État-providence et gestion de la pauvreté en Grande-Bretagne moderne

Michael Lambert

p. 32-37

References

Bibliographical reference

Michael Lambert, « État-providence et gestion de la pauvreté en Grande-Bretagne moderne », Revue Quart Monde, 246 | 2018/2, 32-37.

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Michael Lambert, « État-providence et gestion de la pauvreté en Grande-Bretagne moderne », Revue Quart Monde [Online], 246 | 2018/2, Online since 01 December 2018, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7220

S’appuyant sur une critique des notions développées par B. Geremek dans son traité De la potence à la pitié1, l’auteur analyse le fonctionnement de l’État-providence en Grande-Bretagne, qui peine à sortir des dilemmes engendrés par la « gérance » de la pauvreté et qui ignore la parole des personnes affectées par les politiques sociales et leurs implications.

Que l’essai de Bronislaw Geremek de 1978 intitulé Litosc I Szubienica ait été simplement traduit en anglais sous le titre Pauvreté : une histoire, par Agnieszka Kolakowska en 1994 relève sûrement d’un accident de parcours2.

La tension-clé au centre de l’argumentation de Geremek – entre pitié et punition, compassion et mépris, charité et workhouse – et que l’on retrouve dans les traductions italienne et française, est totalement absente de la version anglaise. C’est affligeant. La substance de la chronique de Geremek n’est pas tant de comprendre la nature de la pauvreté et la vie des pauvres dans l’Europe médiévale, à l’aube de l’Europe moderne, mais bien de saisir comment les riches, la haute société, et l’État ont réfléchi à la question de la pauvreté et développé des politiques destinées à gérer les pauvres. La visée de son traité porte sur la façon dont la pauvreté était – et est – administrée toujours sur la tangente, entre compassion et vindicte.

Une Histoire sous influences

L’historique du Moyen Âge qu’en fait Geremek commence et finit par une réflexion sur les évolutions contemporaines en matière de pauvreté. Les débats actuels influencent notre vision du passé. L’introduction se focalise sur la façon dont la « redécouverte » de la pauvreté dans les riches pays occidentaux des années 1960 a suscité de nouveaux positionnements concernant les pauvres. Les chercheurs en sciences sociales de l’époque ont quantifié les revenus, établi des seuils de pauvreté et mené des études sur les quartiers pauvres. Ils ont essayé de définir en quoi consistait la pauvreté à l’aide d’outils supposés objectifs. La conclusion de Geremek est une porte ouverte sur le monde et sur l’avenir. Il considère la pauvreté comme un problème international nécessitant des stratégies de développement pour surmonter l’écueil du « pauvre mondial ». Il alerte sur la tension existante entre les pays occidentaux, fournisseurs d’aide, et leur crainte de voir émerger des mouvements politiques exigeant une intervention militaire. De fait, il suggère que les prises de position envers les pauvres dans le monde occidental et le Tiers monde sont désormais identiques aux positionnements envers la pauvreté qui ont surgi à l’époque de l’Europe médiévale. Du point de vue de la société et des décideurs politiques, les pauvres étaient à la fois à plaindre et à craindre, à aider et à contrôler. Voilà la raison pour laquelle la traduction du titre en anglais laisse tant à désirer.

Compte tenu de l’implication de Geremek, dissident politique engagé dans les luttes polonaises contre le bloc soviétique des années 1980, l’essai est – comme toute autre narration historique – le produit d’une époque et d’un lieu. C’est un historique écrit pendant la guerre froide. D’une part, on retrouve l’empreinte de l’érudition soviétique ; sa critique quant aux exigences de l’industrie envers une main-d’œuvre prolétaire bon marché et non qualifiée comme condition de la croissance du capitalisme est sans aucun doute marxiste, et ses positions présentent de nombreuses attaques radicales à l’encontre du statu quo. De l’autre, il est déçu par les gouvernements qui se disent agir au nom des pauvres. Il considère que les pauvres font l’objet de manipulations et que leurs revendications sont minimisées, soi-disant dans leur propre intérêt, pour que les dominants gardent le contrôle. Geremek est aussi anti-communiste. Ses points de vue ne sont ni ceux de Washington ni ceux de Moscou.

En tant qu’historien, et peut-être involontairement, Geremek reconduit en partie les positions et les solutions qu’il critique. Son traité est issu « d’en haut », et traduit ce que les gens aisés, les élites, les sphères supérieures de la société pensent des pauvres. Le cri des pauvres, des mendiants, et autres indigents est étouffé. L’historique ne vient pas « d’en bas ». Il n’inclut ni ne fait référence à l’expérience de ceux qui sont impactés par ces politiques et qui pourraient aider à l’émergence d’une autre compréhension en la matière. En Grande-Bretagne, les historiens sociaux radicaux des années 1960 – souvent des membres désabusés du Parti communiste – ont essayé d’inventer des méthodes alternatives, plutôt que de simples approches. Dans son livre L’apparition de la classe ouvrière anglaise, E. P. Thompson propose un historique divergent de l’industrialisation et de son impact sur les travailleurs à partir de leurs propres réflexions, prises de paroles et de leurs associations. Raphaël Samuel a été le pionnier dans le domaine de l’histoire orale populaire et a fait parler ceux dont l’histoire autrement n’aurait jamais été rapportée, racontant leurs réalités et leurs histoires de vie. En raccourci, ils ont démontré qu’il était important de reconnaître que ce n’était pas seulement ce que les historiens écrivaient sur le sujet qui était capital, mais bien ce qu’eux avaient à en dire. Il est impératif que les chroniques sur la pauvreté retransmettent la parole et la pensée des pauvres.

La voix des pauvres

Mais à qui appartiennent les voix de ceux qui parlent des pauvres ? Quand on ne peut pas, par aucun moyen objectif, identifier et classifier comme tel un groupe de personnes comme étant dans la pauvreté, alors comment leurs opinions et leurs ressentis pourront-ils être exprimés ? Existe-t-il une identité commune aux pauvres – une « culture de la pauvreté » – comme le suggère le sociologue américain Oscar Lewis ? Bien que Geremek ne s’appuie pas sur la parole des personnes concernées, il observe combien la répartition ou non de la richesse au sein de la société est un élément décisif pour déterminer qui est pauvre ou non. La pauvreté n’est pas seulement une problématique d’évaluation de revenus ou de conformité à un certain seuil de ressources pour y échapper. C’est une question de ressenti, d’expérience, de vécu. Comme le soutient Geremek :

« La manière dont la pauvreté était perçue, et en particulier la façon dont les pauvres comprenaient et ressentaient leur propre pauvreté, jouait un rôle extrêmement important, indépendamment des définitions objectives de la pauvreté et des méthodes empiriques pour établir un ‘seuil de pauvreté’ ».

La pauvreté était – et reste – relative. On la définit en termes de ce que l’on peut ou ne peut pas faire, matériellement, culturellement ou socialement. Mais c’est une question de maîtrise autant que de ressources. Des études récentes sur la pauvreté, ainsi que la mise en œuvre en Europe de politiques cherchant à faire face à cette problématique, se sont focalisées sur le concept de l’exclusion et plus spécifiquement, l’exclusion sociale. Pour les pauvres, le problème est perçu comme la sensation d’être à la périphérie de la société et pas seulement comme un problème d’inégalité matérielle ou de carence. L’idée n’est pas nouvelle. Geremek en retrouve la trace à travers toute l’histoire, que ce soit dans la stigmatisation, la honte et le sentiment de déchéance associés à la pauvreté. Il signale le travail d’un autre sociologue américain, David Matza, qui a défini les différents types de pauvreté en fonction de l’aide de l’État ou caritative auxquelles les pauvres avaient recours pour s’en sortir. Plus ils avaient recours à l’aide extérieure, moins leur pauvreté était honorable et plus ils étaient séparés de la « bonne » société. En résumé, les mécanismes de gouvernance déterminaient si quelqu’un était méritant ou non, et ce que cela voulait dire que d’être pauvre.

Il est difficile de s’approprier une identité que l’on n’a pas choisie, spécialement celle que l’on voudrait perdre, mais qui colle à la peau à cause des habitudes sociales et de la gouvernance. Quand vous êtes dans la pauvreté, vous ne faites pas partie de la société au sens large. Vous n’appartenez pas non plus à la classe ouvrière méritante, mais à la coupable sous-classe. Vous êtes soit dans un état de privation ou dans un état de dépravation, le tout avec des conséquences considérables. Les sociologues britanniques Robert MacDonald et Tracey Shildrick l’ont découvert en échangeant avec des personnes en situation de pauvreté sur ce qu’elles pensaient des « pauvres ». Tout comme les gens aisés qui considèrent les pauvres avec condescendance et réprobation, beaucoup de ceux qui expérimentent eux-mêmes les répercussions de la pauvreté s’appuyaient sur les mêmes schémas. Si on considère que la pauvreté est relative, ressentie en profondeur et subjective, alors la honte et la stigmatisation liées au fait d’être pauvre expliquent qu’il est difficile de formuler des préoccupations communes. Bien que dans son récit Geremek ait recours à la parole des riches pour appréhender et décrire la pauvreté vécue par les pauvres, il n’a pas d’autre choix. Alors que de nos jours et dans l’histoire, beaucoup de gens ou de groupes ont pu se réclamer de la classe ouvrière, peu sont ceux qui volontairement embrasseraient l’identité du « pauvre ». En conséquence, entendre la voix et écouter la parole des pauvres devient beaucoup plus compliqué quand les pauvres sont cantonnés dans des cases élaborées par les autorités régissant la société.

Le rôle de l’État

Parlons précisément de ces dilemmes, les mêmes que ceux auxquels Geremek a été confronté – et auxquels se confronte tout historien contemporain qui traite de l’histoire récente de la pauvreté en Grande-Bretagne. La législation concernant la pauvreté en Grande-Bretagne est soumise à la politique de l’État-providence. L’expression même d’ « État-providence » évoque les termes que Geremek a utilisés pour décrire les balbutiements de la politique moderne de gérance de la pauvreté. Le bien-être social met l’accent sur l’aide matérielle mise en œuvre pour atténuer la pauvreté, ce qui rappelle la philanthropie religieuse. L’État produit les mécanismes par lesquels l’accès à l’assistance est contrôlé, l’admissibilité limitée, et les non-méritants exclus. La glorieuse histoire de l’État-providence britannique qui se polarisait, selon William Beveridge, sur l’élimination de chacun des cinq « maux titanesques » à savoir la misère noire, l’ignorance, l’oisiveté, la carence et la maladie, omet de parler du rôle prépondérant de l’État dans la marginalisation des pauvres après 1945. L’État-providence, tout comme l’Europe de Geremek, est paternaliste, condescendante et punitive. L’exploration de la sociologue britannique Ruth Patrick sur le vécu des gens en matière de réformes de la pauvreté et pour le bien-être social recueille des prises de positions qui ne dénoteraient pas, incorporées au traité de Geremek. En bref, on a seulement nationalisé une gouvernance élitiste de la pauvreté.

Des étiquettes problématiques

Qu’en est-il de la voix des pauvres dans les récits plus récents sur le sujet de la pauvreté et de l’État-providence en Grande-Bretagne ? Cela pose encore des difficultés car il n’y a pas de groupe de référence qui s’auto-définisse comme un collectif de « pauvres ». Ma propre recherche sur les soi-disant « familles à problèmes » dans la Grande-Bretagne d’après-guerre met justement ce dilemme en exergue. On déterminait les « familles à problèmes » lors de réunions de travail entre divers travailleurs sociaux et préposés de l’assistance sociale. Ces réunions identifiaient les familles qui coûtaient beaucoup trop de temps et d’argent aux administrations locales et les soumettaient à des mesures spécifiques. La plupart, sinon la totalité de ces « familles à problèmes » ne savaient pas qu’elles étaient ainsi étiquetées, et les différents services ont élaboré des mesures pour empêcher les familles de savoir qu’elles étaient inscrites sur des registres, auxquels elles ne pouvaient bien sûr pas avoir accès. Les personnes vivant dans la pauvreté étaient exclues de la prise de décision alors que des résolutions étaient prises « pour leur plus grand bien » et en leur nom.

Les « familles problématiques » ne constituaient pas un groupe social distinct en tant que tel dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, mais étaient le produit artificiel du dispositif de l’État-providence britannique. Elles incarnaient une chimère administrative des plus commodes et faisaient partie d’une recherche à plus long terme des responsables politiques pour assimiler les pauvres à des personnes en quelque sorte à l’extérieur – ou en deçà de – la société. Elles étaient considérées comme une « sous-classe », et non comme des personnes dans la pauvreté. Les « familles problématiques » étaient le produit de ces mêmes prises de position sociétales que Geremek avait identifiées comme remontant à plus de cinq siècles auparavant. Toutefois les contrecoups de l’étiquette « famille à problèmes » étaient indiscutables, avec de multiples et profondes répercussions sur les personnes en situation de pauvreté ; des familles ont été séparées, expulsées de leur logement et jetées à la rue. Les enfants ont été placés. Les allocations offertes par l’État-providence étaient annexées à la nécessité pour les familles de remplir les desiderata des différents services sociaux et de protection sociale. La mainmise de l’État-providence, que ce soit par générosité ou par rejet, a fait subir des complications supplémentaires à ceux-là mêmes qui luttaient déjà pour s’en sortir.

Partir « depuis le bas »

La ligne de conduite face à la pauvreté en Grande-Bretagne moderne témoigne des mêmes tensions identifiées par Geremek et qui ont été escamotées en Europe depuis des milliers d’années. Les pauvres sont un groupe de citoyens, échafaudé par de riches et puissants membres de la société, souvent au pouvoir. Les solutions au « problème » des pauvres subsistent selon un continuum toujours en vigueur : entre mépris et compassion, condescendance et condamnation, tourmente et grand calme. Bien que le pouvoir politique de la classe ouvrière se soit considérablement étendu au cours des deux derniers siècles, jusqu’à s’impliquer dans la création et l’administration de bureaucraties d’aide sociale de plus en plus organisées, les pauvres restent en marge de la société. L’absence de communauté d’appartenance en laquelle se reconnaître rend les pauvres totalement impuissants au sein des mécanismes politiques qui les contrôlent et les sous-estiment. Tout en refusant aux pauvres une représentation politique ou même voix au chapitre en matière d’affaires courantes, ils les empêchent de faire partie de l’histoire tout simplement.

Cependant penser, faire des recherches et agir, « depuis le bas », est essentiel. Améliorer ou tempérer les services sociaux en menant des consultations avec des groupes dits de « bénéficiaires » ou d’« allocataires » – c’est-à-dire les pauvres – est un pas dans la bonne direction, mais cela ne peut pas aller bien loin. Le travail de Geremek dévoile les comportements séculaires face à la pauvreté et aux pauvres, et leur influence profonde dans les dispositifs mis en place par la classe dirigeante au sein de la société. La pauvreté est relative, subjective et reflète à la fois l’inégalité matérielle et sociale ; c’est aussi une question de pouvoir et de statut. Les pauvres sont ceux qui sont marginalisés, en dehors de la société et de ses processus de prise de décision, que ce soit de façon formelle ou informelle. Les pauvres sont dans la société plus qu’ils ne font partie de la société. Toutefois la pauvreté est inhérente aux modes d’organisation capitalistes, à la production et à la répartition des richesses. La pauvreté et la richesse sont relatives, et pas seulement pour ceux qui vivent dans la pauvreté, mais pour l’ensemble de la société.

Tant de choses ont été dites et écrites sur la pauvreté et les pauvres, dues à l’intérêt de l’État qui les observe « d’en haut ». Pour que le changement devienne effectif il est nécessaire que l’impulsion politique, économique et sociale puissent venir « d’en bas ». Pas comme un geste de consultation symbolique, mais comme une impulsion créative et génératrice de transformation.

La pauvreté doit être appréhendée dans son contexte comme le résultat direct des systèmes et des structures d’exclusion générés de haut en bas, plutôt que comme un choix individuel ou un échec présumé survenu au bas de l’échelle. Nous devons diriger notre attention vers le haut du panier et oser provoquer le statu quo sociétal des gouvernants, élites, et autres individus aisés qui ont le contrôle. Nos voix, nos points de vue, nos expériences offrent une alternative pour montrer qu’une autre façon de diriger la société est possible, selon nos propres termes, sans le carcan de pauvre ou dans la pauvreté. Nous ne sommes pas prisonniers de l’histoire. Nous pouvons et devons la réécrire en utilisant nos propres mots, nos idées et nos actions, mais toujours en partant « d’en bas ».

1 Voir Introduction, p. 4, note 1.

2 Article traduit de l’anglais par Martine Courvoisier.

1 Voir Introduction, p. 4, note 1.

2 Article traduit de l’anglais par Martine Courvoisier.

Michael Lambert

Le Dr. Michael Lambert est un historien spécialiste de l’État-providence britannique moderne, en particulier de la politique sociale en matière de pauvreté des familles et des enfants. Il exerce à l’Université de Liverpool en tant que chercheur associé dans le domaine de la politique de la santé.

CC BY-NC-ND