Echo d'une mère d'Allemagne de l'Est

Rencontre avec Frau M.

Frau M

References

Electronic reference

Frau M, « Echo d'une mère d'Allemagne de l'Est », Revue Quart Monde [Online], 159 | 1996/3, Online since 01 March 1997, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/787

De l'ex-Allemagne de l'Est nous viennent des échos de parents qui, tout en ayant bénéficié des services sociaux et de la sécurité de l'emploi et du logement, ont éprouvé l'humiliation de se sentir différents des autres. Après avoir rencontré le groupe A TD Quart Monde de Munich et vécu la commémoration du 17 octobre à Berlin, Frau M. s'est mise à noter quelques préoccupations fortes de sa vie. La douleur et le refus du placement d'un de ses enfants y tiennent une place aussi importante que pour toutes les mères qui ont dû traverser cette mise en cause de leur être. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est son désir de ne pas abandon­ner sa recherche d'une plénitude de vie en se cultivant, en cherchant le contact avec la vie intellectuelle, culturelle. Curiosité d'esprit qu'elle a transmise à ses filles et qui les unit malgré toutes les difficultés de la vie quotidienne

Article rédigé à partir de différents entretiens par Mascha Join-Lambert et Claire Isambert.

« Je suis née à l'Ouest. Pendant mon adolescence, nous avons déménagé à l'Est. Mes parents avaient la « bougeotte ». Ils déménageaient tout le temps. J'ai quatre enfants. Le plus âgé est marié et a un enfant. De temps en temps, je vais lui rendre visite et ils viennent me voir.

Ma fille aînée a été adoptée. Les deux plus jeunes vivent toujours à la maison. Ma fille ne sait pas qu'elle a été adoptée. Mais, pourtant, il faudra bien qu'elle l'apprenne un jour. Son père se demande vraiment ce qu'elle devient. Moi, j'aimerais tellement savoir comment elle est, si elle va bien, à qui elle ressemble...

Avant Noël, je suis allée me promener en famille, avec mon ami et mes deux filles, au marché de Noël. C'était fantastique qu'on soit tous ensemble. Il y a beaucoup de gens qui l'ont remarqué et qui m'en ont parlé ensuite.

Je me souviens bien de mon enfance. Je détestais mon beau-père : il me battait. J'ai deux oncles. Dernièrement, l'un d'eux m'a appelée et m'a proposé de venir passer des vacances chez lui avec ma famille. Ce n'est pas moi qui ai appelé : c'est lui. J'étais tellement heureuse.

Souvent je pleure quand je pense à mon enfance. Dans ces moments-là, une seule chose peut m'aider : aller me cacher au fond de mon lit. Mais alors je me dis : « regarde vers l'avenir ! » Je fais du sport pour ne pas devenir « rouillée ». Je n'abandonnerai pas bien que parfois mes nerfs lâchent. C'est pour cela que je me suis retrouvée à l'hôpital psychiatrique. Là-bas, j'ai beaucoup lu. Parfois, cela faisait trop mal car tout me revenait en mémoire. Alors, je posais le livre et j'allais me promener dans la forêt.

Dans le premier village où nous avons habité quand nous avons déménagé à l'Est, nous avons toujours été considérés comme des étrangers. Les autres qui n'étaient pas non plus du village disaient aussi qu'ils se sentaient étrangers. A cette époque, je travaillais à la laiterie. Ensuite, j'ai travaillé à la conserverie. On y était tellement humiliés... Aujourd'hui, on me propose d'être femme de ménage. Ça, non merci ! Je préfère encore retourner à l'hôpital psychiatrique. Plus tard, mon mari et moi avions décidé de ne pas voter en signe de protestation. Nous l'avions décidé ensemble parce que notre logement n'était que le dernier des trous. Avoir beaucoup d'enfants n'était pas bien vu. On n'entrait pas dans la norme fixée par les autorités. On était montrés du doigt, observés car on était des « sujets asociaux ». On se sentait espionnés. On était en permanence sous pression car nos enfants avaient été placés.

Après la « Wende »1, cela a changé. On a commencé à parler du placement des enfants dans les journaux, à la radio. On osait dire que nos enfants avaient été placés ou avaient été adoptés. Avant, c'était secret, caché, on avait honte de le raconter. Mais, par la rumeur, on le savait plus ou moins...

Après la « Wende », j'ai rencontré une femme que je connaissais de vue. Je lui ai demandé où elle en était et ce qu'elle faisait. Je savais qu'elle avait été longtemps emprisonnée avant la chute du mur. Elle m'a raconté que ses enfants avaient été placés, eux aussi. Elle avait été obligée de signer une autorisation de placement de ses enfants. Son récit m'a complètement assommée. Je ne savais que lui dire. Ils l'ont brisée, cette femme. Ils l'ont brisée ! Il y en a d'autres, des femmes comme elle, dans notre ville. Elles n'en parlent pas. Mais, elle, elle m'a dit que, tous les ans, le jour de l'anniversaire de sa fille, elle allumait une bougie sur sa table et elle mettait un bouquet de fleurs. Elle ne l'a pas oubliée, sa fille, même si elle veut cacher ses sentiments.

Quand le 17 octobre dernier à Berlin j'ai entendu parler cette femme de Munich qui a treize enfants, je compre­nais tellement ce qu'elle voulait dire. Je comprenais vraiment. J'éprouvais les mêmes sentiments qu'elle. Je l'ai vraiment admirée.. Elle était forte. On voyait qu'elle savait s'imposer face aux institutions.

Après la « Wende », j'ai fait une demande pour avoir le droit de voir ma fille adoptée. Ecoutez bien ce qu'on m'a demandé : avais-je au moins tiré des leçons du placement de ma fille ? C'est comme avant la chute du mur. J'avais dû me rendre chez un avocat. Il m'avait demandé si je ne connaissais pas les moyens de contraception. Mais en quoi est-ce que cela le regardait, lui ? Ça m'avait rappelé ce que ma gynécologue m'avait dit une fois : « Quoi mais je rêve, vous êtes encore enceinte ! » C'est une intrusion dans ma vie privée. Si je vis avec un homme, j'ai le droit d'avoir des enfants de lui. »

Depuis deux ans cette femme suit des cours du soir. Elle aimerait pousser jusqu'au baccalauréat. Elle a été profondément atteinte par l'échec scolaire d'une de ses filles. Celle-ci avait dû renoncer au lycée, sans doute sous le poids des difficultés familiales. Elle a pourtant eu la volonté et la force de recommencer à s'instruire. A l'hôpital psychiatrique, elle s'est exercée à la poterie mais suivre des cours en dehors du milieu hospitalier coûte cher. Pour se préparer à un emploi saisonnier dans le tourisme, elle était la première à se plonger dans les livres sur l'histoire, les légendes et la nature de la région :

« Je veux apprendre. J'aime la littérature, les poèmes, ce qui est beau et ancien. Je ne veux pas « rouiller ». J'aime parler avec des gens qui ont suivi une vraie formation.

Pendant la saison estivale, je vais de nouveau travailler pour le musée. S'ils me reprennent, c'est qu'ils ont été contents de moi l'année passée. Je présente aux touristes notre réserve naturelle protégée.

Je n'ai pas de secrets. Aujourd'hui, je peux raconter ce que j'ai vécu. Avant, c'était impossible. J'ai petit à petit surmonté ce sentiment de faute que j'éprouvais. Cependant, il est quand même encore un peu là. Par le passé, je prenais des calmants. Maintenant, c'est fini. Lorsque je sens que mon angoisse remonte, je pars me promener. »

Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke. Le livre de la pauvreté et de la mort - Insel Verlag. Frankfurt am Main - Editions du Seuil pour la publication en langue française (première publication en 1940 dans la collection Fontaine) - Actes Sud, 1982 pour la présentation et la traduction d'Arthur Adamov. Reproduction avec l'aimable autorisation des éditions Actes Sud

Toi qui sais tout, toi dont la science infinie naît de la surabondance de la pauvreté, fais que les pauvres ne soient pas toujours écrasés, libère-les du lourd mépris attaché à leurs pas. La vie des autres hommes erre et flotte en tous sens ; eux seuls prennent racine au sol comme des arbres.

Regarde-les bien : qui peut les égaler ?

Leur marche les conduit où les pousse le vent, ils reposent comme s'ils étaient tenus dans une main ; et dans leurs yeux se reflète l'ombre sainte des prairies où tombe une brève pluie d'été.

Les pauvres sont aussi silencieux que les choses, et quand au hasard des chemins un foyer les accueille, ils y prennent place humblement comme des visages familiers et se confondent aux ombres vagues du décor, et s'effacent dans l'oubli comme des outils abandonnés.

Ils sont pareils à ceux qui gardent des biens qu'ils n'ont jamais vus de leurs yeux ; ils errent, radeaux perdus sur des gouffres, et comme des draps de toile étalés dans les prés ils gisent sans défense, exposés à tout vent.

Ils souffrent de cette seule et grande souffrance dont l'homme n'a su faire que de mesquins soucis ; et ils acceptent leur existence avec beaucoup d'amour, qu'elle ait la douceur de l'herbe ou la dureté de la pierre. Et ils vont dans l'espace qu'embrasse ton regard comme vont les mains sur les cordes de la harpe. […]

1 La « Wende » est le terme employé par les Allemands pour désigner le « tournant » politique des années 1989/90 : l'effondrement des régimes

1 La « Wende » est le terme employé par les Allemands pour désigner le « tournant » politique des années 1989/90 : l'effondrement des régimes communistes dans le bloc de l'Est et la chute du mur de Berlin

CC BY-NC-ND