Nous ? Je ? On ? Eux ?

Emmanuel Bodinier

p. 24-27

References

Bibliographical reference

Emmanuel Bodinier, « Nous ? Je ? On ? Eux ? », Revue Quart Monde, 241 | 2017/1, 24-27.

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Emmanuel Bodinier, « Nous ? Je ? On ? Eux ? », Revue Quart Monde [Online], 241 | 2017/1, Online since 15 September 2017, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6793

Comment s’y prendre pour faire émerger un espace démocratique où s’exercerait la totalité de la créativité « politique » et « poétique » des jeunes de divers milieux sociaux, y compris celle des plus précaires ? L’auteur, passionné de la question du pouvoir d’agir, s’y est employé et relate l’émergence de l’existence d’un « NOUS » ancré dans des « JE », par des personnes qui s’affirment, ressentent et formulent ce qu’elles veulent. « NOUS » s’oppose à des « ON » impersonnels et à « EUX », ceux qu’il faut exclure, stigmatiser, pourchasser.

Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses.
(« Le Forgeron », Arthur Rimbaud)

Les parlements libres sont des espaces de débat entre des jeunes adultes de différents milieux sociaux. En 2013, cinq associations du Dauphiné1 se sont alliées pour proposer la création de cet événement. Il s’agissait au départ de mobiliser des jeunes adultes en s’attaquant aux causes de la précarité. Depuis, l’expérience s’est répétée chaque année et a essaimé dans d’autres régions comme l’Île-de-France, le Nord-Pas de Calais, Poitou-Charentes ou le Centre. Comme membre de ce groupe fondateur2, je souhaite évoquer cette expérience et l’inscrire dans une certaine conception de la démocratie3.

Qu’est-ce qu’un Parlement libre ?

Deux jours pendant lesquels se rassemblent une centaine de jeunes de dix-huit à trente ans aux vécus très différents les uns des autres : migrants, français, habitant en ville, en banlieue, en campagne, transsexuels, en galère, aux études, au chômage, en emploi précaire, en volontariat européen, sans occupation fixe... De mon expérience personnelle et de l’avis des participants, on voit rarement une telle diversité au même endroit.

Le temps d’un week-end, ils et elles évoquent leurs rêves et leurs colères avant de formuler ensemble des propositions visant à transformer leurs vies dans le sens du bien commun.

Les débats se font de manière libre, poétique et politique. Libre car nous partons des réalités vécues par chacun et que le Parlement a construit son indépendance des pouvoirs publics y compris financièrement. Mais cette liberté s’exerce aussi par des formes d’auto-organisation impliquantes : les « tâches subalternes » ne sont pas déléguées mais assumées en commun (épluchage des légumes bios et locaux, vaisselle, rangement, nettoyage, etc.), et chacun est coresponsable de l’ambiance, du respect du sommeil des autres et de l’envie de faire la fête.

Poétiques, en ouvrant la discussion à d’autres modes d’expression que les mots formatés par le langage scolaire et médiatique. À partir d’un conte populaire4, du théâtre de l’opprimé ou de toute autre forme artistique, chacun est invité à développer sa créativité face aux injustices. Comme ce poème de Rimbaud, un déclassé marginal, un drogué magnifique, un vendeur d’armes et qui pourtant invite à la beauté dérangeante et amère de la vie.

Politiques, au sens où la parole échangée cherche à dépasser les identités d’appartenance, les situations particulières des uns et des autres et à formuler des revendications qui touchent au bien commun et à l’organisation des institutions. On ne vient pas au Parlement libre pour régler son problème personnel – même si cela peut y contribuer.

Pour AequitaZ au départ, nous souhaitions que le Parlement libre soit un espace de création de groupes de jeunes mobilisées localement afin de porter des revendications dans l’espace public. Nous avons échoué sur ce point. La région est trop grande, les moyens limités et les participants d’origines géographiques trop diverses. Nous avons malgré tout réalisé plusieurs outils de campagne pour lutter contre certaines injustices comme ce « carton rouge » pour lutter contre le sexisme subi par des femmes dans l’espace public et dans les groupes auxquelles elles participent ou bien encore un livret des droits des jeunes dans leurs relations avec la police.

Un espace d’émergence démocratique

Mais plus fondamentalement, nous avons contribué à créer un espace d’émergence démocratique. De nombreux jeunes s’engagent suite au Parlement libre qui agit comme un « espace de politisation ». On discute avec d’autres jeunes que l’on ne croise pas dans sa vie de tous les jours et l’on prend conscience que les problèmes sont « collectifs et publics » et non « personnels et privés ». Que nous les vivons en interdépendance les uns avec les autres et que c’est à plusieurs que l’on peut les régler. Et que ce que le Parlement libre contribue à proposer c’est à des jeunes de vivre libre comme citoyens. Des jeunes s’engagent dans des actions collectives au sein de leur foyer, dans de nouvelles associations, au sein de Nuit Debout

Des expériences intimes deviennent progressivement publiques après avoir été discutées par deux puis en petit groupe avant d’être présenté devant « l’assemblée du parlement ». A moins d’être déjà politisé, on ne va pas penser puis affirmer que le fait d’avoir été insulté ou que l’on galère à trouver un emploi est une expérience politique. On le vit alors comme un échec personnel. Et c’est par l’échange et l’analyse collective que l’on comprend physiquement, émotionnellement ce qu’est un pouvoir collectif. « Je sais ce que c’est être un citoyen » a dit Mehdi lors du bilan collectif du Parlement libre en 2015.

En quoi est-ce si important ? La démocratie n’est pas qu’un régime mais un mode de vie sociale qui ne repose pas essentiellement ni sur l’existence de représentants, ni sur la présence d’experts mais sur ce que John Dewey nomme des « publics effectifs »5. Chez ce philosophe engagé dans les combats de son temps, le public est un groupe de personnes qui identifient des problèmes à partir de leurs intérêts ou de leurs convictions. Par l’observation, l’analyse, l’enquête, le dialogue, ils transforment alors un vécu privé en un problème public que l’on peut résoudre collectivement. L’expert et le représentant sont importants mais n’arrivent que dans un second temps. Pour reprendre la célèbre métaphore de Dewey, « c’est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l’expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier »6. C’est elle qui peut dire ce qui est important pour elle, pour vivre libre, debout, aux couleurs de la vie.

Des cordonniers - des responsables politiques, des militants associatifs, des chercheurs, des chefs d’entreprises... - peuvent venir partager leur expérience et apprendre de ce que vivent ces jeunes au cours du week-end. Ils n’en sont pas exclus ni au centre, évitant les écueils du « basisme » qui postule que seuls les jeunes auraient les réponses à leur problème ou de la soumission symbolique aux représentants de l’ordre social dominant.

La citoyenneté, ce n’est pas le concours de clic de « La France s’engage », ce n’est pas un mot dans un programme électoral, c’est la création permanente d’un « nous incertain, fragile, tendu vers la résolution des problèmes publics. C’est l’existence d’un « NOUS » ancré dans des « JE », par des personnes qui s’affirment, ressentent et formulent ce qu’elles veulent. « NOUS » s’oppose à des « ON » impersonnels et à « EUX », ceux qu’il faut exclure, stigmatiser, pourchasser. En outre, formuler les problèmes à partir des personnes concernées n’amène pas forcément de réponses individualistes et catégorielles. Quand on demande à des jeunes qui galèrent vraiment quels sont leurs rêves et leurs colères, ils répondent : « un air pur », « un monde sans discriminations » ou « liberté, égalité, fraternité ». Ils ne sont pas dans des revendications corporatistes mais porteurs du « pressentiment d’un monde meilleur ».

La confiance plus que les méthodes

Pourquoi le Parlement libre est-il une expérience marquante pour ses participants ? Certains mettent en avant les pédagogies dynamiques issues de l’animation sociale, de l’éducation populaire ou du théâtre de l’opprimé. Nous travaillons en petits groupes. On met en scène les restitutions avec du théâtre-image. On utilise des jeux de placements dans l’espace pour exprimer ce qui permet d’éviter des prises de paroles redondantes.

Ces méthodes sont utiles, enrichissantes et permettent de limiter les inégalités (de genre, d’origine sociale, de réussite scolaire) dans les prises de paroles. Mais personnellement, je ne pense pas que les questions de méthodes priment. Ce qui est en jeu est plus fondamental : il s’agit de conserver un espace vide délimité par la confiance. Le vide est au centre des cercles de travail. Il permet à chacun de mettre de soi s’il le souhaite. La confiance permet d’accueillir chacun et invite à grandir.

On peut alors « se dire », tisser progressivement un savoir, source de pouvoir. Comme attendre plusieurs secondes le micro à la main, accroupi devant une jeune femme qui n’ose pas dire son prénom devant les autres. Comme cette discussion interminable sur la définition du viol entre des jeunes filles qui le banalisaient dans certains cas et une autre qui le condamnait sans concessions. Si la dynamique prend, on peut observer comment des jeunes approchent progressivement leurs chaises du centre du cercle du parlement libre au fur et à mesure du week-end. Réciproquement, la confiance des jeunes dans le processus du Parlement libre et dans les animateurs entretient notre engagement et une rencontre qui dépasse nos statuts. Le risque de l’aventure partagée donne l’envie aux uns, aux autres, de continuer à avancer et de tenter d’inventer des suites. Pourrait-on vivre un Parlement libre pendant un mois ? Créer des relations de confiance qui dépassent l’événement et le retour chez soi ?

Bien entendu, il y a des limites et des insatisfactions comme le sentiment que le processus de vote manque de profondeur ou l’impression de se répéter d’année en année. Mais la période me pousse à adopter « l’optimisme vaillant et âpre »7. Le Parlement libre est une forme simple reprise par d’autres associations ailleurs en France. Il fait partie de cette nébuleuse qui fait émerger des citoyen(ne)s actif(ve)s attaché(e)s au bien commun et prêt(e)s à s’engager pour lui. Il s’agit de regarder sous la ligne de flottaison de l’iceberg démocratique dont la seule pointe visible pour de nombreux médias est un fonctionnement institutionnel désuet et trop souvent absurde ou les chiffres de l’abstention, éternel marronnier des scrutins. Le Parlement libre est une « forge » où des « ouvriers » travaillent « lentement ». Sans se soucier outre mesure d’un monde qui se défait, pour se concentrer et rester « chasseurs des grandes causes », celles du monde qui vient, du monde de demain.

1 AequitaZ, l’Union des centres sociaux en Rhône-Alpes (URACS), le Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne (MRJC), les Cités d’Or, l’Union régionale

2 Pour un point de vue plus extérieur, on peut consulter avec profit l’article du sociologue Régis Cortesero, « Convergences et divergences des

3 Cet article a bénéficié de la relecture attentive et des remarques de Véronique Laforêts.

4 Des exemples de contes populaires qui ouvrent l’imaginaire sont disponibles sur le site d’AequitaZ, http://www.aequitaz.org/outils/

5 John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. fr. Joëlle Zask (édit. 2010), Édit. Gallimard, Folio Essais, Paris, 1927, p. 231.

6 John Dewey, op. cit, p. 197.

7 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine (1789-1900), 1901, vol. XII.

1 AequitaZ, l’Union des centres sociaux en Rhône-Alpes (URACS), le Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne (MRJC), les Cités d’Or, l’Union régionale pour l’Habitat des Jeunes (URHAJ).

2 Pour un point de vue plus extérieur, on peut consulter avec profit l’article du sociologue Régis Cortesero, « Convergences et divergences des jeunesses dans une expérience délibérative. Le cas des ‘parlements libres de jeunes’ », Jeunesses. Etudes et synthèses INJEP, septembre 2016, nº 34, www.injep.fr/sites/default/files/documents/jes34_convergences_et_divergences.pdf

3 Cet article a bénéficié de la relecture attentive et des remarques de Véronique Laforêts.

4 Des exemples de contes populaires qui ouvrent l’imaginaire sont disponibles sur le site d’AequitaZ, http://www.aequitaz.org/outils/contes-et-illustrations/

5 John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. fr. Joëlle Zask (édit. 2010), Édit. Gallimard, Folio Essais, Paris, 1927, p. 231.

6 John Dewey, op. cit, p. 197.

7 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine (1789-1900), 1901, vol. XII.

Emmanuel Bodinier

Emmanuel Bodinier est cofondateur d’AequitaZ, association sans domicile fixe qui vise à développer le pouvoir d’agir et la créativité de celles et ceux qui vivent des situations de précarité ou des discriminations.

CC BY-NC-ND