Cette énergie qui dansait un peu partout

Marc-Émile Dumont-Poulin

p. 31-32

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Marc-Émile Dumont-Poulin, « Cette énergie qui dansait un peu partout », Revue Quart Monde, 245 | 2018/1, 31-32.

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Marc-Émile Dumont-Poulin, « Cette énergie qui dansait un peu partout », Revue Quart Monde [En ligne], 245 | 2018/1, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7157

Festival des savoirs partagés, Montréal, septembre 2017.

Un quartier, des habitants, un festival. Pour certains, cela ne veut pas dire grand-chose, mais pour d’autres, cela apporte réellement un sens profond à ce que signifie le vivre ensemble. Pendant quatre jours consécutifs, au parc Edmond-Hamelin, j’ai pu assister à une réelle présence qui alla secouer et mobiliser plusieurs personnes de différents milieux et les inciter à s’accrocher, à bâtir, à entreprendre, à créer et surtout, à partager tous ensemble. Si je peux retenir l’essentiel de ce que le festival des savoirs partagés démontre, c’est que bel et bien TOUT le monde puise une force importante en soi-même pour changer radicalement les choses.

Changer radicalement ne veut pas dire bouleverser et renverser une situation d’un coup sec, mais plutôt changer, transformer et modifier, à long terme, plusieurs petits détails et aspects courants de la vie de tous les jours. Un regard perce le mur de la honte ou de la peur et va cogner à la porte du voisin que nous craignions : c’est de ce changement radical que l’on parle. Et si des enfants s’installent tous ensemble à une table pour créer de leurs propres mains un tableau, une peinture ou un dessin, sous les yeux fiers de leurs parents, je vois ici une autre transformation bien importante. Il faut ouvrir les yeux et écouter attentivement, pour pouvoir saisir l’ampleur de ces actes. Si un enfant, vivant dans une situation familiale étouffante, avec peu de confiance en lui, est sous le projecteur de la violence quotidienne d’un quartier fragile et chaotique et que, pendant un moment, certains de ses amis, parents et même étrangers, lui tendent la main pour l’encourager à s’investir, créer, construire et partager, un changement survient. Et c’est ce changement qui bouleverse des vies. Si l’enfant suit ce courant et perce la coquille, les répercussions s’étendent et touchent directement les parents. Car un enfant vivant est une famille en santé. Et si une famille est en santé, le voisinage se guérit tranquillement et le quartier reprend sa forme.

Une fusée verte et rouge

Beaucoup de choses m’ont accroché lors de ce festival. Une femme de la rue s’est arrêtée pendant un après-midi. Une vie difficile lui avait cerné et brûlé le visage, ses yeux humides retenant les dernières larmes naïves et pures de sa bonté. Un corps serré par la souffrance physique et mentale constante. Elle s’est assise cet après-midi pour dessiner sur du papier. Je passais et errais d’atelier en atelier, un peu étourdi par toute cette énergie qui dansait un peu partout. J’ai décidé de m’arrêter un instant pour contempler ce que cette femme dessinait : une fusée verte et rouge qui décollait pour une direction qui m’était encore inconnue. Je n’ai pu m’empêcher de lui demander ce que cette fusée représentait pour elle.

‑ La liberté, dit-elle.

J’ai voulu explorer ce sujet avec elle et voir où cette femme allait m’emporter.

‑ La liberté, pour des individus qui la veulent vraiment. La liberté de voyager pour découvrir des territoires inconnus. Faire ressortir la curiosité de l’être pour d’autres mondes, d’autres races, d’autres idées. Briser le préjugé, pour pouvoir mieux connaître l’autre. Il faut se donner un but dans la vie, le but c’est de s’en sortir dans le quotidien. C’est avancer et s’améliorer chaque jour. Et c’est un peu ce que cette fusée représente aussi, le progrès...

Elle termina par une phrase qui me porta à la réflexion.

‑ Tout le monde est invité dans cette fusée, dit-elle. Mais personne n’est forcé d’y entrer.

Effectivement ! Oui, l’invitation d’embarquer pour un autre monde me semblait tentante, mais seulement pour ceux qui le veulent vraiment. J’y voyais un lien fort avec l’idée du changement, parfois radical, qui crée un sentiment d’oppression sur une personne ou un groupe. Nous voulons tous que ça change, mais nous ne pouvons imposer ce changement aux personnes qui ne sont pas prêtes à le revêtir.

Pendant que je pensais un peu à cette réflexion, je me suis vite aperçu que quelques enfants avaient écouté cette discussion, et certains d’entre eux, à ma grande surprise, avec beaucoup d’attention. Quelques instants plus tard, un de ces enfants est venu me voir et m’a dit :

‑ Tu sais ce que cette femme a dit…, c’était vraiment intéressant.

Un moment fort venait d’être créé. Non pas seulement entre cette femme et ce dessin. Mais entre elle, les enfants et moi...

Deux noms sur une affiche

Pendant la journée de vendredi, j’étais ravi de voir une troupe d’adolescents qui participaient ensemble à un atelier de calligraphie. Plusieurs de ces ados repartaient avec en leur possession une affiche et leurs noms écrits par l’artiste. Une écriture magnifique qui faisait refléter leur nom de façon explosive et significative. Beaucoup de ces jeunes portaient une forte importance à leurs propres identités et celles de leurs amis. Leurs forces propres et leurs individualités se retrouvaient sur ces feuilles, dessinées par cet artiste, venu d’un quartier inconnu. Un peu plus tard vers la fin de l’après-midi, j’ai croisé un de ces jeunes, avec en sa possession, plusieurs affiches. J’ai pu lui demander quels étaient les noms qu’il avait inscrits. Son père et son frère, tous les deux tués lors de tragiques accidents liés à des trafics de drogue, l’un poignardé et l’autre tué par balles. Des histoires dures qui ramènent souvent la réalité lourde d’un quartier perdu dans la violence. Une réponse si honnête et franche d’un jeune adolescent que je ne connaissais même pas. Sans se rendre compte, cet ado, pour un court moment, m’avait amené dans son monde. Une réalité qui, pour moi, était bien inconnue. Ses paroles et ses phrases restent ancrées dans ma mémoire pour mieux comprendre et connaître. Pas seulement l’autre, mais aussi les différents univers que vivent différents groupes de gens.

Ce sont ces paroles qui changent nos perceptions, changent notre vision du monde, brisent les préjugés et bouleversent nos principes. Ce sont ces lettres, qui deviennent des mots, des mots qui deviennent des phrases et des phrases qui deviennent des histoires. Des histoires comme celles-là, qui peuvent changer les discours banals et l’indifférence de personnes et de groupes face à des réalités qu’ils ne connaissent pas. Si ces histoires de vie et ces témoignages si forts peuvent être entendus, écoutés attentivement et à la fois être vécus, notre regard change, notre vision change et de là, des actes prennent forme.

Le carburant de la rencontre

Si différentes têtes et différentes visions peuvent se rencontrer et partager sur ce qu’elles vivent dans leur quotidien, beaucoup de choses pertinentes peuvent ressortir d’une simple conversation. ATD Quart Monde propulse les gens dans cette démarche. Une démarche qui tend vers la rencontre de l’autre, l’ouverture, la recherche et la curiosité de l’autre. ATD Quart Monde est bel et bien la fusée que cette dame dessinait. Une fusée prête au décollage, propulsée uniquement par le carburant de tous ces individus qui se rassemblent ; la fusée n’est qu’un prétexte pour que des gens se mobilisent par eux-mêmes, sur la base de leurs propres idées et de leurs savoirs. Un savoir unique que chacun porte. Certains sont enfouis depuis des années, d’autres sont brûlants et ne cherchent qu’à se partager. C’est ce clash qui permet de formuler de nouvelles idées, de nouvelles manières de voir notre monde, en faisant émerger de nouveaux regards et de nouveaux principes.

Marc-Émile Dumont-Poulin

Québécois, âgé de 24 ans, Marc-Émile Dumont Poulin a rejoint depuis quelques mois le volontariat d’ATD Quart Monde.

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