Lutter contre les préjugés sur la pauvreté

Thomas Boyer-Kassem

p. 50-52

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Thomas Boyer-Kassem, « Lutter contre les préjugés sur la pauvreté  », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 50-52.

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Thomas Boyer-Kassem, « Lutter contre les préjugés sur la pauvreté  », Revue Quart Monde [En ligne], 243 | 2017/3, mis en ligne le 15 mars 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6929

Les biais implicites sont des comportements discriminatoires dont on ne se rend pas compte. Des chercheurs ont imaginé une « boîte à outils » permettant de lutter efficacement contre nos réflexes négatifs.

Lutter contre les clichés, les préjugés et les stéréotypes concernant les personnes pauvres n’est pas chose facile. Certaines idées ont besoin d’être remises à l’endroit – des chiffres, des faits, des statistiques. Pour cela, le livre bien connu En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté1 d’ATD Quart Monde (régulièrement mis à jour et réédité) est d’une aide précieuse.

Mais même si on s’est débarrassé de toutes ses fausses idées, est-on pour autant sorti d’affaire ? Malheureusement non. Chacun, aussi bien intentionné soit-il, peut avoir malgré lui des comportements discriminatoires dont il ne se rend pas compte. C’est ce que les psychologues nomment les « biais implicites » (qui ont été étudiés surtout dans leurs aspects raciaux et sexistes). Par exemple, lorsque plusieurs places sont libres dans le bus, vous vous asseyez plus souvent à côté d’une personne habillée en costume que d’une personne à l’allure moins bien mise, et vous ne vous en êtes jamais rendu compte. Ou en tant que recruteur, la mention d’une adresse d’un quartier populaire vous induit inconsciemment à moins bien apprécier le profil du candidat. Même si vous réprouvez ces comportements, vous les mettez en œuvre de façon inconsciente et incontrôlée.

Est-ce grave ? Au niveau individuel, on peut être tenté de penser que non. Mais les effets peuvent s’accumuler, et le problème devenir sérieux. Si la personne dont l’aspect vestimentaire n’est pas aussi beau que les autres est toujours la dernière à côté de laquelle les gens finissent par s’asseoir, elle peut légitimement se sentir discriminée pour sa tenue. Que faire ? Puisque les biais implicites peuvent exister même chez les personnes bien intentionnées, qui ne se revendiquent pas « pauvrophobes » (selon le mot proposé par ATD Quart Monde), le problème est difficile.

Des psychologues à la rescousse

Des chercheurs en psychologie sociale ont récemment commencé à identifier quelques remèdes simples possibles. Les travaux2 qui sont présentés ci-dessous portent sur les biais implicites liés à la couleur de peau (la « race », aux États-Unis), mais ils devraient pouvoir s’adapter facilement pour combattre les biais portant sur la pauvreté, et cette adaptation sera discutée ensuite.

Patricia Devine et ses collègues au département de psychologie de l’Université du Wisconsin considèrent qu’un biais implicite (comme le fait s’asseoir spontanément à côté d’une personne blanche plutôt que noire, lorsqu’on est soi-même blanc) est une habitude, et que cette habitude peut être cassée. Pour cela, il faut que la personne ait la motivation suffisante, en étant à la fois consciente de ses biais, et en se souciant de leurs conséquences négatives.

Aussi, les chercheurs ont commencé par faire passer à des étudiants volontaires un test standard qui mesure leur biais racial implicite, et leur ont fait prendre connaissance de leurs résultats individuels. Les participants ont ainsi pu se rendre compte de l’écart éventuel entre leurs convictions non-discriminatoires, et la réalité de leurs comportements. Durant l’atelier, les chercheurs ont ensuite insisté sur les conséquences néfastes des biais implicites et de la discrimination dans la société.

Des stratégies pour abandonner nos vilains réflexes

Ainsi motivés, les participants se sont vus présenter cinq stratégies permettant de réduire leurs biais implicites :

  • remplacer les stéréotypes : identifier les comportements reposant sur des stéréotypes ou des préjugés, pour soi-même et dans la société, et les remplacer par des comportements non stéréotypés. Par exemple, apercevant trois jeunes noirs venant à sa rencontre, rester sur son trottoir plutôt que d’en changer ;

  • imaginer des stéréotypes inversés : imaginer en détail des personnes n’appartenant pas à son groupe avec des caractéristiques inversées par rapport à leur stéréotype. Par exemple, imaginer un étudiant noir, petit, qui déteste le basket, est fils d’avocat, et n’a jamais porté ni sweat à capuche ni casquette ;

  • individuer : voir l’autre au travers de ses caractéristiques personnelles, et non stéréotypées. Par exemple, voir cette collègue comme une femme qui adore les hamsters et la randonnée, et pas seulement comme une immigrée africaine qui, bien sûr, fait le ménage ;

  • changer de perspective : adopter la perspective à la première personne d’un membre d’un groupe stigmatisé. Par exemple, s’imaginer être Marocain et se voir refoulé à l’entrée d’une boîte de nuit à Lyon ;

  • augmenter les contacts : avoir davantage de contacts avec des personnes qui n’appartiennent pas à son groupe. Par exemple, demander son chemin à une personne n’ayant pas sa couleur de peau.

Les participants ont été invités à mettre en place l’ensemble de ces stratégies dans leur vie quotidienne, au fil des semaines suivantes. Il leur a été souligné que ces stratégies ne sont pas particulièrement difficiles, mais requièrent un certain effort. L’originalité de l’étude des psychologues ne consiste pas dans l’invention de ces cinq stratégies, qui sont bien connues dans la recherche sur les stéréotypes et les discriminations. Ce qui est nouveau, c’est le fait de les présenter ensemble, comme une boîte à outils, à des participants désireux de réduire leurs biais implicites.

Le groupe de Devine a suivi les participants sur plusieurs semaines et a mesuré leurs biais implicites au fil du temps, en comparant par rapport à un groupe témoin auquel les cinq stratégies n’ont pas été présentées. Verdict : ça fonctionne ! Les participants à l’atelier ont moins de biais implicites, et cette réduction se maintient sur le long terme (les deux mois durant lesquels l’expérience a eu lieu). Dans le même temps, l’intérêt des participants pour les questions de discrimination augmente, et leur motivation perdure.

Et pour les préjugés sur les pauvres ?

L’étude des psychologues de l’université du Wisconsin a porté sur les préjugés liés à la couleur de peau. Mais les chercheurs sont actuellement en train d’élargir leur approche pour qu’elle puisse théoriquement s’appliquer à des préjugés portant sur tous types de groupes sociaux. Et on voit bien comment elle peut facilement être adaptée pour devenir un outil dans la lutte contre les préjugés portant les pauvres et la pauvreté.

Il s’agirait de mettre en place des ateliers pour des personnes volontaires, soucieuses de non-discrimination envers les pauvres. Les animateurs introduiraient l’idée que certains préjugés peuvent s’activer à l’insu d’une personne, et conduire chacun à perpétuer sans le vouloir une forme de discrimination. Cela pourrait prendre une forme concrète à l’aide d’exemples tirés de l’expérience des militants d’ATD Quart Monde.

Puis la boîte à outils des stratégies que chacun peut mettre en place dans sa vie personnelle serait présentée :

  • remplacer les stéréotypes sur les pauvres. Par exemple, ne pas supposer d’emblée que les parents d’un enfant pauvre ne s’intéressent pas à l’école ;

  • imaginer des stéréotypes inversés : penser à un sans-abri qui ne boit pas et cherche activement du travail ;

  • individuer : découvrir quelle personne est cet homme qui avait jusque là simplement l’étiquette de « Rom » ;

  • changer de perspective : s’imaginer allant aux distributions alimentaires ;

  • augmenter les contacts : aller parler avec les parents d’élèves plus pauvres.

Et d’autres stratégies pourraient sans doute être imaginées ! Si ce genre d’ateliers a donné des résultats pour combattre les préjugés racistes, pourquoi pas aussi pour les préjugés envers les pauvres ?

1 Claire Hédon, Jean Christophe Sarrot, Marie-France Zimmer, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté (3e édition) ; Éd. Quart

2 P. G. Devine, P. S. Forscher, A. J. Austin et W. T. L. Cox, « Long-term reduction in implicit race bias : A prejudice habit-breaking intervention »

1 Claire Hédon, Jean Christophe Sarrot, Marie-France Zimmer, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté (3e édition) ; Éd. Quart Monde/Éd.de l’Atelier, 2017, 224 p., 5 €.

2 P. G. Devine, P. S. Forscher, A. J. Austin et W. T. L. Cox, « Long-term reduction in implicit race bias : A prejudice habit-breaking intervention », Journal of Experimental Social Psychology 48, 2012, p. 1267-1278.

Thomas Boyer-Kassem

Thomas Boyer-Kassem est philosophe des sciences, chercheur post-doctorant à l’université de Tilburg aux Pays-Bas. Formé en physique à l’ÉNS de Cachan, il a obtenu un doctorat de philosophie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s’intéresse aujourd’hui tout particulièrement aux relations entre science et société, et à la discrimination.

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