Sergueï, un dissident à Moscou

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « Sergueï, un dissident à Moscou », Revue Quart Monde [En ligne], 160 | 1996/4, mis en ligne le 05 juin 1997, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/739

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Russie

Que faisait l'Union soviétique de ses enfants nés avec un handicap mental ou moteur ? Mais le monde dit libre se posait-il la question ? Un reportage télévisé apporte la réponse1. Sous le poids des pressions, les parents abandonnaient leur enfant handicaps dans des orphelinats gigantesques.

La Russie n'a pas encore rompu avec cet héritage. Quand Sergueï et sa femme ont eu une petite fille trisomique, ils ont décidé de la garder avec eux. Leur bébé qui souriait à la vie leur a ouvert les yeux. Musicien, Sergueï est allé frapper aux portes des orphelinats, avec sa flûte. Là où il a pu entrer, il ne s'est pas découragé devant l'horreur pesante comme une fatalité : des milliers d'enfants décharnés livrés au vide, un personnel réduit, privé de formation et de moyens. Il est venu régulièrement, seul d'abord, accompagné de deux ou trois amis ensuite. Il joue de la flûte, et les enfants écoutent. Ils dansent avec eux, et les corps s'animent. Ils leur donnent aussi le bain en même temps que leur prénom, et les enfants communiquent.

Voilà quelques temps, lors d'un bref passage à la télévision, Sergueï et sa femme ont pu dire leur choix d'élever eux-mêmes leur fille. Ils ont été submergés de lettres de mamans qui pleuraient leur enfant. Certaines ont alors décidé de le reprendre. Elles ont été aussitôt abandonnées par leur mari. Elles viennent chez Sergueï et sa femme. Pour apprendre comment éveiller leur enfant à la vie. Pour partager leur courage. Sergueï et ses amis continuent d'aller frapper aux portes des orphelinats.

D'où lui vient cette infinie tendresse ? Quelques mots - ici cités de mémoire - font entrevoir son secret : « Pour l'Union soviétique, les enfants qui ne pouvaient pas devenir des producteurs étaient inutiles. Mais l'humanité ne peut pas être ainsi réduite ! »

Le public occidental n'aura-t-il vu dans ce reportage que les décombres du totalitarisme ?

En le regardant, je pensais à ces amis moscovites qui refusent d'abandonner à la rue les dizaines de milliers de jeunes exclus des actuels circuits de production2.

Sergueï et son entourage, ces mères, ces amis, sont l'honneur de la Russie. Si seuls, si démunis, ils sont les nouveaux dissidents qui ébranlent le mur de l'argent... A Moscou comme partout dans le monde, rien n'est plus politique que cette dissidence de la tendresse, puisqu'elle refuse de livrer l'homme au totalitarisme de la rentabilité.

1 France 2, Envoyé spécial, « Grandir sous camisole », (reportage de J.B. Rivoir et M L’Oiseau), 24 octobre 1996.
2 Voir revue Quart Monde n° 157 Résonances à Moscou.
1 France 2, Envoyé spécial, « Grandir sous camisole », (reportage de J.B. Rivoir et M L’Oiseau), 24 octobre 1996.
2 Voir revue Quart Monde n° 157 Résonances à Moscou.

Jacqueline Chabaud

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