique, une telle mesure statistiquement possible en fait frémir certains. Enfin - c’est la voie que nous préconisons car elle est susceptible de rassembler très largement - une profonde réorientation de la dépense publique permettrait de financer des millions d’emplois. Nous y incluons, notamment, l’activation des dépenses passives du chômage1.

Revue Quart Monde : Quelles bases en sont irréductibles ? En quoi peuvent-elles évoluer selon les négociations et les acteurs ?

Techniquement, l’emploi pour tous est possible. Il s’agit alors de créer les conditions politiques de sa réalisation, ce qui est plus difficile. La solution passe par la création d’un immense mouvement de l’opinion publique, déterminé, conscient, positif et concret et non simplement contestataire, prêt à s’organiser sur la longue durée.

Revue Quart Monde : Quelle place originale donnez-vous au territoire et comment s’organisent les liens national/régional ?

La société est organisée en ordres verticaux qui, par définition, ne se croisent jamais. Cette situation est une source du blocage français, chacun tentant de faire du lobbying pour son propre intérêt. Nous pensons qu’il faut développer des logiques « horizontales ». Nous entendons par là l’organisation des acteurs dans leur diversité, à l’échelon de territoires. Un territoire, ou « bassin d’emploi et de vie », comme nous disons, est une zone présentant une forte cohérence humaine - culture, histoire tradition... -, géographique et économique. Sa taille varie de cinquante mille à cent cinquante mille habitants. A cet échelon, il est possible d’inventer une démocratie plus participative, de créer des espaces inédits de citoyenneté, de créativité... L’échelon de la commune est trop inégal ; les habitants des petites localités ou des “ cités-dortoirs ”, sans moyens, sont défavorisés. De surcroît, certains élus, même désignés par le suffrage universel, font un usage parfois abusif de leur pouvoir ou, à l’inverse, aucun usage du tout. Des comportements féodaux réapparaissent, des conflits de clans paralysent des territoires entiers. Le clientélisme, l’instrumentalisation, menacent à tout instant. Il faut donc, à l’échelon du bassin d’emploi et de vie, organiser la reconquête de l’emploi et de la citoyenneté. Mais il faut parallèlement veiller à la bonne coordination de ces ensembles par un rôle de péréquation et de mutualisation assuré par l’Etat. Sinon, c’est le communautarisme et le risque du repli sur les valeurs du passé.

Revue Quart Monde : Dans la mesure où de nombreux emplois sont créés mais en nombre encore insuffisant, comment briser la règle de leur attribution aux plus performants à court terme ? Comment assurer l’accompagnement des plus faibles vers la qualification et l’emploi ?

L’économie actuelle, si elle poursuit sur sa pente naturelle, ne créera jamais d’emplois pour tout le monde. Il y a quatorze millions de salariés dans le secteur marchand et entre cinq et six millions de personnes privées d’emploi. Qui peut croire que les entreprises vont, même à moyen terme, augmenter leurs effectifs de 30% alors que partout on licencie ? Les entreprises engagées dans la guerre commerciale mondiale n’emploieront que les plus performants mais jamais les exclus. Sauf à leur imposer des mesures obligatoires, elles ne feront rien de significatif pour l’emploi car elles sont prises dans une logique qui les dépasse et dont elles ne peuvent sortir. Il faut donc changer cette logique mondialiste. Ce ne peut être que le résultat d’un très long processus. En attendant, il faut créer immédiatement des millions d’emplois hors des entreprises. Chacun doit pouvoir y trouver sa place. Il faudra même partir non seulement des besoins sociaux mais aussi des possibilités des chômeurs les plus en difficulté pour créer des emplois adaptés. La formation ne peut plus être un préalable à l’emploi. Les deux doivent aller de pair. On se forme d’autant mieux que l’on est déjà en emploi. C’est le seul moyen d’éviter la poursuite de tous ces systèmes de mouroir inventés au fil des ans.

Revue Quart Monde : Comment éviter la concentration des anciens chômeurs dans des emplois spécifiques ?

Tout ce qui contribue à créer des ghettos doit être banni. On a bien créé dans les entreprises une obligation d’insertion pour les travailleurs handicapés, à partir de postes adaptés ! On peut le faire hors des entreprises, dans les collectivités locales, l’administration, les services publics, les associations... Le contact avec les autres, la « banalisation » de ces emplois, même s’ils sont adaptés, ne doivent pas aboutir, pour les anciens chômeurs ou exclus, à un statut différent de celui des autres travailleurs. Il n’y a aucun fondement moral à cela, ni d’ailleurs économique, financier...

Revue Quart Monde : Comment assurer le long terme et ne pas retomber dans le cercle vicieux du chômage une fois « l’emploi pour tous » obtenu ?

L’ANPE doit pouvoir en permanence proposer des emplois à la fois dans les entreprises - c’est son rôle aujourd’hui - mais aussi hors des entreprises. L’Etat doit assurer le droit à l’accès à l’emploi pour tous. Il faut bien comprendre que l’emploi ne doit plus résulter du simple fonctionnement de l’économie. Il est une décision politique. C’est parfaitement possible si l’on met fin à cette confusion qui fait assimiler emplois dans le secteur marchand et emplois dans le secteur non marchand. S’il est vrai que l’emploi dans le secteur marchand dépend de l’économie, l’emploi dans le secteur non marchand ne dépend que de la volonté politique. Il faut donc obtenir des différentes forces politiques la mise en œuvre du droit constitutionnel à l’emploi. On nous dit que c’est utopique. C’est croire que les choses pourront éternellement continuer ainsi qui est utopique. Mais c’est une utopie tragique.

Revue Quart Monde : Que faites-vous pour mobiliser les acteurs ?

Nous avons lancé l’idée d’une action intitulée « l’emploi pour tous : une expérimentation nationale dans dix territoires ». Son but est d’essayer des voies nouvelles pour créer des emplois. Nous avons été reçus par monsieur Barrot et madame Lepage et plusieurs cabinets ministériels. Nous leur avons proposé d’expérimenter nos idées dans dix territoires. Un « appel à candidature » est en cours. Un dossier très concret a été envoyé à tous les députés et aux présidents de conseils généraux et régionaux pour leur demander de participer à cette expérimentation. Nous proposons tout d’abord de se fixer un objectif visant à tenter de supprimer le chômage sur les territoires retenus. Il faudra bien, un jour ou l’autre, répondre à cette question : y a-t-il du travail pour tous ? Généralement, on ne se fixe pas l’objectif de l’emploi direct, on parle de formation, d’insertion, d’aides... Ensuite, trois moyens ont été définis : identifier tous les potentiels d’emplois, identifier le coût du chômage sur le territoire, créer les outils de pilotage dans les bassins d’emploi entre tous les acteurs.

C’est sur ces trois points que nous attendons une mobilisation de tous. Que chacun s’y mette pour identifier ce qui permettrait d’améliorer le bien-être général tout en créant des emplois. Faisons le porte à porte des entreprises, rencontrons les élus, les enseignants et les parents d’élèves, les responsables d’association : tous ont des idées d’emplois, d’activités et de services à développer. Il existe plus de possibilités d’emplois qu’il n’y a de chômeurs. Après avoir relevé tous ces potentiels d’emplois, il faudra calculer le coût du chômage sur le territoire concerné. On ne pourra malheureusement jamais chiffrer ce qui pourtant justifierait cette action : la souffrance sociale. On s’apercevra aussi qu’il existe suffisamment d’argent pour payer tous ces emplois si les pouvoirs publics acceptent de modifier leurs façons de faire, les circuits administratifs et financiers. Personne ne sera de trop dans cette reconstruction sociale.

1 Ces réflexions sont développées dans deux documents : La République du droit à l’emploi pour chacun (1995) et Mémorandum pour l’emploi (1996) )
1 Ces réflexions sont développées dans deux documents : La République du droit à l’emploi pour chacun (1995) et Mémorandum pour l’emploi (1996) )

Jacques Nikonoff

Jacques Nikonoff, né en 1952, a habité vingt-trois ans la Cité des 4000 à la Courneuve. D’abord ouvrier spécialisé pendant dix ans, il est licencié de l’entreprise dans laquelle il était délégué syndical. Il passe alors par une période de deux ans de chômage et reprend des études pour intégrer finalement l’ENA. Depuis, il est à la Caisse des Dépôts. Il a fondé en 1993 le mouvement UTC (Un Travail pour Chacun)

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