Pour une spiritualité laïque

Eveline Grieder

p. 42-46

References

Bibliographical reference

Eveline Grieder, « Pour une spiritualité laïque », Revue Quart Monde, 244 | 2017/4, 42-46.

Electronic reference

Eveline Grieder, « Pour une spiritualité laïque », Revue Quart Monde [Online], 244 | 2017/4, Online since 15 June 2018, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6973

S’appuyant sur la pensée d’Edgar Morin, l’auteure propose une lecture de la spiritualité engagée de Jean Jaurès et une rencontre avec un visionnaire parlant avec justesse à nos sociétés actuelles.

Index de mots-clés

Spiritualité

Le monde contemporain présente un cadre particulièrement propice à une réflexion approfondie sur la notion de spiritualité, en ce qu’elle est à la fois liée, mais aussi indépendante de ce que l’on nomme communément une religion.

Mon parcours de protestante, devenue catholique à dix ans, influencée par l’existentialisme à vingt ans, et partie vivre en Inde à trente ans, m’a amenée depuis longtemps à m’interroger sur la condition humaine, et à tenter d’élaborer une anthropologie de l’aspiration spirituelle.

Je me suis donc passionnée pour les racines de l’esprit humain, spécifiquement dans son rapport à l’invisible, et sur les archétypes qui peuplent son intériorité.

État prosaïque, état poétique de la conscience (Edgar Morin)

Mon maître à penser dans ce long chemin intellectuel fût sans conteste Edgar Morin, qui a été l’un des premiers, dans le champ des sciences humaines, à tenter de comprendre l’être humain dans le concert des autres espèces vivantes, et à valoriser la sphère de l’imaginaire, qui sous-tend les structures de l’esprit en quête de représentations donnant un sens à sa vie.

L’un des principaux concepts d’Edgar Morin à propos de l’homme est sa double appartenance à la rationalité (homo sapiens), et à l’irrationalité (homo demens).

En effet, dans son ouvrage L’homme et la mort, Edgar Morin pose les fondements d’une radicale refonte de l’idée reçue selon laquelle l’humanité serait essentiellement motivée par l’organisation matérielle, en vue d’assurer sa survie, et que la sphère spirituelle se serait développée plus tard dans son histoire. Pour lui, l’être humain est, dans sa nature même, à la fois rationnel, calculateur, maître de lui, apollinien, relié au réel, mais aussi émotif, rêveur, prodigue, dionysiaque, relié à l’imaginaire.

L’équilibre individuel et collectif dépend donc, selon lui, d’une interaction harmonieuse entre ces deux sphères, et de l’apport de la fantaisie, des débordements émotionnels ritualisés et des expériences extatiques, à la rationalité, au sérieux et à l’ordre nécessaires à la vie quotidienne.

C’est cette opposition fondamentale qui définira plus tard son double concept, extrêmement fécond, d’état prosaïque et d’état poétique de l’esprit humain : l’être humain a besoin de gérer son quotidien dans un état normal, banal, de conscience, mais ne peut se passer de moments exceptionnels où il entre en communication avec un autre état de conscience, qui lui permet d’éprouver des sentiments intenses et puissants, emplissant sa vie de sens.

Cette double polarité avait déjà été pensée par le grand sociologue Émile Durkheim au début du 20ème siècle, avec la notion de conscience effervescente opposée à la conscience fondamentale de son organisation existentielle : la sphère du profane et la sphère du sacré.

Il me semble que nous avons là une clé essentielle pour tenter de comprendre la question de la spiritualité, d’un point de vue anthropologique.

États accessibles à tou(te)s

L’apport principal d’Edgar Morin à ce débat sur la conscience humaine, est qu’il exprime cette opposition d’une manière à gommer l’opposition habituelle entre le sacré et le profane, comme liés à deux aspects séparés de la vie des hommes, la religion d’un côté, et le reste de l’existence, de l’autre. Pour lui, en effet, théiste ou pas, tout être humain a la possibilité de rencontrer, au plus profond de lui-même, un état qui le hisse au-dessus des contingences, et qui sublime son rapport au monde, par l’expérience d’une conscience ouverte, lumineuse, riche, exaltante, dégageant une intuition profonde de l’unité consubstantielle avec une réalité mystérieuse.

Dans les cultures traditionnelles, ce lien s’exprimait dans la sphère de la religion, et dans l’évocation des dieux, du Dieu, ou du principe qui représentaient cette réalité ultime, et l’accès à l’état poétique se faisait au travers des cérémonies et rituels socialement organisés, ou encore, individuellement, au travers d’initiations et d’exercices spirituels.

L’histoire occidentale, qui a développé l’opposition très originale de la religion par rapport à l’athéisme ou à l’agnosticisme, est une exception. Cette particularité a créé un fossé grandissant entre les tenants d’une certaine vision, religieuse et spirituelle, ouverte sur le ciel, et qui refuse de plus en plus de renoncer à ses valeurs, et celles et ceux qui considèrent cette traditionnelle façon de vivre et de penser comme obsolète, en privilégiant une vision matérialiste, où seule la vie terrestre compte.

Cette évolution particulière des sociétés contemporaines, qui a commencé au siècle des Lumières, touche, il faut le dire, uniquement certains groupes sociaux, spécialement dans les pays occidentaux, et elle est due à la puissance de la critique intellectuelle, favorisée par la prééminence, et même le culte, de la raison et de l’esprit scientifique. Si elle a un aspect de plus en plus déstabilisant, elle a ouvert également un champ de réflexion qui se renouvelle sans cesse, et pourrait aboutir, grâce au développement des recherches pluridisciplinaires, à une refonte de la question, et à une réconciliation favorisant le respect des différences d’opinions sur le sujet.

Certains personnages historiques ont porté très haut cette réflexion, en empoignant le sujet à la fois dans l’expression de leur engagement pour une évolution sociale, et dans le lien avec leur for intérieur.

Pensée et arrière-pensée (Jean Jaurès)

Jean Jaurès est l’un de ces spirituels engagés, ayant mis sa vie au service de la société de son époque, en conciliant jusqu’au bout l’intériorité et l’action sur le monde, le sacré et le profane, l’état prosaïque et l’état poétique.

Vivant dans le Tarn, j’ai, en 2014, participé à une journée sur les traces de Jean Jaurès, et j’ai appris avec étonnement qu’il avait écrit une thèse de philosophie intitulée De la réalité du monde sensible, et j’ai compris que, pour ce grand homme, la vie intérieure était très importante, y compris dans le déroulé de son extraordinaire carrière politique.

Je me suis alors passionnée pour son itinéraire, en particulier pour la façon très courageuse qu’il a eu d’affirmer ses convictions profondes, et même d’œuvrer pour une société où la spiritualité trouverait toute sa place.

Jean Jaurès a toujours, depuis son enfance, été habité par une sorte de mysticisme poétique, couplé à un grand intérêt pour les religions et les autres cultures, et doublé d’un anticléricalisme virulent. Il se définissait comme catholique, ce qui ne laissait pas de lui causer de gros conflits avec ses collègues de la gauche radicale, souvent marxistes, et qui ne comprenaient pas ses convictions. Pourtant, il est resté fidèle toute sa vie à cette certitude d’un lien indéfectible avec une réalité cachée. Mais sa religiosité est tout à fait originale, imprégnée d’une culture philosophique venant de l’antiquité, et même marquée par la pensée orientale, qu’il connaissait bien.

Cet état d’esprit, qui conditionne tout son engagement, Jean Jaurès l’appelait son « arrière-pensée », et c’est en des accents d’une très grande beauté lyrique qu’il décrit sa vision du monde :

« Pour moi, je n’ai jamais regardé, sans une espèce de vénération, l’espace profond et sacré, et lorsque, cheminant le soir, je le contemple, je me dis parfois que tous les hommes, depuis qu’il y a des hommes, ont élargi leur âme en lui… Il est comme un miroir d’infinité où nos pensées ne peuvent se réfléchir sans s’étonner soudain de se voir infinies. Or cette infinité, il ne la tient pas de lui-même ; il l’emprunte de l’Être que la raison seule ne peut saisir, que l’âme seule peut pénétrer, et c’est ainsi que l’âme, en s’abandonnant à l’espace, ne se livre pas sans retour. Par l’infini de l’étendue, elle revient au véritable infini, c’est à dire, au fond à elle-même. »1

Cette réalité de l’étendue infinie, à la fois présente au cœur de l’univers, et au cœur de chaque être, il l’appelle volontiers le « fond de l’être », et il la considère comme une immense réserve de créativité, tant chez l’individu que dans le mouvement du monde. À certains moments, il n’hésite pas à la nommer également du nom classique de Dieu. 

Mais, en tant que leader politique du socialisme, de la laïcité, et inspirateur de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, il tient régulièrement à réaffirmer cette arrière-pensée. C’est ainsi qu’en 1910, dans un de ses plus célèbres discours à l’Assemblée, De la Laïque, quatre ans avant son assassinat, il écrit :

« Voulez-vous me permettre de vous dire toute ma pensée ? Je vous la dis sans embarras : je ne suis pas de ceux que le mot Dieu effraye. J’ai, il y a vingt ans, écrit sur la nature et sur Dieu et sur leurs rapports, et sur le sens religieux du monde et de la vie, un livre dont je ne désavoue pas une ligne, qui est resté la substance de ma pensée... Je ne suis donc pas suspect, et je n’ai pas de ce mot la superstition, ni positive, ni négative ; j’essaye de chercher avant tout quelle idée on entend lui faire exprimer. »2

Ce qui est passionnant dans la vision politique et philosophique de Jean Jaurès, c’est que la spiritualité était pour lui un véritable but à atteindre.

Accéder aux « puissances de sympathie de notre âme agrandie »

Le socialisme devait être un projet qui laissait toute la place à un épanouissement de l’âme, autant que du corps. La société dont il rêvait aurait refusé autant un positivisme matérialiste intransigeant qu’un assujettissement à l’Église réactionnaire, mais aurait permis à chacun de jouir d’une véritable liberté intérieure, par l’expérience d’une forme de religion naturelle, permettant le développement de toutes les potentialités humaines, et d’une véritable puissance que les hommes pourraient mettre au service de la société.

Il développe cette utopie dans un texte, La question religieuse et le socialisme, rédigé dans la première période de sa vie politique, et jamais publié de son vivant.

Voilà ce qu’il y écrit :

« Si l’humanité a le sentiment qu’elle porte l’infini en elle, et qu’elle a le droit d’y prétendre, elle peut devenir aussi une puissance. »3

Ou encore :

« La science vraie consistera non plus seulement à démêler les rapports extérieurs des êtres et des forces, et à les formuler progressivement en équations algébriques, mais à deviner peu à peu, par les puissances de sympathie de notre âme agrandie, les secrètes aspirations de tous les êtres et de toutes les forces vers l’unité, la liberté, la vie, la conscience. Ainsi l’humanité fera peu à peu entrer en elle toutes les forces de la nature. »4

Pour Jean Jaurès, la possibilité d’une telle spiritualité laïque devait se réaliser au travers d’une éducation orientée vers une véritable liberté de pensée, une intelligence critique du passé, et un apprentissage de l’autonomie. Cette éducation devait culminer en une authentique révolution intérieure, une spiritualité, dans le vrai sens du terme :

« Fabriquer, produire, créer une société où toutes les personnes auraient un droit certain et… seraient harmonisés les unes aux autres, c’est faire œuvre de spiritualité profonde… réelle et concrète, qui s’empare de tous les éléments du monde naturel pour les transfigurer. »

Jean Jaurès, un prophète, dans le sens étymologique de « celui qui parle avant » ? Sans doute. Un visionnaire ? Probablement.

Aujourd’hui, plus de cent ans après, nos sociétés gagneraient à s’imprégner de la signification profonde de son engagement dans la cité, au service d’une si belle idée de l’humanité, afin que celle-ci réalise les promesses de son esprit.

1 Éric Vinson, Jaurès, le prophète, Éd. Albin Michel, Paris, 2014, p. 85.

2 Op. cit., p. 47.

3 Op. cit., p. 161.

4 Op. cit., p. 166.

1 Éric Vinson, Jaurès, le prophète, Éd. Albin Michel, Paris, 2014, p. 85.

2 Op. cit., p. 47.

3 Op. cit., p. 161.

4 Op. cit., p. 166.

Eveline Grieder

Eveline Grieder est enseignante de yoga et de méditation, docteure en sociologie et chercheure en socio-anthropologie de l’imaginaire, dans l’esprit d’Edgar Morin.

CC BY-NC-ND