Quand l'extérieur aide à se tolérer

Niek Tweehuysen

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Niek Tweehuysen, « Quand l'extérieur aide à se tolérer », Revue Quart Monde [En ligne], 160 | 1996/4, mis en ligne le 01 juin 1997, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/731

Etre interrogé de l'extérieur sur les solidarités et les liens réussis entre deux populations qui ont du mal à cohabiter peut être une chance.

Texte repris à partir de l'étude La tolérance vécue en milieu défavorisé, une réflexion menée dans le cadre de la campagne du Conseil de l'Europe contre le racisme, la xénophobie, l'antisémitisme et l'intolérance, mars 1996.

Depuis la révolution de 1989, la Hongrie a connu de grands bouleversements. Pourtant, la vie de Tiszabö, village niché dans les méandres d'une rivière, n'a guère changé et la communauté gitane, qui représente environ la moitié de la population locale, semble oubliée par l'essor économique si visible dans la capitale.

Avant la seconde Guerre mondiale, une petite industrie de production d'allumettes et de vinaigre faisait vivre Tiszabö. Les gitans n'y travaillaient pas. Les villageois descendaient en bateau au marché de la ville voisine distante d'une cinquantaine de kilomètres. Ils y vendaient le surplus de leur production potagère domestique. Un bac leur permettait de se rendre dans des vergers situ‚s sur la rive opposée.

Pendant la guerre, le village a été bombardé par les Allemands, puis pillé par l'Armée Rouge qui s'est retirée une fois toutes les « richesses » emportées.

En 1949, la Hongrie est devenue une république populaire. Plusieurs dizaines d'habitants du village, mais aucun gitan, ont adhéré au parti communiste. Celui-ci mena une politique d'urbanisation qui déboucha sur une forte concentration des travailleurs autour des usines et des coopératives agricoles. Les petits villages, devenus économiquement sans intérêt n'ont pu dès lors compter que sur un maigre soutien social et financier.

A Tiszabö, les vergers ont été laissés à l'abandon et plus rien n'y est récolté. Les habitants qui avaient une formation supérieure sont partis s'installer dans les grandes villes. Les gitans, qui vivaient dans des campements en bordure du village, ont été contraints d'occuper les maisons laissées vides ainsi que celles construites pour eux. Mais la plupart se sont opposés à cet emménagement forcé. Ils ne voulaient pas devenir sédentaires. Au contraire, ils désiraient garder leur liberté passée. Aujourd'hui, la majorité des gitans campent dans et autour de maisons inachevées qu'ils n'ont ni les moyens ni la culture de terminer. Avant la crise économique, bon nombre de villageois travaillaient en usine dans la ville voisine. Mais ils ont été parmi les premiers licenciés car faisant partie des travailleurs non qualifiés.

Après la chute du régime en 1989, on pouvait craindre que les gitans ne donnent libre cours à leur haine contre les anciens membres du parti communiste qui avaient décidé de leur sort pendant des décennies. Les relations entre les deux communautés étaient tendues et rarement amicales. Les communautés vivaient à leur rythme sans se mélanger même si les enfants fréquentaient les mêmes écoles. La ségrégation raciale semblait aussi toucher les chiens. Comme dit un des habitants : « Mon chien aboie uniquement quand un gitan passe ». Cette ségrégation était entretenue par des préjugés réciproques non fondés. Ainsi, selon un jeune, « Il ne faut pas fréquenter des non-gitans ; ils ne savent pas partager et ils ne veulent pas que nous ayons des amis »

Cependant s'est instaurée une fragile cohabitation incarnée par le maire : même s'il était parfois attaqué, ce dernier était respecté par les deux communautés. « Cela pourrait être bien pire » dit un père gitan.

Aujourd'hui, au village, tout le monde est touché par le chômage dont le taux est bien supérieur au taux moyen national. La situation est catastrophique et il n'est pas rare que les gens n'aient aucune idée sur la manière dont ils pourront, le lendemain, subvenir aux besoins de base de leur famille. Une grande partie des jeunes se trouve sans emploi stable. Néanmoins, la communauté gitane demeure davantage atteinte.

De l'isolement à l'ouverture au monde

Envoyé en Hongrie par le Mouvement international ATD Quart Monde pour mieux connaître des familles et des jeunes vivant dans l'extrême pauvreté, j'ai été introduit à Tiszabö par un assistant social qui y a travaillé deux ans avec les gitans avant d'occuper un poste à responsabilités dans la capitale. Il disait : « Aujourd'hui, nous sentons que notre société se scinde en deux. Pendant les quarante ans du régime communiste, nous n'avions même pas le droit d'écrire le mot « pauvreté ». Par son silence, le régime faisait croire qu'elle n'existait pas ». Les premiers contacts ont été pris avec le maire, le directeur de l'école primaire et la directrice du centre culturel. Ces rencontres ont permis de nouer rapidement des relations amicales avec leurs collaborateurs, leurs familles et un certain nombre de villageois. Mais la population gitane restait encore de côté.

Au fil des échanges, l'idée d'organiser à Budapest le rassemblement annuel européen du Mouvement jeunesse Quart Monde a germé. Elle était fortement soutenue par les amis hongrois du Mouvement international. Des multiples rencontres naissaient de nouvelles amitiés à travers tout le pays. Un accord a finalement été trouvé : le rassemblement de la jeunesse Quart Monde serait centré sur le combat contre la misère et devrait permettre une rencontre entre personnalités, familles et jeunes au-delà des convictions politiques ou religieuses, des appartenances ethniques et sociales.

La participation d'une délégation de jeunes gitans de Tiszabö est alors devenue un défi et un véritable espoir. La directrice du centre culturel avait de bonnes relations avec bon nombre d'entre eux. Elle ‚tait notamment très proche de quatre jeunes qui organisaient mensuellement une soirée dansante au centre culturel et qui lui rendaient toute sorte de petits services. La directrice et ces quatre jeunes sont parvenus à s'organiser pour participer au rassemblement. Ils étaient soutenus dans leur démarche par un des amis du Mouvement international ATD Quart Monde. Ce dernier disait : « Tout le village sera présent dans la capitale car presque tout le monde a prêt‚ des vêtements aux jeunes pour qu'ils soient bien vêtus. Partir pour la capitale est pour eux comme aller à l'autre bout du monde »

En juillet 1992 à Budapest, quatre cents personnes dont cinquante jeunes venus de plusieurs pays participaient au rassemblement. Pour les jeunes gitans, parler, réfléchir, être écoutés, rencontrer de jeunes étrangers dans un contexte sérieux, furent une expérience nouvelle. Le rassemblement a fait naître l'espoir chez la directrice qu'une ouverture du village vers l'extérieur était possible.

Des chantiers entrepris à Tiszabö ont rassemblé jeunes du village et jeunes et adultes venus d'ailleurs, dont une délégation de l'Université populaire Quart Monde d'Ile-de-France. Ainsi fut construit un escalier reliant directement les berges du fleuve au centre culturel. L'escalier est utilisé par tous. Il est devenu un symbole qui rappelle aux habitants que les jeunes gitans et leurs amis venus d'ailleurs étaient en mesure de s'engager ensemble gratuitement pour le village.

Naturellement, les deux communautés se sont rapprochées. Leur rencontre aurait sûrement eu lieu tôt ou tard car les jeunes étaient intrigués et attirés par ce « remue-ménage » international. Une raison très pratique l'a favorisée : il n'y avait aucune langue commune pour établir un dialogue entre eux -aucun gitan ne parlait de langue étrangère. Les id‚es s'échangeaient grâce aux traductions des jeunes du village qui avaient eu la chance de suivre des études supérieures. Cette demande pour un service, la traduction, a sans aucun doute accéléré les choses. Les jeunes ont saisi sans hésiter cette occasion de rapprochement. Les parents ont alors ouvert leur porte à leur tour.

S'unir autour des plus pauvres

Pour le 17 octobre 19951, au nom de tout le village, quatre jeunes - deux gitans et deux autres jeunes, qui, bien que voisins, n'avaient jamais imaginé écrire un texte en commun - ont osé se mettre ensemble pour parler de leurs inquiétudes communes pour l'avenir et pour témoigner des familles les plus pauvres devant le Conseil de l'Europe à Strasbourg. Leur voyage a été soutenu financièrement par le conseil municipal qui, par cette contribution, approuvait l'engagement d'un de ses membres - la directrice du centre culturel - auprès des jeunes.

Lors de la commémoration le 17 octobre 1995 en présence du secrétaire général du Conseil de l'Europe, Daniel Tarschys, les jeunes ont impressionné toute l'assemblée. Peu connaissaient leur histoire ni celle de leurs parents et de leur pays ni l'importance de leur présence à Strasbourg. Ils ne parlaient pas d'eux-mêmes mais représentaient une famille très pauvre de leur village.

« Maria, mère du courage, mère de sept enfants que vous élevez seule maintenant.

Je témoigne de vous, Maria, qui, aujourd'hui, avez accueilli votre fille aînée divorcée et ses deux enfants dans votre maison où il y a si peu de place.

Je témoigne de vous qui, au long de votre vie avec votre mari, tout en connaissant le froid et la faim, avez essayé de combattre les regards méprisants. Mépris de ne pas avoir une place dans la communauté tzigane. Mépris de ne pas pouvoir participer pleinement à la vie du village.

Après le décès de votre mari, vous êtes seule pour faire face aux difficultés pour faire vivre votre famille.

Souvent vous êtes désespérée parce que vous ne pouvez envoyer à l'école vos enfants correctement vêtus. Vous ne pouvez leur offrir de livres, et, dans votre maison, il n'y a pas de place pour faire les devoirs scolaires. Même si dans votre maison il y a peu de meubles, vous vous êtes toujours battue pour qu'elle soit propre.

Comme leur père, les jeunes de votre famille sont sans qualification, et, aujourd'hui, ils ont du mal à trouver du travail. Dans votre village, le taux de chômage est très élevé. Tout le monde cherche des petits travaux. Seuls ceux qui ont des relations arrivent à en trouver. Lorsque les jeunes trouvent un petit travail, ce qu'ils gagnent sert seulement à faire face aux besoins élémentaires.

Quand ils ne trouvent rien, les jeunes restent à la maison. Peu à peu, ils perdent la motivation de se lever le matin. Il n'y a plus de rythme dans leur journée. Ils sont à la merci des autres, et leurs amis ne viennent plus les voir. Ils s'enferment parce qu'ils n'ont rien qui les rende fiers.

L'hiver, Maria, c'est vous qui coupez le bois et les gens du village sont étonnés parce que, normalement, ce sont les pères et les jeunes qui font ces travaux-là.

Mais vous avez compris que l'isolement n'est pas bon pour l'avenir de vos enfants ; alors vous vous êtes privée de nourriture afin d'offrir à vos jeunes une radiocassette.

Le village entier et vos voisins se sont interrogés sur ce geste : « Comment peut-on acheter un produit de luxe quand il n'y a pas assez à manger dans la famille ? ». Vous saviez qu'il fallait trouver un moyen de briser l'isolement. Et, en effet, depuis, vos jeunes organisent de petites fêtes autour de cette radiocassette. Leurs amis reviennent chez vous même si la maison est petite. Vos jeunes se sentent utiles aux autres.

Au fond de votre cœur, vous gardez le souci de leur avenir et celui de vos autres enfants plus jeunes.

Je témoigne de vous, Maria, mère de courage, qui avez su offrir à vos jeunes un moyen de sortir de l'isolement.

Je témoigne de vous qui espérez tant que vos jeunes, mais aussi tous les jeunes, trouvent un sens à leur vie, soient utiles aux autres et puissent avoir une vie meilleure que la vôtre »

Leur témoignage a provoqué un changement majeur pour les deux communautés. Dépassant la simple cohabitation et la tolérance « sans odeur, ni saveur » certains habitants de Tiszabö ont découvert que personne ne peut avancer seul mais que tous sont d‚pendants les uns des autres pour construire une vie qui respecte les plus exclus. Ce témoignage pourrait être vite oubli‚ et n'aura peut-être guère d'impact sur l'avenir. D'autres réalités, comme la crise économique et le chômage, semblent contredire les paroles et les actes de solidarité les plus simples ; mais, en témoignant, les jeunes invitaient à ne pas laisser leurs efforts sans suite et demandaient concrètement un avenir. Leur message doit être inscrit dans l'histoire du pays comme un contre-courant provoqué par de « simples » citoyens qui ont refus‚ la fatalité de la misère et ont dialogué.

Epilogue

Cette histoire est exemplaire. Elle est particulière et unique car liée à la coexistence de populations différentes dans un village de Hongrie. Mais des réalités semblables existent dans bien d'autres villages, villes ou pays. Là comme ailleurs, la misère et l'exclusion sociale ne connaissent ni la couleur ni les ethnies ni les religions. Même si à Tiszabö la population gitane est particulièrement touchée par la grande pauvreté, nombreux sont les Hongrois d'origine qui ont aussi une vie extrêmement difficile. Personne dans le village n'a exprimé de manière explicite une volonté d'exclusion, de discrimination pure et dure. Il y avait de nombreux gestes de solidarité entre les deux communautés. Cependant, certaines situations demeurent bloquées : des familles sont rejet‚es et souffrent de leur non-participation quasi totale à la vie et à l'organisation du village.

Cette expérience vécue a permis une plus grande compréhension entre les habitants de la localité, mais aussi une véritable ouverture sur le monde, une recherche de coopération pour d‚fendre ceux qui souffrent le plus où qu'ils soient. Cette ouverture au monde est primordiale. C'est elle qui permet de dépasser les différences et de faire « grandir » chacun. La rencontre réussie entre les deux communautés a été - c'est une évidence - rendue possible, provoquée par d'autres, venus de l'extérieur, qui ont refus‚ de prendre parti. Ceux-ci se sont appuyés sur l'espoir qui existait déjà au sein de la population locale : l'espoir de vivre en paix et d'assurer une vie meilleure à tous, l'espoir de pouvoir connaître d'autres personnes et d'autres réalités mais aussi l'espoir de faire connaître leur propre culture et leur savoir-faire. Cet espoir s'est concrétisé lors du rassemblement à Budapest. D'autres rencontres ont suivi, réunissant des gens de tous horizons politiques, ethniques, religieux et de toutes nationalités. Les participants ont toujours abord‚ la question de la pauvreté de manière universelle. En général, ils parlaient de plus pauvres qu'eux : ils étaient de véritables délégués. Ils ont senti que toutes les expériences et tous les savoir-faire étaient utiles pour faire échec à la misère et à la souffrance. Un idéal partagé et exprimé permet de dépasser les différences. Au-delà de la tolérance qui pourrait rester passive, les jeunes de Tiszabö et leurs amis provoquent à la rencontre.

1 Promulgué journée internationale pour l'élimination de la pauvreté par l'ONU en décembre 1992, le 17 octobre est célébré désormais chaque année dans

1 Promulgué journée internationale pour l'élimination de la pauvreté par l'ONU en décembre 1992, le 17 octobre est célébré désormais chaque année dans le monde entier

Niek Tweehuysen

Niek Tweehuysen, néerlandais, est volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde. De 1977 à 1982, il a travaillé en Allemagne. Reparti aux Pays Bas, il y a suivi une formation d'assistant social et a travaillé un an dans des prisons. Ensuite, il s'est plus particulièrement consacré au travail avec les jeunes. Aujourd'hui, il est responsable d'un secrétariat à Pierrelaye.

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