Etat des lieux

Claire Isambert

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Claire Isambert, « Etat des lieux », Revue Quart Monde [En ligne], 159 | 1996/3, mis en ligne le 05 mars 1997, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/761

Des données statistiques battent en brèche les idées reçues. L'Allemagne « prospère » découvre sa pauvreté.

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Allemagne

(Article rédigé à partir de La situation économique et sociale en Allemagne. Base de discussion pour le processus de consultation préalable à l'élaboration d'une déclaration commune des Eglises et de Panorama actuel de la pauvreté et de l'inégalité sociale en Allemagne, R. Martens, Lettre d'information du REALPES, octobre 1995)

La République fédérale d'Allemagne reste, en dépit de ses problèmes économiques actuels, un pays riche : la fin des années quatre-vingt, un million huit cent mille m‚nages disposaient d'un revenu supérieur à 8000 DM1 par mois. Environ huit cent mille m‚nages dépassaient la limite des 10000 DM de revenus mensuels. Le nombre de ces ménages prospères à riches a doublé au cours des années quatre-vingt. Ces ménages avaient la possibilité d'épargner mensuellement en moyenne environ 4000 DM - ce qui correspond au revenu net moyen des m‚nages. On évalue à trois mille trois cents milliards de DM bruts - soit plus de cent mille DM par famille - la fortune amassée en Allemagne occidentale (Allemagne orientale, trente mille DM par famille). Ces chiffres ne tiennent pas compte des propriétés immobilières. En Allemagne, quelque treize mille six cent soixante-deux millionnaires en revenus sont connus du fisc, cent sept mille millionnaires en fortune et trente-quatre milliardaires.

Une pauvreté dans la richesse

Cependant il existe, en Allemagne, une pauvreté que l'on ne parvient plus à cacher.

La pauvreté est plus qu'une insuffisance de revenus. Les Eglises catholique et protestante soulignent, dans leur prise de position commune2, que « la pauvreté au sens strict est plutôt un itinéraire complexe de perdant, caractérisé par un cumul de plusieurs facteurs tels que des revenus faibles, des conditions de logement instables et mauvaises, un endettement élevé, une maladie chronique, des problèmes psychologiques, un chômage de longue durée, une exclusion sociale, des obligations de soutien épuisantes, une absence d'avenir ». Elles remarquent également que la pauvreté se « caractérise par un retour à la satisfaction de ce qu'on appelle les "besoins primaires" (se loger, se vêtir, se nourrir...) et l'impossibilité de satisfaire les "besoins supérieurs" (s'épanouir dans son travail, participer à la vie et à l'organisation sociale, avoir des loisirs...) »

La pauvreté ne touche pas seulement celui sans revenus dont on nie la dignité humaine. On parle aussi de pauvreté, par exemple, pour les personnes âgées isolées, les malades mentaux et les handicapés que l'on exclut parce que la société n'a pas la volonté de les intégrer dans le monde du travail et des loisirs.

Même si la pauvreté ne se réduit pas à l'aspect matériel, un niveau suffisant de revenus contribue pourtant à la paix sociale car il constitue une condition quasi indispensable pour l'épanouissement de toute personnalité. L'Union européenne a défini un seuil de pauvreté, fixé à 50% du revenu moyen dans chaque pays (les structures d'âge et les structures familiales sont prises en compte pour son calcul).

Selon cette définition, en 1992, 9,1% de la population vivait, en Allemagne, sous ce seuil. Le chômage est une des causes majeures de cette pauvreté : 24,9% de ceux ayant des revenus insuffisants étaient également chômeurs en Allemagne, 28,9% en Allemagne orientale.

Il existe des différences importantes entre l'ex-Allemagne de l'Ouest et l'ex-Allemagne de l'Est. En 1992, 7,5% de la population de l'Ouest vivait sous le seuil de pauvreté, 17,8% des habitants de l'Est.

Les foyers de pauvreté

La pauvreté touche essentiellement certaines catégories de la population : les enfants, les familles nombreuses et monoparentales, les demandeurs d'asile et les immigrés, les malades et les personnes âgées à faibles revenus.

En 1992, à l'Ouest, 11,8% des enfants vivaient dans un ménage à revenus insuffisants, moyenne de loin supérieure à celle de la population pauvre (7,5%) ; à l'Est, les enfants vivant en dessous du seuil de pauvret‚ étaient aussi sur-représentés (21,9%) par rapport à la moyenne nationale (14,8%).

En matière de logement, on constate des résultats similaires (pour 1992) : 33,2% des enfants vivaient, en Allemagne occidentale, dans des logements trop exigus et 39,1% en Allemagne orientale, la moyenne de la population étant respectivement de 14,7% et 20,7%. Les pourcentages sont donc deux fois plus élevés que dans le reste de la population, à l'Ouest comme à l'Est. Ceci est dû à une crise du logement caractérisée par un manque aigu de logements accessibles financièrement aux ménages défavorisés. Par ailleurs, environ cent cinquante mille personnes vivent actuellement dans la rue, huit cent mille autres dans des foyers, cinquante mille enfants logent dans des abris ou dans la rue.

En Allemagne occidentale, une famille sur six ayant au moins trois enfants souffre d'insuffisance de revenus et, parmi elles, une sur deux vit dans un logement trop petit. Pour l'Allemagne orientale, ces chiffres sont encore nettement plus élevés : une famille sur deux ayant trois enfants ou plus vit sous le seuil de pauvreté. On retrouve la même situation dans les foyers monoparentaux : à l'Ouest, un sur six à sept foyers monoparentaux a un revenu insuffisant ; à l'Est, un sur trois.

Les citoyens étrangers habitant en Allemagne occidentale sont particulièrement touchés par la pauvreté : 16,7% vivent en dessous du seuil de pauvret‚, soit, en proportion, plus du double du nombre des pauvres dans la population allemande de l'Ouest. 44,2% vivent dans des logements trop petits et 55,7% ne disposent d'aucun certificat de fin d'études professionnelles.

En République fédérale, les statistiques montrent que deux millions de personnes ont besoin de soins à des degrés divers de gravité. Plus de huit cent mille ont besoin de soins hospitaliers. Une aide à domicile régulière est indispensable pour environ un million deux cent mille personnes. Près d'un dixième de la population est gravement handicapée. Ces personnes sont pour la plupart touchées par la pauvreté.

Le revenu minimum

Depuis quelques années, le nombre de ceux qui doivent avoir recours à l'aide sociale augmente. Le nombre des allocataires accuse un pic jamais atteint dans toute l'histoire du pays. En 1993, deux millions trois cent mille personnes ont touché l'aide sociale de façon continue. Quatre millions sept cent mille l'ont touchée de façon temporaire. Plus d'un habitant sur vingt entre chaque année dans un bureau d'aide sociale.

Un tiers d'entre eux sont des enfants et des jeunes : par exemple, 50% des allocataires de la partie Est de Berlin ont moins de vingt-cinq ans alors qu'ils représentent 42% dans la partie Ouest.

C'est à Hambourg, Brême et Berlin que le taux de versement de l'aide sociale est le plus élevé : à Berlin, un habitant sur douze reçoit l'aide sociale.

Une étude du département de politique sociale de l'université de Brême3 souligne que l'augmentation du versement de l'aide sociale est due essentiellement à l'afflux sur le territoire allemand d'étrangers et de « Aussiedler »4. Ces derniers sont, généralement, peu intégrés et reçoivent l'aide sociale sur le long terme sans que celle-ci leur serve de tremplin. Ils composent en grande partie le « socle » des allocataires de l'aide sociale. A l'inverse, pour les Allemands et les étrangers installés depuis longtemps en République fédérale d'Allemagne, l'aide sociale est souvent un moyen de s'en sortir. Les auteurs de l'étude se fondent sur des statistiques qui révèlent que le temps moyen durant lequel un allocataire perçoit l'aide sociale est de douze mois ; 16% la reçoivent plus de cinq ans et 1,3% restent « durablement » dans la pauvreté. L'aide sociale serait versée de façon temporaire : elle « n'enferme pas dans un cercle vicieux »

Selon les auteurs, l'Allemagne n'est pas une « société des deux-tiers »5 mais est une société dont 70% des membres vivent sans difficultés financières, 20% sont en situation incertaine et 10% en difficulté.

Depuis 1993, année où fut décidé le gel des prestations de l'aide sociale, cette dernière n'arrive plus à couvrir « le besoin socio-culturel minimum ». L'affluence dans les vestiaires, dans les centres de troc de mobilier et d'accessoires ménagers, de prêts d'accessoires pour bébé mais aussi dans les soupes populaires ou les banques alimentaires sont des marques de pauvret‚ que l'Allemagne pensait avoir éliminées depuis longtemps.

Partager sa part de gâteau...

L'Allemagne est un des pays industrialisés les plus riches et les plus avancés. Pourtant, les pauvres n'ont jamais eu besoin qu'on les défende et qu'on les soutienne comme aujourd'hui. Le danger que l'Allemagne réunifiée les oublie, est grand. Il existe une large coalition de ceux qui, favorisés par la croissance matérielle de la société, ne voient pas l'intérêt de s'identifier à la situation que vivent les exclus. Les coûts à supporter par les perdants font partie d'un domaine tabou. Les Allemands ne sont pas tous prêts à partager leur part de gâteau...

L'aide sociale en Allemagne

En 1962, le « Bundestag » (Chambre basse allemande) a voté une loi pour l'aide sociale, « loi fédérale d'aide sociale », dont l'objectif est de « permettre à l'homme de mener une vie qui corresponde à sa dignité d'homme ». Cette loi se réfère au principe d'intangibilité de la personne humaine, principe ancré dans la «Grundgesetz» allemande (Loi fondamentale allemande). Depuis 1962, elle a été régulièrement réformée, notamment en 1993 dans le cadre des réductions des dépenses et de la lutte contre les abus et les fraudes. Le Ministère fédéral de la Santé est compétent pour ses principes. Les « Länder » (L'Allemagne est composée de seize régions « Lânder ») sont chargés de son financement et de son application.

Il existe deux formes d'aide sociale :

  • l'aide à la subsistance (équivalente au Revenu minimum d'insertion en France) est la plus classique. Elle est versée aux personnes qui ne peuvent pourvoir à leurs besoins ni par leurs propres moyens ni grâce à un tiers. 86 % des allocataires en bénéficient ;

  • l'aide accordée dans « des situations de vie particulières » est versée à des personnes se trouvant dans des situations de détresse dues à un mauvais état de santé (handicap, invalidité, maladie...). La majorité de ces personnes la reçoivent alors qu'elles sont soignées dans des institutions sociales ou médicales (hôpitaux, foyers, centres pour handicapés...). 31 % des allocataires la perçoivent.

L'aide sociale est le « dernier filet de la sécurité sociale » en Allemagne. Elle est versée par l'Office des finances quand assurance chômage et aide chômage sont épuisées.

Le gouvernement de chaque « Land » fixe annuellement le montant mensuel de l'aide sociale de base qui s'élève en moyenne à 520 DM, soit environ 1820 FF. Le montant de l'aide à la subsistance est calculé d'après la composition d'un « panier de la ménagère» (denrées alimentaires, ticket de cinéma...). La règle du « Lohnabstandgebot » interdit que le montant de l'aide sociale soit plus élevé que le salaire net le plus bas négocié lors des conventions collectives dans chaque « Land »

Le montant total de l'allocation versée varie de façon proportionnelle selon les membres de la famille et leur âge :

  • le chef de famille: 100 % du montant de l'aide de base ;

  • les enfants de moins de sept ans : 50 % de ce montant ;

  • les enfants de huit à quatorze ans : 65 % de ce montant ;

  • les enfants de quinze à dix-huit ans : 90 % de ce montant ;

  •  à partir de dix-neuf ans: 80 % de ce montant.

Il existe des allocations complémentaires particulières pour les femmes enceintes,

les parents célibataires élevant des enfants âgés de moins de seize ans, les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans... Les frais de logement sont pris en charge dans des limites bien définies.

1 Un Deutsche Mark (DM) correspond environ à 3,50 FF
2 La situation économique et sociale en Allemagne. Base de discussion pour le processus de consultation préalable à l'élaboration d'une déclaration
3 Zeit der Armut, S. Leibfried, Langzeitstudie des Zentrums für Sozialpolitik der Universität Bremen, Suhrkamp, 1996
4 Allemands d'origine (droit du sang) qui vivaient dans l'ex-Bloc de l'Est. Reconnus comme Allemands, depuis 1955 et sur la base d'accords bilatéraux
5 On parle en Allemagne non pas de société à deux vitesses mais de société des deux-tiers, un tiers étant en difficulté
1 Un Deutsche Mark (DM) correspond environ à 3,50 FF
2 La situation économique et sociale en Allemagne. Base de discussion pour le processus de consultation préalable à l'élaboration d'une déclaration commune des Eglises, édité conjointement par le bureau ecclésiastique de l'Eglise protestante en Allemagne et par le secrétariat de la Conférence épiscopale allemande
3 Zeit der Armut, S. Leibfried, Langzeitstudie des Zentrums für Sozialpolitik der Universität Bremen, Suhrkamp, 1996
4 Allemands d'origine (droit du sang) qui vivaient dans l'ex-Bloc de l'Est. Reconnus comme Allemands, depuis 1955 et sur la base d'accords bilatéraux, ils ont eu le droit d'être accueillis sur le territoire de l'ex-Allemagne de l'Ouest. Il s'agit dans ce texte essentiellement des « Spätaussiedler » arrivés en Allemagne après la chute du mur de Berlin
5 On parle en Allemagne non pas de société à deux vitesses mais de société des deux-tiers, un tiers étant en difficulté

Claire Isambert

Diplômée en sciences politiques, Claire Isambert vit depuis deux ans à Berlin. Elle travaille depuis octobre 1995 dans l'ancienne Allemagne de l'Est avec les volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde.

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