Des entreprises à « but d’emplois »

Patrick Valentin

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Patrick Valentin, « Des entreprises à « but d’emplois » », Revue Quart Monde [Online], 161 | 1997/1, Online since 01 October 1997, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/694

Au niveau d’une commune, le chômage de longue durée est composé de visages réels. Des besoins réels sont recensables tous azimuts. Faire reconnaître les uns, dresser le tableau des autres ouvre à une prise de responsabilités par de multiples acteurs y compris hors de l’action sociale. Cette démarche en cours refuse l’impuissance. (Propos recueillis par Jean Guinet)

Revue Quart Monde : Vous êtes engagé depuis des années avec les plus faibles de nos concitoyens. D'où vient ce choix dans votre histoire ?

Patrick Valentin : Ce n'est pas par hasard ; dans le milieu un peu traditionnel dans lequel j'ai été élevé, il y avait tout un terreau familial - chefs d'entreprise notamment - très sensible à toutes les questions tournant autour de la responsabilité : être « plus fort » ne se justifie que par le devoir de s'intéresser aux « plus faibles », c'est le seul moyen de vivre ensemble.

Par ailleurs j'ai une sœur handicapée et c'est vrai que cela m'a appris d'innombrables choses sur cette expérience humaine du handicap.

Quant à ce que nous apportent les gens « faibles », c'est plutôt un de mes oncles, capucin, Frère Sylvain, - dont la spiritualité franciscaine est tournée vers la simplicité, l'humilité, les humbles, les petits - qui me l'a fait découvrir.

Revue Quart Monde : Vous ne vous contentez plus de l'insertion des personnes ; vous militez contre le chômage de masse dont les plus faibles sont les victimes prioritaires, chômeurs de longue durée particulièrement.

Je suis particulièrement bien placé pour me battre dans ce sens puisque je suis aux avant-postes : je vois refluer vers l'exclusion un nombre de plus en plus considérable de personnes ; je suis quelqu'un qui, ayant choisi il y a plus de vingt ans de s'intéresser aux « cas marginaux » (rares à l'époque), voit affluer de plus en plus en plus de gens pour les rejoindre. Mais alors qu'autrefois il y avait des raisons objectives de différenciation des personnes - le handicap identifié - je m'aperçois aujourd'hui qu'il n'y a plus aucune autre raison objective de différenciation sauf l'égoïsme de la société.

Du coup, il y a une sorte de basculement tragique entre une société qui m'avait donné l'occasion, il y a plus de vingt ans, de participer à sa propre générosité - c'était la générosité de la société qui m'avait rendu possible de mettre en œuvre des mécanismes de compensation pour les plus pauvres que la loi avait prévus. Et puis, progressivement mais de façon inexorable, je vois le basculement se produire : la société devient de plus en plus riche et égoïste et elle rejette de plus en plus de gens qu'elle considère comme « handicapés ».

Pour moi, justement, l'expérience fondatrice est la découverte que la notion de handicap est une notion superficielle. Alors que pour beaucoup de gens elle est quelque chose de profond, pour moi, non ! Ce qui est profond ce ne sont pas les différences entre les personnes mais leur « ressemblance » et dans certains cas leur ressemblance dans la pauvreté et dans la faiblesse.

Revue Quart Monde : Malgré la résignation ambiante, vous voulez mettre vous-même la main à la pâte et prouver par l'exemple la possibilité de créer des emplois dans chaque territoire, pour abolir - au moins - le chômage de longue durée. Pouvez-vous décrire votre action ?

Nous en avons tous les moyens ; c'est exclusivement une question de volonté et d'organisation, pas du tout insurmontable.

Pour décrire l'idée que j'essaie de mettre en œuvre, on peut partir de plusieurs points de vue complémentaires. On peut partir par exemple de l'aspect financier ; une grande question que l'on se pose constamment c'est « où trouvera-t-on l'argent pour faire travailler ces personnes ? »

Les chiffres de base de l'économie donnent la réponse : ce n'est pas la richesse qui manque.

Comment amorcer le processus ?

C'est sur ce point que je propose une stratégie - j'insiste sur l'aspect stratégique de mes propositions qui, sans cela pourraient apparaître comme dangereuses à la fois aux gens de gauche qui pourraient y voir la création « d'emplois au rabais » et aux gens de droite qui pourraient y voir des risques de « concurrence déloyale » - cette stratégie serait en fait bénéfique aux deux tendances du point de vue même de leurs propres objectifs.

Il s'agit bien de viser l'emploi à statut classique mais comme il faut démarrer sans délai, en lançant au départ des mesures provisoires, on avance et on peut prouver qu'il faut aller plus loin et que c'est possible, alors qu'en n'avançant pas, on ne peut rien montrer.

Pour répondre aux réactions de « droite » qui considèrent comme un crime de « lèse-entreprise » la création d'emplois concurrents hors de l'entreprise classique, je préconise la création d'un « troisième pôle de l'emploi » : il ne s'agit pas de réintégrer les chômeurs dans les deux pôles existants - Etat et entreprise - mais dans des entreprises à but non lucratif. Il y a déjà un million de tels emplois associatifs, il en faudrait six millions.

Ces entreprises « à but d'emploi » - à l'origine je disais « à but d'emploi utile » car il s'agit évidemment d'emplois utiles mais cela pouvait paraître injurieux pour les entreprises classiques à but lucratif - ont comme premier objet celui de la création de lien social. Cette notion d'entreprise à but d'emploi est en train de prendre une valeur de projet de société, tout simplement parce que nous sommes devenus tellement riches du fait de l'explosion de nos technologies que ce qui était premier - la production - devient second et ce qui était second - le lien social - devient premier.

Ce que je voudrais faire, c'est de démontrer que partout - dans tous les domaines et dans tous les lieux - il y a un foisonnement de besoins non satisfaits (d'emplois « interstitiels », producteurs de « liant », « lubrifiants », comme les décrit Guy Aznar) ; il y a partout davantage d'emplois potentiels que de chômeurs, mais curieusement comme l'économie n'est pas au service de la société, elle ne les solvabilise pas ; dans tous les domaines d'activité, l'économie dominante est destructrice parce qu'elle vise le produit avant le sens.

Dans notre commune d'expérimentation, Seiches-sur-Le-Loir, un peu plus de trois mille habitants, nous avons voulu, le maire de la commune et moi-même, qu'on ne puisse plus nous opposer des alibis - par exemple celui de la formation préalable ; je crois à la formation mais à condition qu'on ne la prenne pas comme alibi dans les problèmes de chômage.

Nous avons donc procédé de la manière suivante : d'abord démontrer qu'il y avait plus d'emplois potentiels (utiles) que de chômeurs de longue durée - nous nous sommes intéressés dans un premier temps aux seuls chômeurs de longue durée. Nous rejoignons complètement la démarche du Mouvement international ATD Quart Monde : on ne pourra oser parler de s'intéresser à la lutte contre la fracture sociale et l'appauvrissement des pauvres que si l'on part d'abord des personnes les plus méprisées de la société, que si l'on prend les choses par le biais de l'extrême dénuement.

Nous sommes bien placés pour l'emploi des plus pauvres puisque j'ai la responsabilité depuis des années des employés considérés comme les moins « performants » et que nous avons démontré par ailleurs que ces employés étaient « employables », contrairement aux idées reçues, quel que soit le degré et quelle que soit la raison pour lesquels ils sont peu « performants » (alcool, délinquance, handicaps, dettes...). A partir du moment où on adapte le travail à la personne et non l'inverse.

En pratique, on a donc commencé par interviewer chaque personne chômeur de longue durée comme pour un entretien d'embauche, pour identifier ses compétences et souhaits - un tel n'avait pas obtenu son CAP de pâtissier mais acceptait de travailler dans une boulangerie... - et nous avons décidé que la personne, au niveau où elle se trouvait, avait le droit de participer à la satisfaction des besoins utiles non satisfaits dans la commune. On a recensé ceux-ci jusqu'à obtenir plus d'emplois potentiels que de personnes à employer.

J'avais demandé un financement dérogatoire par rapport à la législation - et je tiens beaucoup à ce mode de financement dérogatoire qui est stratégique - parce que je voudrais que la démonstration soit fortement reliée à une volonté et une mise en œuvre citoyennes. Je ne voudrais surtout pas qu'on mette en œuvre cette idée d'un emploi pour tous en dehors d'une volonté clairement manifestée par tous les acteurs sur le terrain.

La lutte contre le chômage d’exclusion me semble devoir passer par une stratégie de mobilisation où l’on puisse doser avec justice, motivation financière et motivation citoyenne et/ou, sociale.

Les politiques qui ont voulu imiter ce projet (cf. contrat d'insertion) ont malheureusement laissé tomber l'essentiel, c'est-à-dire la nécessité de partir à ce qu'ils appellent « l'envers » - de la personne - pour lui adapter l'activité et non l'inverse.

On en vient à la question : « comment faire pour que ces emplois ne viennent pas concurrencer les autres ? » L'idée principale est celle de l'expérimentation d'un système permettant l'élaboration d'une culture socio-économique nouvelle dans laquelle le droit à l'emploi de tous soit un but suffisamment essentiel pour justifier la création d'un troisième pôle d'emplois ouverts à tous sans discussion. Ce pôle implique des entreprises locales, capables par nature d'embaucher tous les chômeurs de longue durée (d'une commune). Il s'agit d'instituer un système pour les mettre en place et garantir qu'aucun des travaux correspondants ne vienne diminuer la charge des entreprises classiques.

On vérifiera même que celles-ci bénéficieront alors d'un accroissement d'activité par effet de relance.

Il faut qu'on puisse absolument fournir sans délai un emploi à tous ceux qui le désirent ; c'est pourquoi le territoire pertinent me paraît être la commune, plutôt que le bassin d'emploi, pour cause de proximité, de visibilité et de responsabilisation des acteurs de terrain.

Bien entendu, une fois en activité, les nouveaux employés pourront rejoindre les autres pour participer avec eux aux négociations classiques sur l'emploi et la rémunération.

Revue Quart Monde : Finalement, vous n'avez pas obtenu les dérogations nécessaires pour financer ces emplois par l'activation des allocations de chômage. Quelles personnes, quelles organisations, quelles mobilisations pourraient emporter les décisions ?

Je pense que d'abord je n'ai pas pu consacrer à cette obtention autant d'énergie qu'il aurait fallu. Ensuite, en lui consacrant plus d'énergie, j'aurais été amené à préciser davantage mes idées, donc à les élaborer mieux. Il s'agit d'abord d'une stratégie plus que d'une technique. Enfin, effectivement, il n'y a pas actuellement de force socio-politique qui puisse défendre un tel projet, parce qu'il est incompréhensible dans le cadre actuel des idées reçues.

Revue Quart Monde : Comment voyez-vous la « mobilisation générale » d'un territoire ?

Eh bien, je suis en train de la réaliser à Seiches-sur-Le-Loir. Elle a commencé il y a trois ans et depuis six mois douze personnes travaillent sur le terrain.

Puisqu'on nous refuse l'expérimentation, nous utilisons les CES (Contrats emploi-solidarité) et on fait régulièrement des réunions avec le Conseil municipal et toutes les personnes de Seiches qui s'intéressent à cette question, pour les tenir au courant de l'avancement de notre projet, de notre demande d'expérimentation, de nos démarches et des refus qui nous sont opposés ; donc on maintient un climat de mobilisation.

Ce qui bloque, c'est : comment, techniquement mettre en œuvre une économie de plein emploi de droit et de fait avec une économie de concurrence qui, elle, n'a pas du tout l'emploi comme objet, mais le produit ? C'est cette frontière qu'il faut explorer d'une façon fine ; il faut que par une expérimentation dans un lieu donné, on prouve que cette cohabitation est possible.

Revue Quart Monde : Comment assurer la qualification efficace des personnes privées d'emploi depuis longtemps et comment les intégrer sans les affecter à des emplois spécifiques ?

Là, je tiens aussi beaucoup à l'expérimentation. D'abord, cette qualification se fait dans l'emploi et non ailleurs. Ensuite, toute mon expérience de chef d'entreprise consiste à démontrer quotidiennement à la personne qui ne réussit pas son travail que, dans l'immense majorité des cas, c'est l'organisation que l'on fait du travail qui est en cause. Comment assurer la qualification des personnes ? Eh bien, en adaptant le travail au cas par cas. Et comme nous avons cette immense chance d'avoir l'emploi comme objectif, nous avons tout le temps que nous voulons pour cela.

Revue Quart Monde : Comment associer ensemble les militants anti-misère et anti-chômage de tous horizons pour créer une dynamique convaincante ?

Je crois avoir répondu en explicitant, davantage que précédemment, cette notion de stratégie. Je ne crois pas que l'on puisse associer les gens autrement que dans l'action parce que c'est l'action qui démontre les idées.

Dans le contexte actuel, misère et chômage sont très fortement liés et il est nécessaire que l'action contre le chômage - et pour l'emploi de tous - soit un des pôles de l'action des gens contre la misère. Cela ne signifie pas pour autant que lorsque le problème du chômage sera réglé, tous les autres problèmes de la misère le seront.

Dans cette perspective, le Mouvement international ATD Quart Monde pourrait apporter une contribution essentielle : par une action expérimentale « pré-légale » il permettrait d'éviter de passer par un droit dérogatoire et de démontrer la nécessité de ce droit.

Patrick Valentin

Patrick Valentin, né en 1943, dirige un ensemble d’associations qui se sont donné pour mission l’emploi des personnes les plus en difficulté : personnes handicapées reconnues par la COTOREP et chômeurs de longue durée.

CC BY-NC-ND