Résister à l'inacceptable

Joachim Ritzkowsky

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Joachim Ritzkowsky, « Résister à l'inacceptable », Revue Quart Monde [En ligne], 159 | 1996/3, mis en ligne le 05 mars 1997, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/778

La domiciliation fait partie de l'identité civile nécessaire pour accéder à de nombreux droits. Si disposer d'un logement est une condition de la domiciliation, on raye de la carte les sans-logis. « Inacceptable » dit un pasteur de Berlin. (Discours de défense du pasteur Ritzkowsky auprès du tribunal régional de Berlin, le 28 février 1996. Article traduit du journal de sans-abris berlinois Motz, 25 mars 1996)

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Allemagne

Confronté à l'absurde...

J'ai fait la connaissance de Manfred Lehmann il y a cinq ans. Il vivait alors avec d'autres sans-abri à Hallesches Tor1 et dormait dans les toilettes publiques pour femmes, près du Landwehrkanal2

Il était malade, alcoolique. Il avait un abcès à la jambe. Il n'était pas capable d'aller jusqu'à la Notizstrasse où la paroisse « Heilige Kreuz » met des locaux chauffés à la disposition des sans-abri. Un de ses compagnons, Benno, avait une côlostomie. Cela m'était impossible de l'emmener à l'hôpital. Un autre, Rudi, était épileptique. Il est mort dans la rue

Je savais que monsieur Lehmann dépendait de l'arrondissement de Treptow. Je m'étais rendu compte qu'il était incapable physiquement de s'y rendre pour recevoir l'aide sociale et un certificat de maladie. En plus, il n'avait pas de papiers d'identité. J'ai parlé de sa situation à un responsable du service social de Kreuzberg. Je lui ai demandé que son arrondissement prenne en charge monsieur Lehmann. Il a refusé : on ne pouvait pas considérer que monsieur Lehmann habitait à Hallesches Tor ; il fallait tenir compte de son dernier domicile ou de son lieu de naissance. Je lui ai fait remarquer qu'il n'y a pas assez de logements à Berlin et que des personnes sont malheureusement obligées de se loger dans les toilettes publiques. Je lui ai même suggéré de donner, au besoin, un numéro aux toilettes féminines, ce qu'il a refusé... Alors, le 1er juin 1993, j'ai enregistré3 monsieur Lehmann à la Notizstrasse, dans la maison paroissiale où il venait régulièrement le mercredi dans le local chauffé, de temps en temps le dimanche pour la messe ou encore d'autres jours quand il me rendait visite.

Monsieur Lehmann n'est pas le seul que j'ai enregistré. Le bureau d'arrondissement de Kreuzberg m'envoya d'autres sans-abri, me demandant de les enregistrer dans ma paroisse. Ainsi, il leur ‚tait possible de toucher l'aide sociale, d'avoir un certificat médical, un logement d'urgence et la carte d'impôt. - Je tiens à ajouter que, depuis, j'ai appris que la paroisse de Jakobi à Göttingen a déjà inscrit cent trente-cinq sans-abri. Le directeur administratif de la ville de Göttigen me l'a confirmé.

Face à la justice

Grâce à son enregistrement à la maison paroissiale, monsieur Lehmann pouvait, théoriquement, aller chercher lui-même, à la mairie toute proche, l'aide sociale et le certificat médical. L'Office régional de l'habitat refusa cependant l'enregistrement de monsieur Lehmann à la Notizstrasse et il me condamna à une amende de 129 DM. J'ai fait opposition. Le procès n'a pas eu lieu le 20 octobre 1994, date fixée au départ, car monsieur Lehmann ne pouvait comparaître comme témoin. Il n'avait, en effet, plus d'adresse. J'ai alors enregistré monsieur Lehmann une seconde fois (le 13 octobre 1994) afin que le procès puisse avoir lieu. L'Office régional de l'habitat refusa de nouveau l'enregistrement de monsieur Lehmann et me condamna à une seconde amende, cette fois de plus de 234 DM.

Néanmoins, le jugement a pu avoir lieu en présence de monsieur Lehmann en tant que témoin les 10 et 18 janvier 1995. J'ai reçu un avertissement pour présentation à deux reprises de faux certificats et on m'a condamné, avec sursis d'une année, à une amende de 2500 DM.

Ce jugement crée une injustice. J'ai donné une existence légale à un être humain qui vit dans l'illégalité. En effet, j'ai aidé un homme qui a été spolié du droit d'obtenir ses droits. Monsieur Lehmann n'est pas le seul dans cette situation. Je sais que des sans-abri n'ont pas le droit de vote à cause de l'incapacité et du manque d'initiative du sénateur de l'Intérieur de la ville de Berlin. Lors des dernières élections, les personnes à la rue auraient dû pouvoir voter suite à l'intervention de l'association « Vivre avec les sans-abri ». Ce n'était vrai que dans les textes. En réalité, lors du vote du 6 octobre 1995, seuls trente sans-abri parmi les neuf mille cinq cents enregistrés ont surmonté toutes les difficultés de procédure et ont voté. Ces tracasseries administratives existent ailleurs : pour recevoir l'aide sociale, un certificat médical ou la carte d'impôt...

Le Sénat de Berlin a formellement donné à tous les sans-abri la possibilité de recevoir l'aide sociale. Dans les faits, ce n'est pas vrai. Le Sénat reconnaît lui-même que, actuellement, deux mille à quatre mille sans-abri vivent sans aide sociale.

Lorsqu'ils se font enregistrer, les sans-abri reçoivent un certificat médical. D'après une estimation des associations, ce ne sont pas deux mille à quatre mille personnes qui vivent sans soins médicaux mais plutôt dix mille.

Sans logement, il est toujours difficile d'obtenir une carte d'impôt. Un sans-abri que j'avais enregistré pour qu'il puisse recevoir une carte et travailler4 a été refus‚ par l'Office régional de l'habitat. Il n'a pas reçu de carte et a alors perdu son emploi.

Appliquer la loi

Dans cette affaire, celui qui doit être condamné est l'Office régional de l'habitat qui prend la responsabilité de conduire au chômage les sans-domicile-fixe qui désirent travailler en refusant de les enregistrer.

J'aimerais encore ajouter deux mots au sujet du terme « habiter ». Dans la loi d'enregistrement dans les communes, un logement consiste en « tout espace clos qui est utilisé pour y habiter ou y dormir ». Monsieur Lehmann habite et dort un jour par semaine dans notre paroisse. Je tiens à souligner que monsieur Lehmann dort donc aussi chez nous.

Souvent, ceux qui n'ont jamais été à la rue ne se rendent pas compte des conditions dans lesquelles dorment les sans-abri. La nuit, ils essaient de dormir dans les toilettes publiques. Mais demandez donc à monsieur Lehmann combien de fois, chaque nuit, il est dérangé, attaqué, dévalisé, menacé dans les toilettes de Hallesches Tor. De plus, des drogués trouvent également refuge dans ces toilettes : tout sommeil tranquille est alors impossible. Les sans-abri le disent souvent : « Nous dormons d'un seul œil ». L'autre doit rester ouvert pour surveiller. Ils s'endorment le jour dès qu'ils trouvent un endroit tranquille et sûr.

Chaque mercredi, monsieur Lehmann venait chez nous dès l'aube et dormait dans le vestiaire jusqu'à l'ouverture du local chauffé. Souvent, je les ai traînés, lui et d'autres dormeurs habitués, dans une pièce voisine ; je les recouvrais d'une couverture pour qu'ils n'aient pas froid. Reste que monsieur Lehmann ne vivait et ne dormait à l'adresse de la Notizstrasse que le mercredi et le dimanche lors de la messe. Le reste du temps, il « résidait » à Hallesches Tor.

Combien de personnes sont enregistrées en un lieu où elles ne dorment pas quotidiennement ? N'y avait-t-il pas des Berlinois de l'Ouest qui possédaient un passeport d'Allemagne fédérale pour pouvoir voyager en R.D.A. en tant qu'Allemands de l'Ouest5 ? Ils étaient tous enregistrés à une adresse où ils habitaient encore moins que monsieur Lehmann ne le faisait dans notre paroisse.

Je vous demande de m'acquitter et d'obliger le sénateur de l'Intérieur de Berlin à laisser les sans-abri se faire enregistrer, comme à Göttingen, dans les paroisses, dans d'autres institutions et chez des personnes privées. Je ne prétends pas que cela résoudra le problème des sans-abri. Mais, partiellement et concrètement, cela assouplira et apportera davantage de justice et de légalité.

Je pense qu'on devrait condamner ceux dont l'activité consiste à exclure des hommes et à les jeter dans l'illégalité plutôt que ceux qui leur donnent une existence légale.

Epilogue

Le 28 février 1996, le pasteur Ritzkowsky a été acquitté de l'accusation pour présentation de fausse attestation lors de l'enregistrement d'un sans-abri dans sa paroisse.

Avec l'acquittement, le juge avalise l'interprétation de la notion « d'habiter » du pasteur Ritzkowsky. « Habite » celui qui vit et dort dans un endroit fermé, indépendamment du caractère public ou privé de cet endroit. Les logements, loués ou particuliers, et les foyers ne sont donc pas les seules formes d'habitat reconnues.

Suite à ce jugement, d'autres sans-abri ont pu se faire enregistrer chez des personnes privées ou dans des paroisses et même au sein d'associations. L'acquittement du pasteur Ritzkowsky a créé‚ un droit de base qui permet de lutter contre les procédures à court terme des responsables de l'enregistrement dans les communes.

1 Station de métro de l'arrondissement de Kreuzberg, ancien Berlin Ouest.
2 Canal de la Spree, rivière arrosant Berlin
3 La procédure « d'enregistrement » est une formalité à accomplir pour toute personne résidant en Allemagne dans les quinze jours suivant son
4 Il est nécessaire en Allemagne d'avoir une « Lohnsteuerkarte », carte d'impôts sur le revenu pour pouvoir être employé dans la majeure partie des
5 Les autorités est-allemandes autorisaient les Allemands de l'Ouest à voyager en R.D.A. Elles ne reconnaissaient cependant pas Berlin Ouest comme un
1 Station de métro de l'arrondissement de Kreuzberg, ancien Berlin Ouest.
2 Canal de la Spree, rivière arrosant Berlin
3 La procédure « d'enregistrement » est une formalité à accomplir pour toute personne résidant en Allemagne dans les quinze jours suivant son installation dans une commune. Elle se fait auprès de l'Office régional de l'habitat
4 Il est nécessaire en Allemagne d'avoir une « Lohnsteuerkarte », carte d'impôts sur le revenu pour pouvoir être employé dans la majeure partie des entreprises. L'employeur remplit cette carte qui est ensuite transmise à l'Office des finances
5 Les autorités est-allemandes autorisaient les Allemands de l'Ouest à voyager en R.D.A. Elles ne reconnaissaient cependant pas Berlin Ouest comme un territoire de la R.F.A. Pour contourner cette mesure, les habitants de Berlin Ouest se faisaient domicilier à une adresse « fictive » ailleurs en R.F.A

Joachim Ritzkowsky

Joachim Ritzkowsky est pasteur depuis 1970 à Berlin. Après des études de philosophie, il a fait une thèse en théologie sur Feuerbach. Depuis 1989, il travaille plus particulièrement auprès des sans-abri du quartier de Kreuzberg

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