Dans le brûlant

Jean-Michel Defromont

p. 29-33

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Jean-Michel Defromont, « Dans le brûlant », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 29-33.

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Jean-Michel Defromont, « Dans le brûlant », Revue Quart Monde [En ligne], 243 | 2017/3, mis en ligne le 15 mars 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6914

Comment une catastrophe peut-elle lancer une poignée de survivants dans un ouvrage commun qui dépasse le simple témoignage et le documentaire pour tenter d’aller, par le détour de la fiction, au cœur de l’intimité d’un peuple ?

Le 12 janvier 2010, un terrible séisme a frappé Port-au-Prince et ses environs, emportant, en moins d’une minute, des centaines de milliers d’Haïtiens dans la mort. La déflagration médiatique qui s’ensuivit plongea d’un coup le siège international du Mouvement ATD Quart Monde à Méry-sur-Oise dans un silence angoissé : les communications étant coupées, impossible d’avoir des nouvelles de notre équipe, des familles avec qui nous étions en lien depuis trente ans et de nos amis sur place. Immédiatement, jour et nuit, des volontaires se succédèrent auprès de la Délégation générale pour tenter, coûte que coûte, de joindre là-bas quelqu’un au téléphone. Au bout de trois jours enfin, une voix rassurante : la vie de nos proches avait été épargnée. Immédiatement, un groupe se prépara à les rejoindre dès qu’un avion pourrait y atterrir. Plusieurs équipes s’y succédèrent six mois durant, pour soutenir les efforts démesurés des membres du Mouvement dans le pays. C’est dans ce cadre que j’ai pu me rendre une première fois à Port-au-Prince en juin 2010, avec pour mission de soutenir ceux qui éprouvaient le besoin de raconter ce qu’ils avaient traversé, dans le but tout simple de permettre à chacune et à chacun de rédiger un texte illustrant aussi bien leur traumatisme que ce qui leur avait permis de survivre. Six semaines après, une quinzaine de rescapés ont ainsi pu lire face à un public ce qui leur tenait le plus à cœur. Je croyais en avoir fini, même si je le savais comme tous mes camarades, j’allais rester marqué à vie par ces semaines à Port-au-Prince.

Dans l’intimité d’un peuple

Mais, avant que je m’en aille, plusieurs m’ont dit : on veut continuer à écrire, chacune et chacun me demandant de les accompagner jusqu’à l’écriture de leur livre1. Que répondre, sinon :

« Vous ne vous rendez pas compte. Avec une seule personne, il faudrait compter trois ans de travail en moyenne. Et je dois rentrer en France, c’est impossible. »

Ce à quoi on m’a répondu : « Les Haïtiens sont toujours confrontés à l’impossible ». Eugen Brand, alors délégué général m’encouragea aussi fortement à tenter l’aventure. Comment se soustraire alors ? Finalement, six rescapés de la catastrophe - quatre Haïtiens : Nerline Laguerre, Jacques Petidor, Dady Delva et Kysly Joseph, ainsi que Jacqueline Plaisir et David Lockwood, ayant eux-mêmes vécu dix ans en Haïti - furent prêts à se lancer avec moi, étranger au pays, dans l’écriture ensemble d’un seul et même ouvrage. Dès 1982, le père Joseph Wresinski, sans pouvoir bien sûr imaginer un tel cataclysme, avait donné un cap aux premiers volontaires qu’il avait envoyés sur place : « Haïti doit pouvoir dire au monde la force d’un peuple au-delà de la misère qui l’enserre ». Le moment était venu. Notre ouvrage devait permettre d’entrer dans l’intimité de ce peuple à l’énergie insubmersible, confronté le plus souvent à une précarité extrême, surmontant toutes les catastrophes, fussent-elles un monstrueux séisme.

Sept ans auront été nécessaires pour achever Ravine l’Espérance. Sept années de travail à sept, dont on rêverait de retracer un autre impossible : le making-of de cette aventure. Finalement, comme disent ces mots attribués à Marc Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Peut-on malgré tout faire émerger ici quelques éléments qui ont permis d’aller au bout de ce défi ?

Compagnons d’écriture

Une donnée première, antérieure au projet : nous avions tous en main la clé d’une même « maison », sans murs ni frontières où nous nous sentions chez nous, celle qu’un homme de la misère, Joseph Wresinski, avait rêvé de bâtir à l’échelle du monde.

Est-ce ce mouvement qui a d’abord façonné cette fraternité atypique entre les co-auteurs ? Ou est-ce la nature de chacune des personnes qui a révélé entre elles ce compagnonnage au départ, sans lequel une telle entreprise eût été impensable ? Peu importe. Une chose est sûre, cette étonnante fraternité s’est révélée être le carburant inédit permettant à l’équipage de ne jamais sombrer dans sa folle traversée. Qu’a-t-elle donc rendu possible, concrètement ?

Laurence Bervas, qui a transcrit les centaines d’heures d’enregistrements de séances par Skype est peut-être la mieux placée pour répondre à une telle question :

« Aucun de vous n’a fait obstacle à la nouveauté qui pouvait venir par les uns et les autres. Ce qui signe également l’authenticité de votre fraternité, c’est d’avoir tenu jusqu’au bout dans des conditions techniques qui étaient de la folie furieuse. »

(Il n’était pas rare que nos séances qui duraient souvent quatre heures d’affilée, commencent par une heure entière de « Allo, allo, vous êtes là ? », jusqu’à ce que les sept soient en ligne, ce qui n’a pas pu toujours être le cas.)

Maïeutique

Laurence, encore :

« Vous vous êtes lus les uns les autres, mais vous l’avez fait sans concession. On savait que pour les Haïtiens, c’était leurs entrailles, leur pays. Les six avaient vécu l’événement. Toi, tu n’as pas vécu là-bas. Tu étais ‘extérieur’, tes entrailles n’étaient pas concernées. Tu es celui qui a entraîné, qui a accompagné. Tu avais la compétence et l’expérience à la fois en tant qu’écrivain et accompagnateur ‘d’écrivants’. Tu as été un ‘frère d’encouragement’, jouant cette carte-là jusqu’au bout. Ce dispositif a permis de sortir des cloisonnements de nationalités, de milieux sociaux, de types d’engagement. Et ce décloisonnement a permis d’accueillir la nouveauté qui pourrait venir par les autres. C’est ce qui fait que ce que vous avez écrit était imprévisible. »

C’est ainsi qu’une « maïeutique »2 a pu s’opérer. Socrate, l’inventeur de ce mot, était le fils d’une sage-femme. De fait, il s’agit bien d’accouchement de la parole. Cette maïeutique appelle à une co-création entre le ou les auteur(s) et « l’accompagn’auteur ». Au travers de cette aventure, la confiance a fait que cette co-création a été totale : chacune, chacun a apporté son propre vécu, et c’est avec ces vies-là, ces brûlures de vie même, que nous avons construit ensemble une seule et même histoire.

Une telle maïeutique ne peut pas fonctionner sans une confiance totale : confiance entre celui qui « se livre » et celui qui « écrit » (le premier étant l’auteur/acteur, le second l’auteur/écrivain, le metteur en scène, chacune et chacun jouant parfois l’un et l’autre rôle). Encore plus quand on n’est pas juste deux dans ce contrat implicite de totale confidentialité et de respect absolu. Et Bourdieu n’a pas tort quand il dit qu’il s’agit d’un « exercice spirituel visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres »3, même si cet exercice dépasse de loin la simple interview.

Une parole qui procède d’une métamorphose

L’avènement de la parole, comme celle de l’écrit, procède d’un même mécanisme de libération, qui est celui de l’accès au langage qui fait de nous l’auteur de notre propre pensée :

« Il ne s’agit plus d’opposer la parole à la biologie comme nous l’apprennent nos abusives découpes universitaires, il s’agit plus de proposer l’idée que la parole est au corps ce que le papillon est à la chenille. Ils vivent tous les deux dans des univers différents, l’un flottant en l’air et l’autre collée aux feuilles. Tous deux pourtant sont en continuité : le papillon ne pourrait exister s’il n’avait pas été chenille. Le passage de la larve à l’imago s’effectue grâce à l’étonnant processus de la métamorphose. »4

L’art de la vérité au-delà du témoignage

Se sortir du cocon, qu’il soit celui du corps muet ou celui de la misère qui vous maintient dans la honte, l’enjeu est là. Depuis son bidonville à l’Île de la Réunion en 1989, René Grèze parvenait à le dire de façon aussi simple que lumineuse : « Pour s’en sortir, il faut déjà pouvoir sortir les mots ». Accompagner à l’écriture, c’est précisément s’engager, avec celui qui parle/écrit, dans ce processus de « métamorphose » qui, en même temps qu’il permet à la vérité d’émerger, protège, tant celui qui parle que celui qui reçoit ce qui est exprimé. Parce que, comme le dit Amadou Hampaté Bâ :

« La vérité est comme une braise ardente. Elle brûle qui ne l’a pas comprise. Pour pouvoir être saisie, elle doit être enveloppée dans quelque chose. »5

Ce qu’il importe de découvrir ici, c’est ce que nous entendons par « vérité » et de quoi peut, ou doit, être fait ce « quelque chose » qui va nous permettre de rendre cette vérité saisissable. Quand on entreprend d’écrire avec des personnes qui sont confrontées à l’extrême, que ce soit de la violence, de l’humiliation ou du dénuement, elles sont toujours dans le brûlant. La parole qu’elles portent est une parole brûlante (comme le Buisson Ardent de Moïse dans la Bible « qui brûle et qui ne se consume pas »6), donc (ou parce que) c’est une parole de vie. En même temps, ces personnes sont souvent elles-mêmes « incendiées » par ce type de paroles. N’est-ce pas la raison pour laquelle certains basculent dans la violence, faute de pouvoir « sortir les mots » justement ? Que faire alors ?

Une chose qui peut désarçonner, puisqu’on l’imagine trop souvent réservée à « l’élite ». Alors que justement, elle n’existe qu’à partir du moment où elle met en lumière ce qui, en l’humain, est le plus vital. Et cette chose, c’est l’art. L’art transforme l’humain en créateur dont les mots, ici, sont la matière à travailler. L’art offre un détour pour rendre la vérité recevable en préservant celui qui la dit, sans faire fuir celui qui la reçoit. « L’art vole autour de la vérité, dit Kafka, avec la volonté bien arrêtée de ne pas se brûler. »7 Oui, pour dire la vérité, il faut parfois passer par la « fiction », ce qui ne veut pas dire simplement « raconter des histoires » entièrement sorties de l’imaginaire, mais au contraire dire « la vérité » en prenant soin de préserver l’intimité du sujet qui la vit, et la sensibilité de celui qui la reçoit. L’art, précisément, demande un travail sur « l’artifice » qui permettra de mieux saisir la vérité.

Pourquoi l’être humain a-t-il besoin d’en passer par là ? « Pour se représenter », c’est-à-dire se présenter une nouvelle fois, mais soi-même, et pas comme les autres vous présentent. Trop souvent, en voulant porter « témoignage », on enferme celui qui témoigne et on fait fuir celui qui aurait pu l’écouter.

Boris Cyrulnik analyse aussi cela de façon lumineuse :

« Quand on se tait, on meurt encore plus. Mais quand on témoigne, on fait taire. Devant un choix si douloureux, la fiction devient un bon moyen pour rendre le réel supportable en en faisant un récit d’aventure. »8

Effectivement, dans la catastrophe d’Haïti, si on parle de centaines de milliers de morts, sans pouvoir dénombrer vraiment les blessés à vie, visibles ou invisibles et les sans-abris (qui l’étaient parfois avant le séisme) on ne se rend compte de rien. Il faut aller au plus près de l’intimité des gens, au plus près de leur « Je suis »9. Bien sûr, la littérature récente a déjà magnifiquement mis en lumière ce séisme grâce à des auteurs, haïtiens ou non, dont la plume ne connaît pas de frontières (Yanick Lahens, Dany Laferrière, Kettly Mars, Laurent Gaudé ou Evains Wèche10, pour ne citer que ceux-là). Face à une telle richesse, notre modeste travail offre néanmoins ceci d’unique qu’il puise sa force dans la multiplicité, l’implication et la création conjointes de ses auteurs connaissant « dans leur chair » autant les personnages authentiques qu’ils nous donnent à découvrir, que le réel qui a profondément marqué leur vie et celle de leurs proches. Et c’est bien leur « Je suis » qui a « encré » chaque page de l’ouvrage.

L’art d’accéder au « Je suis »

À la frontière de l’Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas, il y a un lieu-dit : « Les trois pays », très fréquenté par les touristes : beaucoup s’y amusent à tourner autour d’une simple borne en béton qui est, paraît-il, le point exact où les trois pays se rejoignent. Or cette « frontière » entre les trois pays n’est pas matérialisée par un fleuve, ni une montagne ou un précipice. Elle n’existe que dans le « langage » des hommes qui, un jour, ont décidé que ce point où un poteau a été cimenté, serait le point de jonction entre leurs trois pays.

De même, à la croisée du langage et des savoirs humains, il y a « trois frontières » cristallisées dans trois expressions célèbres : le « Je pense donc Je suis » de Descartes, le philosophe, n’est pas si étranger au : « Là où ça est, Je dois advenir », de Freud, le psychanalyste, qui n’est pas non plus contraire à la parole du Buisson ardent dans l’Exode, un des livres de la Bible quand Il dit à Moïse : « Tu leur diras : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous », qui ne peut pas être réservé au seul domaine du religieux11. Précisément, c’est à la croisée de ces trois chemins, de ces trois frontières que naît l’écriture et plus celle-ci est enracinée dans le « Je suis » des êtres les plus menacés, (« les victimes de la faim de la misère et de la violence »)12 plus elle est fertile et libératrice, tant pour leurs auteurs que pour leurs « lecteurs ».

L’espace manque ici pour explorer, par exemple, comment l’imbrication de ces « Je suis » a pu faire naître une histoire où chacun a mis sa part de réel, apporté sa part de responsabilité. Restera une grande zone de mystère où l’écoute des uns et des autres a vu surgir des pans d’histoires que personne n’aurait pu concevoir seul, et qui rend chacune et chacun des co-auteurs créateurs de l’ensemble du texte et pas seulement de telle ou telle partie. Sans doute, cette symphonie sans partition pré-écrite aurait été impossible à jouer privée d’un souffle venu d’ailleurs. En tout cas, vous en êtes les invités, et peut-être en serez-vous bientôt, nous l’espérons, les lecteurs.

1 Ravine l’Espérance, cette semaine-là à Port-au-Prince, à paraître en 2017.

2 Maïeutique : « Dans la philosophie socratique (écrit Le Larousse), art de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler les vérités ».

3 Pierre Bourdieu, dans la postface « Comprendre » de La misère du Monde, Éd. Points, Essais, 2015.

4 Boris Cyrulnik, Un Merveilleux Malheur, Éd. Odile Jacob, 1999, p. 164.

5 Amadou Hampâté Bâ, Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul, Éd. Actes Sud, p. 74.

6 L’Exode 3, 2 : « Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas » (traduction Bible de Jérusalem).

7 Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, Éd. Gallimard, 1995.

8 Boris Cyrulnik, Le Murmure des Fantômes, Éd. Odile Jacob, 2003.

9 Au livre de l’Exode, dans la Bible, voir au chapitre 3 le fameux verset 14 où, répondant à Moïse qui veut savoir à qui il a à faire, le « buisson »

10 Respectivement auteurs de : Failles, Éd. Sabine Wespieser, 2010 ; Tout bouge autour de moi, Éd. Grasset, 2015 ; Je suis vivant, Éd. Mercure de

11 En écho aux travaux de Marie Balmary.

12 Père Joseph Wresinski « Strophes à la gloire du Quart Monde de tous les temps »,17 octobre 1987, Trocadéro, Paris.

1 Ravine l’Espérance, cette semaine-là à Port-au-Prince, à paraître en 2017.

2 Maïeutique : « Dans la philosophie socratique (écrit Le Larousse), art de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler les vérités ».

3 Pierre Bourdieu, dans la postface « Comprendre » de La misère du Monde, Éd. Points, Essais, 2015.

4 Boris Cyrulnik, Un Merveilleux Malheur, Éd. Odile Jacob, 1999, p. 164.

5 Amadou Hampâté Bâ, Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul, Éd. Actes Sud, p. 74.

6 L’Exode 3, 2 : « Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas » (traduction Bible de Jérusalem).

7 Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, Éd. Gallimard, 1995.

8 Boris Cyrulnik, Le Murmure des Fantômes, Éd. Odile Jacob, 2003.

9 Au livre de l’Exode, dans la Bible, voir au chapitre 3 le fameux verset 14 où, répondant à Moïse qui veut savoir à qui il a à faire, le « buisson » dit son nom : « Je suis celui qui Je serai. » Et il dit : « Voici ce que tu diras aux Israélites : Je suis m’a envoyé vers vous. » (Traduction œcuménique de la Bible)

10 Respectivement auteurs de : Failles, Éd. Sabine Wespieser, 2010 ; Tout bouge autour de moi, Éd. Grasset, 2015 ; Je suis vivant, Éd. Mercure de France, 2015 ; Danser les ombres, Éd. Actes Sud, 2015 ; Les Brasseurs de la ville, Éd. Philippe Rey, 2016.

11 En écho aux travaux de Marie Balmary.

12 Père Joseph Wresinski « Strophes à la gloire du Quart Monde de tous les temps », 17 octobre 1987, Trocadéro, Paris.

Jean-Michel Defromont

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde, Jean-Michel Defromont accompagne depuis plus de vingt ans dans leurs projets d’écriture des personnes ayant vécu des conditions extrêmes de « démolition humaine », et tout récemment des rescapés de la catastrophe qui a frappé Haïti.

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