Témoigner de la condition humaine.

Georges-Paul Cuny

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Georges-Paul Cuny, « Témoigner de la condition humaine. », Revue Quart Monde [Online], 198 | 2006/2, Online since , connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/74

« Tous les ouvrages que j’ai pu lire – écrit l’auteur- m’ont instruit sur les références mesurables de la vie des plus pauvres, ils m’ont décrit leur douleur, ils m’en ont rendu perceptibles les aspects factuels, mais ils ne m’ont pas introduit au sens de cette douleur qu’ils se gardaient bien d’approcher, et pour cause : dans un monde enfermé dans le refus des dieux, il est impossible de donner le moindre sens à la douleur »

Dans une nouvelle fantastique de Gogol, on rencontre un vieil usurier au seuil de la mort presser un peintre de faire de lui un ultime portrait. Le peintre s’installe, mais ressent en commençant son travail un fort dégoût mêlé de crainte. Il progresse toutefois sous les impatiences du vieillard qui éclate de joie lorsqu’il voit que les yeux sont achevés. Le peintre s’éloigne alors pour examiner son œuvre mais à peine y jette-t-il un coup d’œil qu’il pousse un cri d’effroi : la vie étincelait dans le regard du portrait à l’instant où elle se retirait dans celui de l’usurier. Terrifié, l’artiste jette ses pinceaux et s’enfuit hors de la pièce. Quelques heures plus tard, l’usurier mourut. Le peintre finit ses jours dans un monastère.

Cette histoire me paraît emblématique de ce qu’on doit attendre de la littérature : extraire des éléments bruts de la réalité la vie sous-jacente qui l’anime, déblayer les apparences trompeuses dévoilées par nos sens pour atteindre une signification. Faire apparaître non la vie documentaire qui tombe sous l’évidence, mais la vie désaveuglée de ses décors qui en altèrent l’intelligence. Il s’agit moins d’apporter une connaissance qu’une révélation. L’objet de la littérature est la condition humaine et il y a littérature lorsque dans un texte le lecteur passe du domaine de la représentation à la découverte d’un champ de conscience insoupçonné. En ce sens, la littérature n’est pas une distraction, pas plus que l’art n’est un ornement de la vie. Toute la difficulté est là et en particulier pour la littérature qui se confronte à la misère.

Mais d’abord pourquoi des mots à propos de misère ? Les mots sont-ils essentiels à la lutte contre la misère ? Où sont-ils les poisons spécifiques d’une civilisation qui a vu l’art cohabiter avec les pires crimes commis par des humains : on sait combien les nazis aimaient se “ ressourcer ” après une journée de crimes aux œuvres des plus grands musiciens, et Goethe comme Schiller figuraient dans leurs bibliothèques. Dostoïevski fait dire à l’un de ses personnages qu’aucune harmonie future ne justifie les larmes d’un enfant martyr. Alors si le paradis des religions est rejeté lui-même au nom de la souffrance d’un enfant, qu’en sera-t-il des mots ?

Littérature et misère, pourquoi pas littérature et futilité ? Comment éluder qu’il y a une irresponsabilité de l’art comme il y a une irresponsabilité de l’intelligence ou de la foi ? Et qu’il faudrait être bien présomptueux pour s’en croire exempté. Gide se laissait volontiers distraire de l’Histoire au profit d’une réussite d’imparfait du subjonctif. Proprement effarant et qui laisse pantois, Goering parlant de Hitler avec un de ses avocats de Nuremberg, confiait : « Hitler... que voulez-vous que nous fassions avec un homme qui était incapable d’émettre une opinion sur l’opus 117 de Brahms ? »

Les mots ressemblent à des savons humides. A peine croit-on les saisir qu’ils s’échappent. Rien de plus immatériel face à la réalité la plus douloureuse, rien de plus volatil face au plus durable. Et pourtant s’il n’y a pas de mots, il n’y a pas de mémoire, et s’il n’y a pas de mémoire, il n’y a pas eu de vie. Et paradoxalement, étrangement, les mots insaisissables, si fragiles, portés de siècles en siècles, s’effritent moins que les pierres. Ils sont le seul indice, par tous vérifiables, qu’une part d’immortalité réside dans ce que notre esprit a conçu, que tout ne s’arrête pas avec la mort. L’homme a peur du temps, mais le temps a peur des mots comme il a peur des Pyramides. Il faut donc écrire.

Une situation limite de l’aventure humaine...

J’ai peu lu de littérature sur la misère et encore s’agissait-il moins de misère que de la vie de ceux qu’on appelait jadis « les petites gens » comme on en trouve dans Camus ou Raymond Carver. Peut-être ai-je mal lu Victor Hugo mais ses Misérables m’ont laissé davantage le souvenir d’un roman de cape et d’épée ayant pour décor le monde de la misère que d’un approfondissement de son mystère. J’ai aimé plus récemment le récit grandiose de Patrick Declerck intitulé Les naufragés1 Tous les ouvrages que j’ai pu lire m’ont instruit sur les références mesurables de la vie des plus pauvres, ils m’ont décrit leur douleur, ils m’en ont rendu perceptibles les aspects factuels, mais ils ne m’ont pas introduit au sens de cette douleur qu’ils se gardaient bien d’approcher, et pour cause : dans un monde enfermé dans le refus des dieux, il est impossible de donner le moindre sens à la douleur. Refuser le sens rend le monde absurde, mais il n’est pas impossible que le monde soit absurde et ne se compose que d’un chaos de faits bruts. Le dommage est que ce n’est pas par les faits que les hommes se rejoignent. Les faits cloisonnent chaque existence dans son aveuglement à ce qui n’est pas elle : les hommes ne communient que par le sens. Hors du sens, c’est la tour de Babel, chacun pour soi, nous y sommes...

Si je devais relever le livre qui peut-être m’a le plus marqué dans le domaine de la misère, je retiendrais celui de Marie-Jeanne Notermans : Le monde vu d’en bas2 Par sa simplicité inachevée et déroutante, il m’a paru réussir à fonder en signification le monde des très pauvres : dans bien des pages elle sait donner à voir ce qu’un visage ravagé peut exprimer de vie intérieure.

Mais pourquoi trouve-t-on si peu, enfin à mon sens, d’œuvres littéraires convaincantes sur la misère ?

Il y a bien sûr qu’on n’est pas dans un registre facile, on n’est pas dans « les bronzés », on n’est pas dans le « people », on n’est pas dans ce que les gens aiment, on n’est pas dans les gros tirages des magazines. L’un de ceux-ci s’intitule : Mieux vivre son argent. Bien que le marché en serait malheureusement beaucoup plus large, personne n’a encore osé créer « mieux vivre sa pauvreté ».

Il y a aussi que l’existence de la misère ennuie. Il suffit de voir à la télévision l’expression des bonimenteurs d’émissions dès qu’interviennent sur le plateau quelques émissaires du Quart Monde : derrière l’accueil, le coup de chapeau d’usage à « l’Intolérable, l’Insupportable, l’Injustifiable », on entend très vite : « Si on passait à autre chose... »

Plus décisif, il y a que, s’agissant de misère, et c’est bien naturel, la plupart pense tout de suite « solution ». Mais ce que le sociologue ou le politique considère comme désordre dans l’extrême pauvreté, désordre appelant une solution, la littérature le considère comme drame, et le drame n’a jamais d’autre issue qu’un point d’interrogation planté à la racine des cieux, à condition qu’il y ait des cieux, et qu’ils aient une racine... Et pourtant, si la littérature se caractérise par le refus de toute solution dans les drames qu’elle expose, elle a avec la misère un champ d’exploration d’autant plus vaste que la misère non plus n’a pas de « solution ».

Enfin, et c’est à mes yeux le plus important, la misère, pour être répandue, est une situation limite de l’aventure humaine. Or c’est un fait que les artistes sont rares qui, passés par des circonstances extraordinaires, y ont puisé inspiration. L’univers concentrationnaire lui-même aura rarement été à la source d’un chef d’œuvre. Tricoter du vocabulaire en évoquant les émois d’une concierge qui aurait égaré son balai est plus facile que d’affronter comme Jean-Michel Defromont la verticalité du sens de la vie et du symbole en Quart Monde.

Il semble y avoir une contradiction entre littérature et force du sujet, comme si l’art littéraire ne pouvait prendre son envol que sur un canevas léger: l’exemple de Proust dont la prose insurpassée, sinon insurpassable, s’est écrite sur le terreau futile de snobs et de mondains, comme l’exemple de bien d’autres permettent de poser la question : la littérature serait-elle vouée à la dentelle ?

Il est vrai que la relation d’un monde limite comme celui de la misère ne peut en effet se passer d’être événementielle, quand la relation de la banalité est obligée d’emblée de dépasser le niveau factuel. S’agissant de la vie des très pauvres, il faut bien commencer par amener le lecteur à voir ce qu’il ne voudrait pas voir. Il arrive alors que la seule description des faits excède sa place, laisse l’écrivain exsangue une fois leur transcription accomplie ; alors qu’il s’agit autant de reproduire que de rendre perceptible une conscience ; autant de préciser l’état de vie d’un peuple que d’en scruter les obsessions ; autant de collectionner les faits que de nous révéler ce qui palpite derrière leur trompe-l’œil. La misère a une réalité économique mais une essence métaphysique.

La littérature, art du sens

Ainsi dans les livres du tout-venant où il est question de misère, s’arrête-t-on presque toujours à la mise en évidence du « manque d’avoir ». Or à s’arrêter à la transcription du manque d’avoir du peuple de la misère, l’écrivain qui croit bien en écrire, en vérité le trahit sans le vouloir. En effet il se passe ceci : de même qu’on conclut pour un écrivain du néant de la publicité au néant de l’œuvre, on conclut pour les très pauvres du néant de « l’avoir » au néant de l’esprit, du travail, de toute valeur.

Mais qui avant le père Joseph Wresinski, et à sa suite les écrivains du Mouvement ATD Quart Monde, a percé l’épiderme de l’avoir pour atteindre le cœur de l’être ? Qui, au-delà de l’économique, a ouvert sur le mystère du non-sens de la misère ? Qui nous a appris que sous le sordide des décors, la boue et la crasse comme écrivait Francine de la Gorce s’illustraient de grandes valeurs ? L’écrivain de la misère doit encore se battre contre une vision imposée par le monde, il doit combler l’infinie distance entre le néant compassionnel que le monde tire de son image du très pauvre et les espaces d’un empire que nous a appris à découvrir dans le très pauvre le regard du père Wresinski.

La recherche de celui-ci sur le visage du très pauvre lorsqu’une fois il m’est arrivé de le voir en regarder un, ne s’arrêtait pas à la compassion, ni à ce qu’il faudrait faire pour le réintégrer dans la course du monde ; il cherchait essentiellement ce qu’il voulait dire, ce vers quoi il tendait, ce qu’il avait de particulier et d’irréductible et que l’on appelle une âme, ce qui la construit à partir de ces deux pôles : ce qui la détruit et ce qui la dépasse.

Dès lors, si la littérature comme tout art est une transmutation, pourquoi cacher que, s’agissant de misère, c’est encore chez des écrivains d’ATD Quart Monde que j’en ai le mieux perçu le patient effort et ressenti le frémissement, dans la conscience qu’un écrivain ne peint pas le monde mais qu’il peint toujours un autre monde, dans cet effort, comme le notait Daumier, « de ne pas dessiner seulement d’après nature ».

La littérature est l’art du mouvement : elle ne saurait longtemps se figer comme se trouvent dans l’obligation de l’être sculpture et peinture qui doivent, elles, extraordinaire défi, inscrire une histoire dans l’immobilité d’un regard, suggérer une expérience pathétique à partir de l’inflexion d’une lèvre ou d’une paupière. Il revient à la littérature, s’arrêtant sur un visage passagèrement inexpressif, de l’élargir du sourire aux larmes, de l’angoisse à la joie comme à l’espérance.

Enfin la littérature reste irrévocablement l’art du sens. Un Dostoïevski, un Kafka, un Goethe ne peuvent exister dans un monde totalement séculier. Enfermée dans un univers où n’auraient cours que des valeurs purement positives et immédiates, la littérature demeure inopérante : comment faire apparaître le sens d’une vie de misère si l’homme n’est que mortel ? Quel est le sens du mot « mystère » dans un monde qui ne serait que combinaison de molécules ? Quelle alternative à la réponse des dieux ? Sans une croyance transcendantale d’un ordre ou d’un autre, l’humanisme et son expression littéraire ne tournent-t-ils pas à vide ? Mais la réponse chrétienne elle-même ? Que le Christ soit mort sur la croix pour que personne ne soit seul dans son agonie a-t-il jamais longtemps soulagé quiconque ? Le Christ lui-même ne fut-il pas seul dans son agonie ? Mais saurait-on longtemps vivre, et surtout mourir, sans savoir aussi cela ?

1 Voir l’entretien avec Patrick Declerck dans RQM n° 184 « Des personnes extrêmement désociabilisées »
2 Un extrait de ce livre a été publié dans RQM n° 194 « Ma vie a changé de direction »
1 Voir l’entretien avec Patrick Declerck dans RQM n° 184 « Des personnes extrêmement désociabilisées »
2 Un extrait de ce livre a été publié dans RQM n° 194 « Ma vie a changé de direction »

Georges-Paul Cuny

Ecrivain, Georges-Paul Cuny est un ami de longue date d’ATD Quart Monde

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