William Kennedy, L'herbe

Traduit de l'américain « Ironweed » par Marie-Claire Pasquier (1979)., Ed. Belfond, Paris, 1986, 246 pages

Jean-Michel Defromont

Bibliographical reference

William Kennedy - L'herbe Traduit de l'américain « Ironweed » par Marie-Claire Pasquier (1979), Ed. Belfond, Paris, 1986, 246 pages

References

Electronic reference

Jean-Michel Defromont, « William Kennedy, L'herbe », Revue Quart Monde [Online], 122 | 1987/1, Online since 01 September 1987, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7730

Quarante-huit heures d'errance avec deux naufragés de la Grande Amérique, Francis et Helen, un couple de clochards qui ont échoué après un passé prometteur. Elle, dans sa jeunesse, a eu un certain succès dans la chanson, lui a été un joueur de base-ball renommé. C'est un livre d'une grande et terrible vérité. On voit tout l'arrière-pays familial de ces deux êtres meurtris qui ne savent pas où dormir, harcelés par la police, le froid mortel, les chiens errants et les autres clochards. La misère est là, la dignité aussi, comme en témoignent ces dialogues :

Une femme est morte de froid, dehors. Elle avait été refusée dans l'asile de nuit tout proche, parce qu'elle avait trop bu. C'est la règle. Des chiens l'ont attaquée et des enfants sont venus rire d'elle sans qu'elle ait eu aucune réaction. Ses amis la retrouvent et ramènent son corps à l'intérieur de la mission :

- Si j'avais mon chapelet, je le dirais pour elle, dit Helen. (Des gamins lui ont arraché son sac, et elle l'a perdu).

- Demain matin, j'irai fouiller dans les terrains vagues et dans les poubelles, dit Francis. On le retrouvera.

- Je parie que Sandra a prié Dieu de la laisser morte, dit Helen.

- Possible, dit Francis.

- C'est ce que j'aurais fait à sa place. Sa vie, ça n'avait plus rien d'humain.

Francis revient chez lui à l'improviste. Il a investi tout l'argent de sa journée, passée à faire la ferraille, dans l'achat d'une dinde. Annie, la femme « légitime » de Francis, met un certain temps avant de réaliser que ce clochard est l'homme qui fut autrefois son mari :

- Salut, dit-il

- Oui ?

C'était elle.

- Je vous ai apporté une dinde.

- Une dinde ?

- Mais oui. Une dinde de six kilos.

D'une main, il la présente.

- Je ne comprends pas.

- J'avais dit à Bill que je passerais un dimanche et que j'apporterais une dinde. On n'est pas dimanche, mais je suis passé quand même.

- Fran, c'est toi ?

- Ben, je ne suis pas un petit martien vert.

- Oh mon Dieu, oh la la mon Dieu.

Elle ouvrit grand la porte.

- Comment ça va Annie ? Tu as bonne mine.

- Entre, entre... Ça alors Fran, ça alors, quelle surprise !

- Tiens, occupe-toi de cette bestiole. Elle me frigorifie.

- Il ne fallait pas. Une dinde, en plus. Ç'a dû te coûter une fortune.

- Joe Bras de Fer m'a toujours dit : « N'arrive jamais les mains vides. On doit appuyer sur la sonnette avec le coude. »

On reste quelques heures dans cette famille où Francis redevient le père qu'il ne se sentait plus le droit d'être depuis la mort de son fils. Et puis on ressort avec lui dans la nuit cruelle et inhumaine.

Un grand roman, mais il n'indique pas de chemin pour rejoindre les Helen et les Francis qui hantent les villes de leur malheur, ni d'issue pour quitter ce trou noir où les êtres sont tombés. Un livre pour apprendre la vie des plus pauvres.

CC BY-NC-ND