Ghana : la décharge d’Agbogbloshie

Antonella Sinopoli

Traduction de Alain Savary

p. 29-34

Traduit de :
Ghana / La discarica di Agbogbloshie

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Antonella Sinopoli, « Ghana : la décharge d’Agbogbloshie », Revue Quart Monde, 248 | 2018/4, 29-34.

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Antonella Sinopoli, « Ghana : la décharge d’Agbogbloshie », Revue Quart Monde [En ligne], 248 | 2018/4, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7794

À quelques kilomètres d’Accra. Une ville dans la ville, où vivent des dizaines de milliers de personnes. La plus grande décharge de déchets électroniques d’Afrique. Ils sont nombreux – des gouvernements aux associations, des agences aux ONG – à promettre de la démanteler. Mais ce sont des projets qui ne durent que quelques semaines, voire quelques jours. Puis l’effet de nouveauté s’estompe, les « bienfaiteurs » et les « curieux » disparaissent aussi, et tout redevient comme avant. Pire qu’avant même, parce que c’est une vraie poule aux œufs d’or, dont beaucoup de gens tirent profit. Sauf les désespérés.

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Société de l'information

Un espace noir, enfumé, malodorant et hautement toxique. Dernier arrêt pour des désespérés à la recherche d’un emploi et d’un toit, fut-il en tôle ondulée. Lieu d’affaires illicites et d’exploitation, de détresse sociale et d’abus, mais aussi de profit, et une réserve de voix en période électorale.

Nous sommes à Agbogbloshie, la décharge de déchets électroniques la plus étendue du continent africain, et la plus tristement célèbre. Décharge qui, avec le temps, a reçu le nom de Sodome et Gomorrhe, référence biblique qui parle de « péchés », d’immodération, de perte de dignité. Tout ici est excessif. Excessive, la quantité de déchets de toutes sortes ; excessif, le nombre de personnes qui y vivent ; excessive, l’odeur infecte et – évidemment – la pollution due à la fumée permanente des matériaux qu’on brûle, pour en extraire la moindre petite pièce qui puisse être revendue. Même l’intérêt des médias, des ONG et des fondations est excessif, disproportionné par rapport aux résultats, car les mots et les efforts, y compris financiers, dépensés ici auraient suffi à améliorer cette situation bien avant qu’elle ne se détériore.

Agbogbloshie se trouve à Accra, la capitale du Ghana. Ce pays est considéré comme un modèle, pour ses résultats économiques de ces dernières années, pour sa démocratie basée sur l’alternance, pour l’accueil des investisseurs étrangers qui y ont trouvé la stabilité et les conditions favorables à leurs affaires. Située dans une banlieue de la capitale, à deux pas des grandes artères, des marchés, des centres institutionnels et des banques, Agbogbloshie représente un grand trou noir. Un endroit où tout est possible, et où l’illégalité et le danger sont la norme.

Des milliers et des milliers de tonnes de déchets électroniques y sont déversées chaque année (impossible de donner un chiffre exact). Ordinateurs, imprimantes, télévisions, fours électroniques, réfrigérateurs, téléphones portables... Tout un fatras d’appareils qui ne servent plus à rien, d’après les gens qui les jettent. Condemned things, comme on les appelle ici, et c’est là encore un terme emprunté à la Bible. Ils arrivent d’Europe – y compris d’Italie, – des États-Unis, de pays soi-disant avancés qui, pour autant, ne sont pas en mesure d’éliminer ces biens de consommation correctement, et selon les procédures réglementaires.

Tout cela est envoyé par des compagnies, par des entreprises, mais aussi par des organisations non gouvernementales qui, par le passé, ont fait leur part en envoyant des ordinateurs usagés pour réduire le fossé technologique, mais en augmentant de ce fait la quantité de déchets de haute technologie. Il s’agit d’objets qui appartiennent à la catégorie des « déchets dangereux » et qui, selon la Convention de Bâle (le principal traité international pour la réglementation des mouvements de déchets dangereux entre pays), ne pourraient donc pas être expédiés vers les pays en développement. Mais cette même convention permet aussi de les exporter pour réparation et recyclage. Et c’est ce qui se passe. Chaque semaine, des dizaines de containers remplis de ce matériel arrivent au port de Tema, un grand centre situé à environ 30 km de la capitale.

Les étiquettes falsifiées indiquent qu’il s’agit de matériel « d’occasion », et une chaîne de corruption systématique permet de décharger aussi des objets qui sont pour la plupart, en réalité, inutilisables. Réfrigérateurs, PC, téléphones portables etc., rafistolés, arrivent chez les Ghanéens, ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter un produit neuf, ou dans les nombreux magasins disséminés dans le pays. Le reste va finir à Sodome et Gomorrhe. Le fait est que même les objets d’occasion remis en circulation auront une courte durée de vie, et se retrouveront dans la même décharge. Des appareils devenus inutiles pour ceux qui s’en débarrassent, très utiles pour ceux qui les démontent – et à mains nues – dans la décharge. Et extrêmement utiles pour ceux qui ont fait de cette décharge leur business personnel et lucratif.

Oui, parce que le monde d’Agbogbloshie est partagé entre les désespérés et les spéculateurs. Parmi ces derniers, il y a le système politique, les chefs de zone, ceux qui autrefois ont vendu des parcelles de terre dans cette région, et même – peut-être à leur insu – certaines organisations bien intentionnées. Ceux, aussi, qui viennent ici uniquement parce qu’ils sont attirés par le désir de voir cet endroit de près, augmentant ainsi ce que l’on a appelé la « pornographie de la pauvreté ».

Les débuts

Mais procédons en bon ordre. Comment est née Agbogbloshie ?

Il semble qu’à la fin des années 70, le président du pays de l’époque, Hilla Limann, ait mis à la disposition des femmes du Nord un petit terrain pour organiser un marché d’ignames, ces tubercules riches en amidon, utilisées comme aliment. Une façon, d’une part d’offrir une opportunité d’emploi aux personnes provenant d’une région qui reste, aujourd’hui encore, une des plus pauvres du pays ; et d’autre part, de calmer les tensions sociales entre les nombreuses ethnies du Nord. Des tensions qui, d’année en année, se sont calmées ou exacerbées selon les époques. L’un des moments les plus tendus – le président était alors Jerry Rawlings – fut ce qu’on appela « la guerre des pharaons », entre les Konkomba et les Namumba, déclenchée par des querelles au sujet des zones d’élevage. Cette fois encore, Agdogbloshie fut offerte pour départager les prétendants et leur donner un terrain sur lequel vivre dans la capitale. Une sorte d’amortisseur social, qui au fil des ans s’est toutefois avéré dramatique. Ce qui était à l’origine une zone lagunaire – Korle Lagoon – commença à se transformer et à devenir un lieu de marchés et d’hébergement précaires, construits en particulier dans le grand bidonville de Old Fadama – égouts à ciel ouverts, sans eau, branchements électriques anarchiques – né face à ce qui était devenu petit à petit la plus grande décharge de déchets électroniques d’Afrique. Le fleuve Odaw, qui sépare les deux zones – la décharge et le bidonville –, maintenant encombré par des amas de déchets, se jette, à quelques mètres de là, dans le golfe de Guinée.

Terre de déshérités et de réfugiés

Au fil du temps, la population d’Agbogbloshie a augmenté régulièrement, et ne provient plus uniquement du nord du Ghana. Ces dernières années, des déshérités et des réfugiés sont venus du Niger, du Togo, du Burkina Faso et du Nigeria, chercher un dernier refuge dans le bidonville – et dans la décharge. Des gens qui n’ont rien – et donc rien à perdre. Bien sûr, l’activité la plus connue est la récupération à partir d’objets électroniques et de haute technologie, mais la criminalité liée au trafic de drogue y est très élevée, et génère des profits et des bagarres entre gangs rivaux. Ici, il n’y a pas seulement de la marijuana, mais beaucoup de cocaïne et divers comprimés circulent, dont la force et le coût sont indiqués par des chiffres : 250, 400, 500… Les pauvres diables ne sont bien entendu pas les seuls à s’approvisionner sur ce marché : les clients qui paient bien viennent de l’extérieur, portent souvent veste et cravate, voire un uniforme, et envoient des « secrétaires » pour effectuer la transaction. Forcément, des rixes éclatent de temps en temps, quelquefois mortelles, pour s’emparer du territoire et des gains. Ici, ceux qu’on appelle les town boys se déplacent souvent à l’extérieur pour continuer leurs affaires illicites, y compris des vols à main armée. La police de la station à quelques pas de Sodome et Gomorrhe est impuissante et intervient rarement.

Agbogbloshie est aussi une réserve d’argent pour les chefs locaux et leurs représentants, qui revendiquent la propriété des terres sur lesquelles se trouvent le bidonville et la décharge. Le gouvernement n’est pas de cet avis, et considère que la zone appartient à l’État. Les habitants de Old Fadama ne sont pas d’accord non plus, et ont continué de leur côté à s’étendre, tôle après tôle. Certaines zones, cependant, sont restées libres, et des intermédiaires les ont vendues au plus offrant ; c’est ainsi que le pasteur/entrepreneur Otabil Mensah a pu y construire son International Central Gospel Church, séparée de la décharge par une entrée contrôlée, et par un grand jardin avec des arbres et des allées.

Une mine d’or

Mais Agbogbloshie est surtout connue, comme nous le disions, pour la réutilisation, jusqu’à la moindre petite pièce recyclable, de marchandise électronique jetée à la poubelle. Vue par le monde occidental comme une décharge, en réalité elle est considérée ici comme une mine d’or. Le plus gros des gains ne va pas aux femmes qui recyclent le plastique, le trient par couleur puis le vendent au poids (elles gagnent 2 ou 3 euros par jour) ; ni aux enfants qui manipulent des produits dangereux à mains nues pour, au mieux, rapporter un repas par jour à la maison. Le gros des gains ne va pas non plus aux hommes de vingt, trente ans, qui inhalent toute la journée la fumée de dizaines et de dizaines de pneus brûlés pour « ramollir » les objets métalliques, de façon à pouvoir ensuite les ouvrir et les disséquer.

Derrière ces personnes, dernier maillon d’une chaîne d’exploitation, il y a ceux qui tirent profit de ces déchets et en vivent. Il y a ceux que l’on appelle chairman ou capitan, sorte de chefs de zone, qui contrôlent tout, parfois même les dons de fondations et d’organisations qui devraient être répartis sur le territoire et utilisés pour des projets de santé, par exemple. Il y a des acheteurs qui, pour le compte de grandes entreprises, arrivent chaque jour à Agbogbloshie les mains vides et repartent avec des camions chargés de fer, d’aluminium, de plastique, de composants internes. Aux femmes, aux enfants et aux hommes qui ont fait le travail sale et dangereux, ils laissent de la menue monnaie, alors qu’ils en reçoivent vingt ou trente fois plus de leurs entreprises.

Qu’advient-il ensuite de ce matériau « décomposé » ? Il n’en reste que peu dans les entreprises opérant au Ghana ; la plus grande partie est renvoyée au port de Tema et rechargée (cette fois en morceaux) dans des containers. Il semble que leur destination principale soit la Chine.

Surpopulation

Personne ne sait vraiment combien de personnes vivent à proximité de la décharge et dans le bidonville. Certaines estimations parlent de 100 000 personnes ; d’autres disent qu’elles sont au moins trois fois plus nombreuses. En fait, ceux qui transitent par ici n’ont pas d’autre choix. Quelques-uns, cependant, parviennent à économiser quelque chose et à envoyer de l’argent à leurs familles. Mais ce sont surtout les femmes célibataires qui vivent la plus grande misère, de très jeunes femmes et des filles dont les enfants ne savent pas qui est leur père. La prostitution infantile atteint des niveaux incroyables, des fillettes de onze et douze ans acceptant d’avoir des relations sexuelles pour seulement 2 cents (moins de 40 centimes d’euro) si elles n’ont rien gagné d’autre ce jour-là. Dans un tel contexte, les avortements sont nombreux, provoqués avec des techniques archaïques et souvent fatales.

Les tentatives pour démanteler cette zone ont été nombreuses, mais aucune n’a été menée à terme. La plus concrète a été la construction d’un grand marché à Nsawam, entre le Grand Accra et la Région de l’Est, dans l’espoir d’y transférer les femmes, et les activités de vente qui se sont entre-temps développées autour de la décharge, dans le bidonville et sur les marchés voisins. Mais le bâtiment est resté vide, personne n’ayant voulu déménager dans ce qui, comparé à Accra, est un petit village. Malgré cet échec, en période électorale la chasse aux accords se déchaîne, et l’argent et les promesses fusent de toute part. Agbogbloshie s’avère donc fort utile à cet égard aussi.

« Plombés »

Et pendant ce temps, la région s’asphyxie avec les boues toxiques et la pollution. Les niveaux d’arsenic, de dioxine et de mercure sont très élevés. Par exemple, on évalue le niveau de plomb à 45 fois plus élevé que la limite tolérée. Ce sont des éléments chimiques nocifs qui sont manipulés et respirés tous les jours, qui infiltrent le sol, qui se retrouvent dans l’eau et dans la mer. Il arrive souvent que des agences de recherche, des ONG et des associations organisent des études et présentent des projets, des laboratoires, des initiatives. Comme, par exemple, fournir des gants et d’autres protections à ceux qui démontent ces articles toute la journée. Cela ne dure que quelques semaines, voire quelques jours.

Puis l’effet de nouveauté s’estompe, les « bienfaiteurs » et les « curieux » d’Agbogbloshie disparaissent aussi, et tout redevient comme avant. Pire qu’avant même, parce que c’est une vraie poule aux œufs d’or, dont beaucoup tirent profit, mais certainement pas les désespérés, au dernier échelon de l’échelle sociale.

 

Submergés de déchets électroniques des ordures qui valent 55 milliards de dollars

En 2016, dans le monde entier, 44,7 millions de tonnes de déchets électroniques ont été produits. 20 % seulement de ces déchets ont été recyclés selon des méthodes correctes, bien que 66 % de la population mondiale ait accès à des législations précises en matière de recyclage et de destruction de déchets électroniques. Ce qui veut dire que 80 % de ces déchets sont évacués de façon illégale et dangereuse. C’est ce qu’on peut lire dans The global e-waste monitor 2017, l’étude la plus récente et la plus soignée sur ce thème. La région qui en a produit jusqu’à présent la plus grande quantité est l’Asie (18,2 millions de tonnes), suivie de l’Europe (12,3) et des Amériques (11,3). L’Afrique n’en produit que 2,2 millions de tonnes. Et c’est pourtant dans ce continent que se déverse une grande partie des déchets électroniques qui ne sont pas traités dans les pays d’origine. Au Ghana, par exemple, mais aussi au Nigéria, où selon une étude récente le pays a importé 77 % des UEEE (Used electric and electronic-equipment) des pays de l’Union européenne. Et tout ce rebut électronique a une valeur monétaire, de l’ordre de 55 milliards d’euro. Cette valeur vient de ce que tous ces déchets électriques et électroniques sont composés non seulement de produits nocifs pour les gens et pour l’atmosphère (quand il ne sont pas traités correctement), mais contiennent aussi des matières précieuses comme de l’or, du platine, de l’argent, du cuivre, ainsi que des matières lourdes ou encombrantes comme le fer, l’aluminium le plastique, facilement recyclables et revendables.

Dans les années qui viennent, cette quantité de déchets ne va certainement pas diminuer : on estime déjà qu’en 2021 il y en aura 52,2 millions de tonnes, avec une croissance annuelle de 3 à 4 %. Il y a à cela de nombreuses raisons, à commencer par cette insidieuse loi du marché connue sous le nom d’obsolescence programmée, qui, justement, programme une durée de vie limitée pour les appareils ménagers et l’équipement électronique, après quoi ils seront bons à jeter.

Il y a la mise à jour continuelle des smartphones et des ordinateurs – les premiers, surtout – qui deviennent dépassés et obsolètes après un petit nombre d’années, et qu’il faut remplacer. Il y a aussi, bien entendu, la vanité de posséder des objets de la dernière génération, qui pousse à jeter les vieux, même quand ils fonctionnent encore parfaitement. Ajoutons à tout cela le développement énorme d’internet et la prolifération des téléphones portables. Au moins un demi-milliard de personnes utilisent le web en Afrique, et au moins 960 millions ont un téléphone mobile.

L’amélioration des conditions de vie vient compléter le tout. Tout un chacun désire une télévision, un réfrigérateur, un ventilateur. Quand on ne peut pas s’en offrir un neuf (et d’ailleurs, les articles neufs provenant de Chine ont une durée de vie souvent inférieure à celle du matériel recyclé), on recherche des appareils d’occasion. Peu importe combien de temps il durera, et s’il échouera en fin de compte à Agbogbloshie. Car en Afrique aussi, les portables, les réfrigérateurs, les ordinateurs sont diaboliquement indispensables.

Antonella Sinopoli

Antonella Sinopoli est co-fondatrice et rédactrice en chef de Voci Globali. Son travail de journaliste est centré sur les droits humains, les pays en développement, et en particulier l’Afrique. Elle vit entre l’Italie et le Ghana. Cet article a été publié dans l’édition de mai 2018 de la revue italienne Nigrizia (http://www.nigrizia.it/) qui nous a aimablement autorisés à le reproduire.

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