Tout pour moi” ou “moi pour tous” ?

Myriam Tonus

p. 27-32

References

Bibliographical reference

Myriam Tonus, « Tout pour moi” ou “moi pour tous” ? », Revue Quart Monde, 244 | 2017/4, 27-32.

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Myriam Tonus, « Tout pour moi” ou “moi pour tous” ? », Revue Quart Monde [Online], 244 | 2017/4, Online since 15 June 2018, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6967

« Dégage ! » : c’est ce que criaient, en 2011, les manifestants tunisiens lassés de leurs médiocres dirigeants. « Je m’engage » : c’est ce que font chaque jour d’innombrables personnes bien décidées à ce que le monde soit plus juste. Tous et toutes sont animés, de l’intérieur, par un souffle qui les porte au-delà d’eux-mêmes.

Index de mots-clés

Spiritualité

Dans le passé (aujourd’hui encore, parfois), lorsqu’une personne manquait cruellement d’argent, elle allait déposer un objet de plus ou moins grande valeur chez un « prêteur sur gages ». Et lorsqu’elle n’avait rien à « mettre en gage », elle… s’engageait elle-même ! C’est-à-dire qu’elle payait de sa personne, en effectuant un travail : domestique, ouvrier agricole, soldat… C’est ainsi qu’on a fini par parler d’engagement pour désigner l’entrée dans un poste de travail, même lorsqu’il est assorti d’un salaire.

À la différence de cette situation où les personnes s’engageaient ou engageaient leurs biens parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement, aujourd’hui, lorsqu’on parle d’engagement, c’est le plus souvent pour évoquer un acte tout à fait volontaire et souvent gratuit. Pensons aux ouvriers et ouvrières qui se sont battus au début du 20e siècle pour faire reconnaître leurs droits. Pensons à tous ces hommes, toutes ces femmes qui, pendant la seconde guerre mondiale, se sont engagés dans les réseaux de résistance. Pensons, aujourd’hui, aux citoyens qui, par tous les moyens, défendent les droits et la dignité des migrants ou se battent contre le pouvoir exorbitant des multinationales… Trop souvent, l’on entend dire que les gens (les jeunes, surtout !) sont égoïstes, ne pensent qu’à leur confort. Jugement parfaitement injuste. Car au quotidien, il se trouve des hommes et des femmes de tous âges qui donnent de leur temps et de leur énergie pour défendre des causes qui leur paraissent importantes : éradiquer la pauvreté, défendre les prisonniers, promouvoir l’égalité entre hommes et femmes ; mais aussi : préparer l’avenir en défendant la protection de l’environnement, lutter contre la guerre, se dresser devant toutes les formes de corruption en politique… Joseph Wresinski ou l’abbé Pierre demeurent, de ce point de vue, de grandes figures de l’engagement !

Héros et héroïnes du quotidien

S’engager, ce n’est pas rien, pourtant. Cela peut aller jusqu’à mettre sa vie en jeu : le jeune résistant qui se portait volontaire pour aller porter un message au nez et à la barbe de l’occupant, celui qui posait une charge de dynamite pour barrer le passage d’un convoi ennemi prenaient des risques considérables et l’on sait- il suffit de s’arrêter devant un monument aux morts - combien ont payé le prix fort pour cet engagement. En 2011, lors du Printemps arabe, il y eut aussi des morts, des emprisonnements, des passages à tabac… On l’a sans doute oublié : les premières femmes qui défilèrent en Angleterre en 1903 pour demander le droit de vote - on les appelait les Suffragettes - furent accueillies avec mépris et colère. Certaines furent arrêtées, beaucoup eurent à subir les foudres de leur époux ; des médecins les considéraient même comme des « dégénérées » : une bonne mère de famille normale n’oserait jamais s’exhiber ainsi en rue ! Et l’on rappellera qu’en France, pays tout proche, Cédric Herrou, agriculteur au grand cœur a été condamné au mois d’août 2017 pour avoir aidé des migrants à passer la frontière avec l’Italie… Ce sont tous ces héros et héroïnes du quotidien, célèbres ou anonymes qui, tout au long de l’Histoire, ont fait grandir ce qu’il y a de meilleur en l’être humain. Ce sont eux et elles qui ont permis que l’Histoire - au contraire de ce qui se dit parfois - fasse des progrès immenses. Sans les engagé-es de tous bords, nous vivrions sans doute dans un monde gouverné par une violence et une injustice que nous ne pouvons même plus imaginer.

Plus grand que soi-même

Des héros et des héroïnes, oui. Car s’engager, c’est consentir à quitter sa zone de confort. C’est s’exposer à l’intranquillité. Et cela, le plus souvent dans la durée, sans même voir de résultats immédiats. En acceptant que peut-être l’on mourra sans avoir vu son rêve se réaliser. Cela demande du courage, du renoncement à soi, une générosité sans faille. C’est aussi accepter la grisaille du quotidien, les chicaneries et chamailleries au sein du groupe dans lequel on travaille, les reproches de la famille parfois, qui se demande pourquoi diable vous vous décarcassez à ce point sans jamais être payé-e…

Alors oui, on peut vraiment se poser la question : mais pourquoi donc s’engage-t-on ? Qu’est-ce qui pousse un individu à payer de sa personne volontairement, dans la durée, alors qu’il a, comme on dit, « tout pour être heureux » ? Si l’on était malveillant, on répondrait peut-être : eh bien, cette personne s’engage parce qu’ainsi, elle a une meilleure image d’elle-même. Ce n’est sans doute pas tout à fait faux et même, c’est très humain : il est certainement plus gratifiant de voir dans son miroir un visage généreux plutôt que parfaitement égoïste ! Mais cela n’explique pas tout, et surtout pas que cette personne soit à ce point décentrée d’elle-même, toute tournée vers une forme d’idéal qui ne lui rapporte rien de concret, pourrait-on dire.

C’est que l’être humain est toujours plus grand que ce qu’il croit, plus grand que ce que les autres disent de lui. L’être humain n’est pas seulement un mammifère régi par ses hormones et ses pulsions. À la différence des animaux, il peut être comme habité d’un souffle qui va donner à chacune de ses pensées, de ses actions, une dimension élargie. Si l’instituteur dessine sur un tableau noir un cube, le petit élève pourra dire qu’il s’agit bien de cette forme. Mais s’il peut le dire, c’est parce qu’il aura déjà tenu en main un dé, ou tout objet de forme cubique. Avoir du souffle pour s’engager, c’est croire que la réalité ne se limite pas à ce qu’on en voit - et ce qu’on en voit est souvent plat (le train-train quotidien…), et pas forcément réjouissant : misère, injustices, violences, destructions de tous ordres. C’est croire que les choses peuvent être autrement et travailler pour que cela arrive. Lorsqu’il y a 500 ans, le dominicain Bartolomé de Las Casas affirme, dans un sermon, que les Indiens sont des êtres humains et qu’ils ont une âme, il parle à l’encontre de toute raison, il bafoue toutes les évidences, cela ne saute aux yeux de personne - même pas de ses Frères. Et cependant, il en a l’absolue conviction, qui lui donne le courage de prononcer ces paroles qui bouleversent l’ordre établi.

Un pour tous !

Est-ce à dire que ce souffle puissant, capable de mettre en route et de donner courage, appartient uniquement à celles et ceux qui travaillent pour le bien de l’humanité ? Ce serait hélas aller un peu vite que de prétendre cela. L’Histoire est jalonnée de ces grands mouvements dans lesquels des hommes et des femmes s’engagèrent… pour semer la mort et la désolation. Bartolomé de Las Casas était l’ami des Indiens ; mais ses coreligionnaires débarquèrent en Amérique du Sud mus eux aussi par un idéal puissant : celui de bâtir en empire à leur image en éradiquant ces mêmes Indiens. Si les résistants, lors de la seconde guerre mondiale, étaient portés par le souffle de la liberté, les nazis, eux, montaient au front habités par l’idéal de l’homme aryen, supérieur à toutes les autres races. Et aujourd’hui, quelle que soit l’horreur qui nous habite lorsque des attentats sont commis dans nos villes, il est un peu rapide sans doute de traiter les djihadistes de « fous » ou d’ « illuminés ». L’on sait désormais que face au vide et à l’absence de sens que produit une civilisation de l’hyper consommation et de l’argent-roi, certains jeunes partent s’engager « radicalement » dans les rangs de Daech afin de faire advenir un monde selon leurs vœux.

Mais alors, est-ce à dire que tout se vaut ? Certainement pas ! Entre le terroriste qui se fait sauter sur un marché et la jeune fille qui, chaque soir, va donner un coup de main dans un abri de nuit, il y a une différence capitale : le premier ne pense pas que tous les êtres humains ont la même valeur, et la jeune fille, oui. Le premier estime - comme les conquérants de l’Amérique, comme le nazi - que certains humains sont inférieurs aux autres par nature, ou qu’ils ne méritent pas le même respect parce qu’ils sont nés dans un autre milieu social ; la jeune fille, elle, estime - comme toutes celles, tous ceux qui s’engagent pour promouvoir une humanité plus grande - que la seule cause qui mérite d’être défendue, c’est celle qui prend en compte tout humain et tous les humains sans exception. Il y a là une frontière stricte, sans concession. C’est pourquoi on hésitera ici à parler de « souffle » à propos de ces mouvements qui se nourrissent du rejet d’autrui. Si souffle il y a, ce serait plutôt celui de la Bête…

Déplacement des frontières

Ce que j’évoque ici, c’est ce souffle puissant, généreux, dont la Bible dit qu’il « souffle où il veut et tu entends sa voix ; mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ». Ce souffle qui gonfle les voiles et permet à nos vies de ne pas s’enliser dans les eaux mortes de l’immédiat sans projet. Croire en la justice, en l’égalité, en la solidarité, en la dignité, en tout ce qui permet à l’être humain de vivre une vie bonne, pleinement humaine : voilà la direction dans laquelle le souffle pousse les petites barques de nos existences. On pourrait appeler cela la « spiritualité » - un mot hélas bien abîmé parce qu’il a trop et mal servi et qui demeure pourtant irremplaçable. En latin, spiritus signifie… le vent, le souffle : la spiritualité n’a donc rien à voir avec une fuite loin des réalités du monde, bien au contraire ! Et de fait, personne ne sait d’où il vient ; à chacune et chacun de lever un doigt pour essayer de saisir par où il entre dans sa vie.

Pour certains, c’est la foi en un dieu de justice et d’amour qui nourrit leur engagement. Mais les croyants n’ont pas le monopole du souffle, même si cela s’est dit dans un passé encore proche. D’ailleurs, ils diffèrent entre eux dans la façon de nommer leur source… Impossible de ne pas reconnaître aujourd’hui que l’on peut être agnostique, athée ou franc-maçon et être habité d’un souffle puissant qui pousse à l’engagement. C’est là un constat radicalement neuf ! Une frontière s’est déplacée : celle qui, il y a un demi-siècle à peine, séparait ceux qui avaient la foi et ceux qui ne l’avaient pas ou avaient une « mauvaise » foi ; désormais, la question est de savoir si l’on croit ou non en l’être humain, en tous les êtres humains et si l’on veut ou non travailler à faire grandir cette humanité toujours fragile. D’un côté, celles et ceux qui s’engagent côte à côte, fraternellement, quelles que soient leurs convictions, et de l’autre celles et ceux qui ne « roulent » que pour eux-mêmes… et, ajoutera-t-on hélas, la masse compacte de tous les humains qui ne se soucient même pas de savoir si le vent se lève. Parce qu’ils ne l’ont jamais senti passer dans leur vie, parce qu’ils se sont laissé enliser dans la mare d’une vie réglée par la publicité et les désirs à court terme.

Le souffle pour boussole

Oui, s’engager, c’est d’abord une question de choix. Et nos choix sont souvent mêlés, confus, tiraillés. Aujourd’hui plus qu’autrefois, certainement. Depuis le 20e siècle, deux guerres atroces, Hiroshima, les goulags et les génocides qui l’ont marqué (entre autres…), croire au progrès de l’humanité est devenu bien problématique ! Les discours politiques et religieux ont du plomb dans l’aile : le grand soir ou une éternité de béatitude ne suscitent pas l’enthousiasme des jeunes générations ; celle de leurs parents a franchement molli, elle aussi. La mise au jour de fraudes, copinages et abus dans le monde politique ne fait que renforcer ce « désenchantement du monde ». La promotion d’un matérialisme à tous crins se charge du reste…

Et pourtant, il est des hommes, des femmes qui s’engagent. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’autrefois et leurs lieux d’engagements ne connaissent aucune limite - partout où la dignité et la vie des humains sont menacées. Habités d’un grand souffle, qu’ils s’en réclament ou non, ces résistants de l’humanité refusent la loi du plus fort, toujours arbitraire, toujours destructrice des plus petits, des plus fragiles. Ce vent qui souffle dans leurs voiles, quelle que soit son origine, les guide dans une même direction : celle qui depuis toujours a donné envie à l’humanité de se libérer de ce qui l’empêche de grandir : la pauvreté, l’ignorance, l’esclavage sous toutes ses formes. Plutôt que de déplorer les imperfections (réelles !) du présent, plutôt que d’évoquer un « bon vieux temps » qui n’a jamais existé, les engagé-es savent qu’ils sont les héritiers et héritières d’une longue lignée d’hommes et de femmes qui ont, à un moment de leur vie, parlé et agi pour dire « non », pour secouer l’ordre des choses et les pouvoirs en place. Leurs prédécesseurs ont parfois nom et visage : Jésus, Gandhi, Olympe de Gouges, Voltaire, Vincent de Paul, Zola, Luther King, Wresinski… Tant d’autres, d’autres encore tellement plus nombreux, demeurés anonymes, qui ont été le terreau dans lequel les graines semées par ces éclaireurs ont pu germer et donner du fruit.

Nous vivons aujourd’hui un temps de mutation profonde, l’une de ces époques où un monde est en train de disparaître et l’on ne sait pas encore ce qui va le remplacer. Cela provoque inconfort et angoisse chez beaucoup. Plus que jamais, le souffle est nécessaire parce que lui seul peut donner la force de garder le cap et aider à faire des choix indispensables même s’ils sont difficiles. Nul-le d’entre nous ne peut dire ce que sera le monde dans 20 ans, dans 50 ans, dans un siècle. Mais il nous est donné de choisir entre ce qui donne vie et ce qui fait mourir. Entre le « tout-pour-moi » et le « moi-pour-tous ». L’Histoire nous apprend que la détermination et l’engagement de quelques-uns sont toujours, sans exception, venus à bout des pouvoirs indéboulonnables et des certitudes les plus établies, même si le combat est toujours à mener, que rien n’est jamais acquis. Cela s’appelle l’espérance et c’est la compagne fidèle du souffle.

Myriam Tonus

Née à Liège (Belgique) en 1949, licenciée en philosophie et lettres romanes, Myriam Tonus s’est « recyclée » en sciences humaines (sociologie, socio-économie, psychologie…) et en théologie pour cause d’enseignement, ces disciplines étant devenues au fil de temps ses lunettes de vie… L’écriture, la prise de parole, les formations, les nombreuses rencontres sont ses terres d’activité et de recherche. Auteure de Miroirs d’Eve et de Élève-moi !, elle écrit des chroniques mensuelles dans La Libre BelgiqueRivages et Dimanche. Elle est également accompagnatrice fédérale du sens du Patro et aumônière en hôpital psychiatrique. 

CC BY-NC-ND