Le chaos et l’étoile qui danse

Alexandre Jollien

p. 43-46

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Alexandre Jollien, « Le chaos et l’étoile qui danse », Revue Quart Monde, 242 | 2017/2, 43-46.

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Alexandre Jollien, « Le chaos et l’étoile qui danse », Revue Quart Monde [Online], 242 | 2017/2, Online since 15 December 2017, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6861

Quitter l’esprit de sérieux, célébrer ensemble la vie, dire oui à notre condition en abandonnant les rôles, y compris celui du marginal ou du handicapé : autant d’urgences vitales.

RQM : Quel lien faites-vous entre marginalité, fête et joie ?

A.J. : « Bien faire et se tenir en joie », voilà comment Spinoza résumait l’art de vivre qui conduit, ultimement, à la béatitude. Faire la fête, ce n’est pas sacrifier à la mode du consumérisme, mais revenir à la simplicité de vivre. Et d’abord, s’interroger, repérer ce qui nous réjouit véritablement, ce qui nous met profondément en joie. Exit peut-être l’hilarité et les injonctions à jouir, à acheter, à consommer du bien-être, pour découvrir un art de la simplicité et du lien. Fêter, c’est célébrer la vie en s’accordant le droit de ralentir et de capituler. Il est des instants où la vie est par trop oppressante et oser, pour un temps, marquer une pause permet de repartir plus vivant dans le quotidien. Svami Prajnanpad a cette formule merveilleuse lorsqu’il dit que l’amour consiste à aider l’autre à relâcher ses tensions. Telle pourrait être la vocation de la fête : quitter l’esprit de sérieux, célébrer ensemble la vie, dire oui à notre condition en abandonnant les rôles, y compris celui du marginal ou du handicapé. À propos de marginalités, celles-ci offrent une magnifique porte pour réfléchir sur notre humaine condition. Elles invitent tout d’abord à convertir notre regard qui trop souvent juge les individus sur leur capacité de faire, de réussir, de briller. Le bonheur consumériste nous séduit trop souvent avec ses fausses dents. La marginalité nous montre aussi que l’homme échappe à toute définition. Il est toujours plus riche, plus dense que ce que l’on en perçoit. C’est bien souvent la comparaison qui tue, qui exclut et met bien des gens sur la touche. Aussi je préfère parler de singularités, car nous sommes tout le temps différents par rapport à d’autres. Alors que la singularité invite chacun à devenir profondément lui-même et à savourer le miracle de la vie. Aristote disait que l’être humain est un animal social. On ne saurait fêter, être heureux dans son coin. Le lien à l’autre nous nourrit, comme il peut à d’autres occasions nous détruire. La marginalité vient aussi témoigner que l’égoïsme est, non pas un vice, mais peut-être bien une illusion d’optique qui nous porte à voir le monde d’après notre intérêt, notre avidité et ce faisant, à souffrir d’autant plus. Bref, elle rappelle à la fois le tragique de l’existence. Nous mourrons, nous souffrons, nous faisons face, tous, peu ou prou, à une certaine solitude existentielle. Mais justement, fêter, célébrer la vie, c’est échapper à l’individualisme, mettre en pause ces logiques qui nous rongent pour s’offrir nus à l’existence telle qu’elle se présente.

RQM : Quel rôle joue la « normalité » dans votre existence ?

A.J. : S’engager sur une voie spirituelle ou tout simplement assumer les hauts et les bas d’une existence, c’est, au fond, slalomer entre deux dictatures. Celle du « je » tout puissant, du « moi » d’abord, qui nous enferme dans la prison intérieure. Et celle autant périlleuse de la tyrannie du « on ». Heidegger a bien montré ce danger : j’aime comme on aime, j’apprécie un roman que l’on met en avant. Bref, je me fonds dans ce que je crois être l’opinion courante. Il ne s’agit pas de devenir un anticonformiste et de se rebeller contre la société, ce qui serait une forme d’esclavage au « on » mais à l’envers. Précisément il s’agit de devenir soi-même au cœur de cette société qui nourrit tant d’injustices. Un remède s’offre peut-être à nous dans l’amour inconditionnel. Et l’occasion de la fête, cette opportunité de relâcher les tensions de l’autre et de soi, donne la possibilité de briser les murs des ghettos, de rompre avec l’isolement pour aimer l’autre sans conditions, sans réserve, au-delà des rôles. La pauvreté n’est pas une fatalité. Il est dangereux d’en faire l’éloge sans banaliser ce drame qui touche de plus en plus de gens. De même, ce n’est pas la souffrance qui grandit mais ce que l’on peut faire d’elle. Chaque être humain, aussi démuni soit-il, est un cadeau, un maître en humanité. Les défavorisés, les malades, les personnes handicapées, tous ceux qui souffrent viennent rappeler à l’humanité que la différence n’est pas une tare. Et qui d’ailleurs pourrait se targuer d’être normal ? Un monde constitué d’individus purement normés serait éminemment triste. Je rêve d’écoles qui intègrent chaque élève, quelle que soit sa singularité. Éduquer les enfants à la différence, c’est leur donner un précieux cadeau, les aider à cheminer vers la grande santé, celle qui intègre en son sein toutes les contradictions, les blessures, les traumatismes et qui, au sein même du chaos, sait avancer pas à pas.

RQM : Accepter son sort ? Se résigner ? S’indigner ?... Quelle serait l’injonction la plus pertinente pour vous ?

A.J. : Rien ne contrarie davantage l’acceptation que la résignation. Accepter, c’est poser des actes, c’est dire oui à ce qui est, tout en luttant pour améliorer la condition des êtres humains. Sur ce chemin, les Stoïciens nous aident grandement lorsqu’ils invitent à bien distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas. Nietzsche parlait des professeurs de résignation. Il y a quelque chose d’inacceptable et de maltraitant que cette injonction au lâcher-prise, à cette acceptation quand on est accablé par l’épreuve. Ce qui guérit, c’est de poser des actes, d’inscrire sa vie dans une dynamique de progrès. Le pire, c’est le désespoir, quand l’horizon paraît bloqué, lorsque toute éclaircie paraît impossible. Une anecdote zen résume à merveille cet état d’esprit. Dans la tradition de cette école, on invite à tout faire impeccablement. Aussi, rapporte-t-on qu’un jour, un élève avait passé des heures à nettoyer un jardin pour qu’aucune feuille ne jonche le sol, poussant même son zèle jusqu’à se servir d’un peigne pour nettoyer l’herbe du jardin. Le soir venu, son maître qui passait par là de s’émerveiller de la beauté de ce qu’il avait sous les yeux. Soudain, il s’approche d’un arbre, le secoue vigoureusement et des centaines de feuilles viennent s’amonceler sur l’œuvre. Et le sage d’ajouter : « Tu dois tout faire impeccablement et être détaché du résultat ». Devant la pauvreté, devant les obstacles, plutôt que d’échafauder des théories pour justifier l’inacceptable, il s’agit peut-être de dire oui à ce qui est et de poser des actions pour aller vers le mieux.

RQM : Concrètement pouvez-vous donner un exemple de rencontre avec un tout autre, un « clochard » ?

A.J. : Lorsqu’on tombe nez à nez avec un clochard dans la rue, une foule de sentiments peuvent se précipiter dans un esprit : la gêne, la pitié, la compassion, la colère, la révolte, que sais-je encore ? Comment aimer véritablement cette personne et l’aider en actes ? Rien de plus meurtrier que la pitié. Et comme le rappelle un dicton africain : « La main qui donne est toujours plus haute que celle qui reçoit ». Il peut exister une certaine volonté de puissance, un pouvoir sur autrui, une humiliation inconsciente, même dans l’acte en apparence le plus charitable. Libre à chacun d’écouter son cœur, loin de la condescendance et loin des mille et une carapaces qu’on peut finir par bâtir pour nous écarter de la souffrance des autres.

Ma bibliothèque, bien que jeune, devenant trop grasse, presque obèse, j’ai décidé un jour de me délester de livres. Et avec mes enfants, nous avons effectivement eu l’idée de donner quelques ouvrages, en glissant un billet de dix francs suisses à l’intérieur, aux clochards qu’on allait trouver sur notre route. Cet exercice spirituel m’a montré qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir. Mais surtout, que cette rencontre authentique faisait péter littéralement les étiquettes. Il n’y avait plus un handicapé et un SDF, des enfants et un vieillard, mais des êtres humains qui se retrouvaient dans une humanité. Rencontrer l’autre, c’est se dépouiller de soi, des rôles. En donnant comme en recevant, on peut oublier tous les qualificatifs, les identifications que nous traînons avec nous. Faire la fête participe aussi à cet oubli de soi, à ce don de soi. Réhabiliter la solidarité joyeuse, la générosité espiègle, c’est apprendre à rire de soi, à se dépouiller de l’esprit de sérieux pour s’offrir plein et entier à l’autre. Sur ce chemin, le plus démuni peut toujours offrir le trésor immense qui habite son cœur.

RQM : Que dites-vous de la formule : « Être capable de trouver sa joie dans la joie de l’autre : voilà le secret du bonheur »1 ?

A.J. : Faire la fête, célébrer ensemble, c’est savourer le cadeau immense du lien, la richesse de l’échange et le miracle inouï de se réveiller vivant le matin. Certes, la vie est tragique, dure, cruelle, injuste. Mais précisément, regarder notre condition en face, c’est éprouver la joie tragique. Une mienne amie qui venait me retrouver récemment tandis que nous étions en plein déménagement, m’a donné une formule qui, depuis, m’habite profondément : « C’est le bordel mais il n’y a pas de problème. » Depuis, quand mon esprit s’emballe, quand je suis noyé dans l’émotion et l’angoisse, je me répète souvent cette phrase qui fait écho à la formule de Nietzsche qui, dans le Zarathoustra, écrit : « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ». Faire la fête, ce n’est pas fermer les yeux, devenir sourd à l’injustice qui frappe la planète mais au contraire, découvrir ensemble les forces, l’énergie, les ressources qui nous aident à danser ensemble avec le caractère éphémère de la vie, et repartir ressourcé, rasséréné dans l’aventure humaine, dans cet immense défi toujours d’actualité : redonner la dignité à l’être humain.

1 Sentence de G. Bernanos, citée par Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, Éd. Denoël, 2015.

1 Sentence de G. Bernanos, citée par Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, Éd. Denoël, 2015.

Alexandre Jollien

Alexandre Jollien naît à Sierre (Suisse) en 1975. Dès l’âge de trois ans, il passe dix-sept ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées moteur cérébrale. Il se consacre ensuite à l’étude de la philosophie à Fribourg, Dublin et Séoul. Aujourd’hui marié et père de trois enfants, il donne des conférences sur la philosophie comme exercice spirituel et sur la méditation.

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