Dispositifs pédagogiques, démocratie et éducation à la citoyenneté

Dominique Lahanier-Reuter

p. 33-37

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Dominique Lahanier-Reuter, « Dispositifs pédagogiques, démocratie et éducation à la citoyenneté », Revue Quart Monde, 241 | 2017/1, 33-37.

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Dominique Lahanier-Reuter, « Dispositifs pédagogiques, démocratie et éducation à la citoyenneté », Revue Quart Monde [Online], 241 | 2017/1, Online since 15 September 2017, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6798

Comment éduquer à la citoyenneté et à la démocratie au sein d’une école accueillant un grand nombre d’enfants en situation de grande pauvreté ?… C’est ce que l’auteure relate au travers d’exemples observés au cours d’une recherche menée sur un temps long, dans une école fonctionnant selon les principes de la pédagogie Freinet1.

Nous avons mené une longue recherche autour d’une école inscrite dans la pédagogie Freinet dans un quartier très populaire d’une banlieue de Lille. Je voudrais montrer comment les enseignants de cette école2 ont compris et enseigné la formation à la citoyenneté et comment le fonctionnement des maîtres et des élèves relève de principes de la démocratie.

Je voudrais donc montrer des dispositifs plutôt que de citer des discours et des intentions. Pour les faire comprendre, regardons quatre exemples de choses vues dans cette école, que je n’ai pas vues ailleurs. À partir de ces choses vues, j’essaie de voir comment les élèves peuvent acquérir ces notions de citoyenneté et de démocratie et les interpréter.

Quatre choses vues, qui sont produites par des dispositifs originaux : les tableaux dans l’escalier, le professeur bègue, « ben écris-le ! », le problème du ballon de foot.

Les tableaux dans l’escalier

Les escaliers des écoles sont encore souvent recouverts à hauteur d’élève de petits carreaux bleus, noirs, gris foncé, peu salissants. Ils ont des barrières et des rampes en plastique noir. Les élèves s’y précipitent et s’y bousculent pour courir en récréation ou à la fin de la classe. Leurs murs sont peints de couleurs neutres et souvent on les décore d’une affiche ou de travaux d’élèves (les 24 peintures de la même feuille d’automne). Les escaliers de l’école Freinet sont comme les autres, à quelques différences près. Les œuvres affichées au mur sont des œuvres d’élèves de l’école, mais elles sont uniques, très bien encadrées, et à côté de chacune un carton indique le titre de l’œuvre, la date et le nom de l’auteur, ainsi que son niveau (CP, CM2,…). Comme dans un musée.

Oui, comme dans un musée, ce sont bien des œuvres, qui sont mises en valeur - par les encadrements -, dont l’auteur est identifié - par la fiche -, dont on peut parler- il y a un titre. Ce dispositif d’exposition fait donc de l’escalier un endroit investi. Il n’appartient pas aux élèves, mais ils y sont présents, par leurs représentants - les auteurs des peintures qu’ils ont choisies. Je dis qu’il ne leur appartient pas car tout n’y est pas permis. Les œuvres affichées doivent être respectées. Par conséquent, c’est plutôt un espace dont le contrôle et la gestion leur appartient.

Il est vrai que tout espace public est un espace que nous pouvons investir, en tant que citoyens d’un état démocratique, et même dont l’investissement nous revient. C’est aussi un espace que nous devons respecter.

Ce dispositif de présentation d’œuvres dans les escaliers de l’école fait de ces escaliers un musée, donc construit un patrimoine de productions d’élèves. Comme le disait un des maîtres de cette école, Marcel Thorel, la culture que nous construisons est une culture populaire, au sens où elle est faite des œuvres des individus qui travaillent dans ce lieu.

Voici donc un dispositif qui me parait contribuer à l’élaboration du futur citoyen, en ce qu’il participe de la culture commune consciemment, que sa responsabilité y est engagée. Il me parait aussi contribuer à la construction d’un espace démocratique, au sens où la responsabilité, le contrôle et la gestion des espaces publics sont l’affaire de tous. Démocratique enfin parce que revient à tous le pouvoir de décider quelle œuvre va être affichée.

Le professeur bègue

Dans la classe de CM1 où j’étais observatrice ce jour-là, travaillaient côte à côte des élèves, des petits, des grands, des blonds, des bruns, des bavards, des silencieux, des rêveurs… On a vite fait, en tant qu’enseignant, de figer les descriptions : Amélie, au fond est « une enfant rêveuse, un peu lente… », Anas à droite, là, est « une boule de nerfs » et souvent on ajoute, « oui, parce que chez lui… ». Et ce jour-là, les descriptions des élèves me posèrent beaucoup de questions.

En effet, Quentin3 présentait sa « recherche mathématique » à la classe. Une partie de l’enseignement des mathématiques se fait dans cette école par des recherches individuelles. La recherche de Quentin était un très beau projet. Il avait cherché combien de cercles il fallait tracer pour construire trois rosaces imbriquées les unes dans les autres, puis 5 rosaces imbriquées, puis 10, etc.

Lorsque Quentin avait exposé sa question de recherche, le maître avait souligné à sa façon que c’était une bonne question : « C’est intéressant, j’aimerais être à ta place et pouvoir chercher tranquillement comme toi ». Aujourd’hui, Quentin donnait les résultats et il circulait dans les rangs pour montrer aux autres comment construire une rosace, puis deux imbriquées, puis trois…, s’arrêtait là pour conseiller, ailleurs pour redresser un compas, ici pour souligner une erreur, puis revenait au tableau. Quentin, durant ces moments-là, était le professeur. Et tous, le maître aussi, le considéraient comme tel. Quentin est un petit garçon blond, un peu pâle. C’est aussi un enfant bègue. Il est sans doute beaucoup d’autres choses encore. Mais dans le cadre de cette classe, il a pu être, pour un instant, professeur. Ainsi, dans cette classe, les rôles ne sont pas figés. N’est-ce pas là une expérience à la base, au fondement même de la démocratie ? Tous, quels qu’ils soient, peuvent envisager d’occuper les différentes positions qu’offre cette communauté. Il est possible d’être un élève qui apprend d’autrui, il est possible d’être un enseignant qui apprend à autrui. Dans un autre espace, il serait possible pour tous d’être électeur et élu, dans un autre d’être auditeur et orateur, dirigé et dirigeant, etc.

Une telle expérience du renouvellement des personnes qui occupent des fonctions importantes nous parait extraordinaire dans sa puissance à faire comprendre ce qu’est et ce que n’est pas la démocratie.

Mais un autre point est à souligner. Quentin bégaie, de façon très marquée. On se doute bien que dans une autre école, sa vie n’aurait sans doute pas été toujours facile. Dans cette leçon de mathématiques, ce temps d’exposé, personne ne s’est moqué de Quentin. Tous les élèves comme le maître l’ont écouté, absolument comme si ce défaut de prononciation n’était pas ailleurs source de rires, de moqueries. Là encore, je propose de lire dans ces comportements l’apprentissage d’une caractéristique de la citoyenneté, celle du respect de l’autre. J’ajoute enfin que ce respect ne s’établit pas autoritairement. Ce n’est pas le maître qui a ordonné aux élèves de se respecter. Il n’y a pas eu de : « Respectez-le ! », « Ne vous moquez pas de lui ! ». Non, ce respect s’établit parce que Quentin expose quelque chose d’intéressant.

Le respect de la parole de l’autre passe aussi par la découverte que ce que l’autre dit peut être intéressant. Les autres élèves, tout comme le maître, n’écoutent pas Quentin pour « avoir un bon comportement », pour montrer qu’on le respecte malgré son bégaiement ; non, ils l’écoutent parce que sa recherche est passionnante. À mon avis, c’est une clé de ce dispositif : faire en sorte que les contenus soient intéressants.

« Ben écris-le ! »

Autre situation, exemplaire d’autres dispositifs, d’autres règles plus ou moins implicites. Cette fois, c’est dans la classe de CE2 qu’elle a été observée. Toujours dans une situation d’exposé de recherches mathématiques, parce que c’est ce que j’ai le plus observé pour les besoins de la recherche menée sur cette école. C’est Kévin qui expose son travail, et voici les premiers échanges avec la classe, ou plutôt avec un autre élève, Anas :

Kévin : Ben moi en fait j’ai fait, j’ai fait avec des fois, j’ai fait des calculs, et en fait j’ai fait neuf fois cent, et ben j’ai trouvé neuf cents parce que neuf ça fait neuf cents en fait et après j’ai fait jusque quatre cent trente-cinq fois cent, et j’ai trouvé quarante… quarante… quarante… trente-cinq mille…
Le maître : Tu peux l’écrire ?
Kévin écrit au tableau :
 10x100 = 1000
 11x100 =1100
 12x100 =1200
 13x100 =1300
Kévin : alors en fait j’ai vu que quand dix fois cent, j’ai vu tout de suite que quand on multiplie, je mets dix là et j’ai rajouté deux zéros pour continuer et j’ai fait… quand on a treize et qu’on rajoute cent…
Anas : en fait tu fais de cent en cent parce que…
Kévin : non c’est pas facile.
Anas : dix fois cent.
Kévin : il faut que tu connaisses tes tables de multiplication, si tu connais la table de dix, et ben tu sais que dix fois heu…. cent égale mille.
Anas : parce que de cent en cent regarde ça fait mille après ça fait… après je sais pas ce que tu as écrit là.
Kévin : ouais mais tu peux te tromper…parce que regarde… si tu peux te tromper, parce qu’il suffit que par exemple…
Anas : Ben écris ! Ben écris !

Deux élèves se parlent, publiquement, et ils se parlent de ce que le premier a fait, a trouvé. Ce qui est extraordinaire, c’est que justement c’est extraordinaire à l’école primaire en mathématiques. La forme usuelle des échanges publics est plutôt celle entre le maître et un élève ou des élèves ; je n’ai pratiquement jamais relevé ailleurs dans cette école des échanges d’élève à élève. À cette première particularité s’ajoute celle du retrait du maître, qui n’interviendra à nouveau que plus tardivement.

Voici donc une classe dans laquelle, encore une fois, un élève occupe une position d’enseignant, mais dans laquelle un autre élève reformule (en fait tu fais de cent en cent…), lui donne des ordres (ben écris !) et surtout cherche à comprendre ce que l’autre présente. Bref, un dialogue de travail. Un dialogue où les élèves parlent sans aucune digression, dans un langage disciplinaire, plutôt contrôlé (il faut que tu connaisses). Ainsi, il s’agit là, selon moi, d’une vraie situation de travail où un savoir individuel, celui de Kévin, va devenir un savoir collectif, par « coopération ». Une coopération au sens d’une acceptation de positions différentes (Kévin sait quelque chose que les autres ignorent, il évalue d’ailleurs son travail en précisant que « c’est dur », Anas voudrais comprendre et partager le savoir de Kévin). Une coopération qui passe par des demandes (ben écris !) dont l’élève est sûr qu’elles vont être acceptées et obéies. Pensons une seconde à tous ces moments où les élèves demandent : « Pourriez-vous l’écrire, le répéter ? » et où l’enseignant répond : « Tu n’avais qu’à écouter ». Pensons à ce que disait un des élèves du centre des Apprentis d’Auteuil, d’après Nicolas Truelle, le directeur de cet établissement : « Ici, c’est une école où on n’efface pas tout de suite le tableau ». Voici une situation où le maître et les élèves vivent une expérience où la coopération est bénéfique pour le travail, parfois plus que la compétition.

Le problème du ballon de foot

Terminons cette série d’exemples par un problème. Dans la cour de récréation, beaucoup aiment jouer au foot. Mais un ballon de foot peut causer des dégâts, et ce matin-là, il avait brisé une vitre de l’école. Non seulement il fallait remplacer la vitre cassée, ce qui engage toujours des frais, mais les éclats de verre auraient pu blesser quelqu’un. Face à ce problème, que faire ? Dans la plupart des cas, l’interdiction pure et simple par le directeur est immédiate et règle la question. Ici, certes cette interdiction a été aussitôt donnée (il n’est pas question d’exposer des élèves à un danger) mais elle n’a pas réglé la question. Si l’autorité est garante de la sécurité des élèves, la question collective doit être réglée collectivement. Donc le conseil d’école suivant s’est saisi de la question : des élèves aiment beaucoup jouer au foot mais cela peut être dangereux et coûteux. À ce conseil participent des élèves de tous les niveaux ainsi que les enseignants. La décision de changer de type de ballon fût adoptée à la majorité. Plus de ballon en cuir, mais des ballons en mousse, même si le jeu n’est plus aussi drôle. Voici donc encore un exemple de ce qui peut être considéré comme une expérience d’un principe démocratique : prendre et écouter les avis des uns et des autres et faire passer l’intérêt de tous avant celui d’un groupe, préférer la raison et la réflexion à des disputes, des incompréhensions, etc.

En conclusion, j’espère avoir montré que c’est aussi au travers des situations les plus quotidiennes de l’école que les enseignants et les élèves peuvent expérimenter les principes élémentaires de la démocratie. J’allais dire : et surtout, tant il semble important que ces principes s’actualisent, au lieu de rester des discours convenus.

1 Voir : Yves Reuter (dir.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, Éd. L’Harmattan, Paris

2 Quelques chiffres : le taux de pauvreté dans cette commune est de 24 % (contre 14,3 % en France), le taux de chômage est de presque 20 %, le taux de

3 Son prénom a été changé.

1 Voir : Yves Reuter (dir.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, Éd. L’Harmattan, Paris, 2007.

2 Quelques chiffres : le taux de pauvreté dans cette commune est de 24 % (contre 14,3 % en France), le taux de chômage est de presque 20 %, le taux de familles monoparentales de 13 %, etc. (Source INSEE).

3 Son prénom a été changé.

Dominique Lahanier-Reuter

Dominique Lahanier-Reuter est maître de conférences en sciences de l’éducation. Ses recherches actuelles portent plus particulièrement sur l’enseignement et les apprentissages en mathématiques, en comparant les effets de différentes pédagogies, en France et en Afrique de l’Ouest.

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