Reconnaître l’égalité des vies

Marielle Macé

p. 28-32

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Marielle Macé, « Reconnaître l’égalité des vies », Revue Quart Monde, 247 | 2018/3, 28-32.

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Marielle Macé, « Reconnaître l’égalité des vies », Revue Quart Monde [En ligne], 247 | 2018/3, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7473

Dans Sidérer, considérer, paru chez Verdier, l’auteure livre une énergique réflexion qui met en lumière le terrible sort des migrants dans la France de 2017. Elle en reprend ici l’essentiel : ceux qui font profession de décrire les vies des autres ont la responsabilité de faire éprouver l’égale dignité des êtres humains, déjà là, déjà en train de se vivre. Conviction première et radicale, qui tord le cou à tout misérabilisme et toute condescendance.

« Sortir du statut de victime », ce n’est peut-être pas exactement une tâche individuelle, un effort de transformation que l’on serait en droit d’attendre des plus démunis (comme si l’on n’attendait déjà pas tant de choses d’eux, dans toute notre hypocrisie et tous nos dénis, comme si on ne culpabilisait déjà pas suffisamment les exclus du tort qu’ils subissent) ; cela repose aussi sur la façon dont toute une société est prête à regarder tous ceux qui la composent, car cela suppose d’abord d’être tenu pour égal, reconnu comme également capable, également digne, vraiment égal.

Sidération, considération

J’ai écrit il y a quelques temps un petit livre1 qui parle de la façon dont on se rapporte, dont on se relie (ou dont on n’arrive pas du tout à se relier) à ceux qui sont tenus pour peu, pour très peu, et qui parfois se tiennent eux-mêmes pour très peu ; ceux dont l’égalité justement est déniée, d’emblée, et toujours. Et j’ai tenté de placer face à face les affects de « sidération » et les affects de « considération » qui peuvent ici nous gagner. Être sidéré par des situations de misère ou de détresse, c’est être saisi, s’émouvoir, prendre acte d’une injustice, mais c’est aussi souvent renoncer à savoir, à regarder davantage, c’est être médusé, paralysé, croire reconnaître la relégation, la misère, la souffrance auxquelles on s’attend : « Ah, te voilà à nouveau, pauvre de toujours ».

Considérer, c’est en revanche regarder des situations humaines et sociales, voir des vies, telles vies, s’y intéresser, être attentif à leur façon de se risquer dans le monde, pouvoir être surpris par elles : voir la vie, accepter la joie, l’amour de la vie partout où ils demeurent (et « demeure » n’est sans doute pas le bon mot) ; parvenir à ne pas s’étonner qu’ils demeurent, à ne pas s’étonner que des pauvres puissent faire ça, parlent comme ça, parlent aussi bien, pensent aussi bien, risquent, rient, rêvent… Car même les vies vécues sous condition d’immense dénuement, d’immense destruction, d’immense précarité, ont sous ces conditions à se vivre ; chacune est traversée en première personne, toutes doivent par exemple trouver les ressources de reformer un quotidien : de préserver, soulever, améliorer, tenter, soigner, rêver jusqu’à un quotidien : cette vie, ce vivant qui se risque dans la situation politique qui lui est faite, malgré la situation qui lui est faite.

Égalité radicale et explosive

Pour sortir du statut de victime, il faudrait donc d’abord être reconnu comme fondamentalement égal. Et en effet, si toute vie mérite considération, ce n’est pas parce qu’elle est unique, même si évidemment elle est unique, c’est parce qu’elle est égale. Toute vie est également pleurable, digne de deuil lorsqu’elle se perd. Mais surtout : toute vie est également vivante, et toute vie est également vécue, même si elle est invivable. Vraiment égale, égale d’emblée, égale radicalement.

Pourtant, ce principe d’une égalité première, radicale, ne trouve dans la société actuelle presque aucune incarnation durable, presque aucun espace où se déployer. D’ailleurs, si l’on y songe, elle porte une charge vraiment explosive. Rien ne serait peut-être plus ravageur pour le capitalisme ordinaire que cette conviction d’égalité. Si elle était partagée en effet, si elle était réellement éprouvée, avivée, tenue pour l’essentiel, posée comme vérité d’où partir, ce serait une émotion franchement vertigineuse pour notre ordre social – pour notre société de dominations enkystées, notre société dont le plus grand scandale est peut-être justement qu’elle s’accommode à ce point des inégalisations les plus vives, qu’elle place tant de personnes, toujours les mêmes, dans la situation d’attendre qu’on les choisisse, qu’on leur fasse place, qu’on veuille bien les laisser travailler, qu’on veuille bien les reprendre, qu’on « daigne » les exploiter.

Car bien entendu la conviction radicale de l’égalité des vies en fait apparaître une autre : l’évidence d’une très inégale, très violente, et très coupable répartition des précarités, ou plutôt des précarisations : l’évidence que toutes les vies ne « comptent » pas au même titre, que certaines vies ne sont même pas « comptées » (c’est-à-dire considérées, prises en compte, honorées) lorsqu’elles se perdent. Le principe d’égalité nous parvient avant tout dans cette évidence des saccages qui lui sont opposés. Mais il nous parvient aussi tout autrement, lorsque légalité se prouve, rayonne. On peut alors vérifier l’égalité, la constater, la voir prouvée : constater l’égalité des intelligences (car il n’y a pas de « gens simples », les gens simples ça n’existe pas), l’égalité des capacités, des puissances, partir de cette égalité, la tenir pour la réalité humaine elle-même.

Vérifier l’égalité, ne pas s’en étonner

Je ne peux parler qu’en écrivain, mais je crois qu’il y a là une responsabilité chez ceux qui font profession de décrire les vies des autres (écrivains, journalistes). Car il nous revient de montrer l’égalité, de la faire comparaître, de la faire éprouver (parce que la faire éprouver est le seul moyen de la viser vraiment) ; vérifier légalité, ne serait-ce quen sachant, par exemple, que la vie des autres n’est jamais si pauvre, si simple ou si prévisible qu’on le croit, que la vie des pauvres n’est jamais si pauvre qu’on le croit (si pauvre en sens) ; et de parvenir, surtout, à ne pas s’en étonner.

Je crois que la littérature est parfois capable de produire des scènes d’égalité, des scènes où l’égalité se prouve, éclate, comme une bombe dans la trajectoire de nos affects. L’égalité non pas comme horizon, projet auquel au fond on ne croirait pas tout à fait, mais comme point de départ, réquisition, blessure (blessure, parce qu’elle a une force de scandale, et ne se prouve pas sans qu’explose aussi le constat d’inégalisation) ; égalité des vies, des droits, des intelligences.

L’égalité des intelligences, comme l’a souligné Jacques Rancière de livre en livre, ça ne veut pas dire nécessairement que tout le monde est génial (en fait cela veut dire exactement ça, mais pas tout de suite, pas trop vite), ça ne veut en tout cas pas d’abord dire que tout le monde a les mêmes talents, ni même que chacun a le sien - que chacun a son potentiel, sa puissance, son petit truc à lui, et qu’il faudrait mettre tous nos talents différents ensemble, le boulanger boulangeant, l’écrivain écrivant… Non, ça veut dire que l’intelligence est anonyme, collective, à collectiviser, qu’elle n’appartient à personne, qu’elle peut apparaître n’importe où, qu’il faut s’y attendre n’importe où, et donc parier sur elle, et même (pour moi c’est un point capital, et que je vois rarement pris en responsabilité) être décidé à ne pas s’en étonner. Être prêt à être surpris certes (qu’un maraîcher tienne un splendide journal intime, par exemple, ou qu’un SDF assemble avec humour – oui, avec humour ! – des objets de rebut dans son salon à ciel ouvert, sur un terre-plein assourdissant du périphérique parisien), mais aussi être décidé à ne pas s’en étonner.

Vérifier l’égalité, écouter ce qui se dit, écouter vraiment. D’un point de vue littéraire, je ne crois par exemple pas que l’essentiel soit de « donner la parole », d’accorder l’égalité énonciative comme on accorderait une aumône (et pour s’émerveiller de loin de la langue des pauvres) : mais de vérifier cette égalité des intelligences ; d’acquiescer à l’égalité en tant qu’elle se prouve, là où elle se prouve : autrement dit d’installer une scène égalitaire parce que l’égalité s’est déjà prouvée.

Accorder l’égalité énonciative comme une aumône, c’est la fausse issue du « donner la parole », donner la parole tout en lui refusant toute force. Je crois voir quelque chose de cet ordre aujourd’hui, même avec la meilleure volonté du monde, dans les moments publics où l’on réserve un temps de parole aux migrants lorsqu’il est question d’eux, qui est toujours un temps de témoignage, jamais l’attente d’une pensée. Et la force avec laquelle cette parole est refusée au moment même où elle est accordée, je la perçois dans la façon dont on semble s’interdire de l’interrompre, ou, d’une autre façon, de rire quand ce serait drôle ; on laisse parler, on laisse filer la parole, on n’interrompt pas (même, par exemple, quand on ne comprend pas), parce qu’on n’interrompt pas une parole dont on considère au fond qu’elle n’apprend rien, on n’interrompt pas celui que l’on ne tient pas vraiment pour un interlocuteur ; on fait parler, mais aucun espace d’échange ne se constitue, il se creuse simplement des poches de comparution et de sidération.

Une dignité à constater

Une scène de vérification de l’égalité, une scène où c’est l’égalité qui se prouve qui sert l’égalité qui se vise, qu’est-ce que ce serait ? C’est par exemple une prise de parole d’Assa Traoré2 ; à vrai dire ce sont toutes les prises de parole dAssa Traoré. On ne peut que prendre acte de la grandeur de parole qui est la sienne. Et pas seulement au sens des sociolinguistes, qui s’enchantent que la langue des quartiers soit aussi raffinée que le plus sophistiqué des langages théologiques. Non, au sens d’une preuve de l’égalité des génies, et ici d’une possession souveraine du langage.

Ceux-là n’attendent pas qu’on leur donne voix, qu’on leur cède une parole qu’ils n’auraient pas. Ils ont la parole, la plus forte des paroles, ils la prouvent. Ils s’organisent, ils avancent intelligemment, et disent :

« Nous aussi on peut parler, nous aussi on sait réfléchir, et les droits nous appartiennent, et ce sont les droits que nous voulons, la justice. La réponse pacifique est dans notre attitude, dans notre comportement. »

Tout est fait depuis le début de l’affaire Traoré pour que ne se réalise pas l’égalité de droits ; il s’agit évidemment avant tout de demander justice, de réaliser cette égalité de droits ; mais je crois qu’il fait partie de cette réalisation d’une égalité de droits, de cette conquête de justice de prouver, de vérifier, de constater une égalité plus intime.

Il y a une égalité à constater donc, une dignité à constater. Il fallait savoir s’y attendre, à cette souveraineté d’Assa Traoré. Ne pas s’étonner qu’elle parle et qu’elle pense si bien, c’est cela vérifier une égalité qui a été déniée. Manifester une royauté. Je dis cela en pensant à Rimbaud :

« Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : ‘Mes amis, je veux qu’elle soit reine !’ ‘Je veux être reine !’ Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre. En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes. » Oui, Assa Traoré est reine.

La parole ne se « donne » pas, elle se constate, elle se vérifie. La dignité ne se donne pas non plus ; elle aussi se constate, et se vérifie : elle n’a pas à être « rendue », elle a à être reconnue, considérée partout, au jour le jour. Je crois que la responsabilité de tous ceux qui décrivent, ou montrent, la vie des autres, dans les livres, les journaux, les films, tient à cette reconnaissance, et à la nécessité de décrire autrement, avec soin, les vies effectivement vécues, pour aider à changer les regards, à transformer les affects, à se rapporter d’un peu plus près les uns aux autres.

1 Sidérer, considérer. Migrants en France, Éd. Verdier, Lagrasse, 2017.

2 Assa Traoré, trente-deux ans, mère de trois enfants, est la sœur d’Adama, mort par asphyxie à vingt-quatre ans à la gendarmerie de Persan, le 19

1 Sidérer, considérer. Migrants en France, Éd. Verdier, Lagrasse, 2017.

2 Assa Traoré, trente-deux ans, mère de trois enfants, est la sœur d’Adama, mort par asphyxie à vingt-quatre ans à la gendarmerie de Persan, le 19 juillet 2016. Elle a publié un livre de combat pour faire reconnaître la violence policière, et est la porte-parole d’une famille « nombreuse et soudée ». Dix-sept frères et sœurs, issus de quatre mères. Les Traoré ont grandi dans la résidence de Boyenval à Beaumont-sur-Oise. Leur père Mara-Siré, né au Mali, était chef étanchéité. Emporté en août 1999 par un cancer des poumons, l’homme avait adressé à ses dix-sept enfants une ultime recommandation : « S’il arrive malheur à l’un d’entre vous un jour, il faudra compter sur la fratrie. » (Source : L’Obs, Sylvain Courage, 18 mai 2017.)

Marielle Macé

Marielle Macé enseigne la littérature à l’École des hautes études en sciences sociales. Ses livres prennent la littérature pour alliée dans une réflexion sur les formes de la vie commune, notamment : Sidérer, considérer. Migrants en France 2017 ; Styles. Critique de nos formes de vie ; Façons de lire, manières d’être.

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