La voix de ceux qui crient

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

p. 56-60

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Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « La voix de ceux qui crient  », Revue Quart Monde, 249 | 2019/1, 56-60.

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Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « La voix de ceux qui crient  », Revue Quart Monde [En ligne], 249 | 2019/1, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7951

Rencontrer Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, après avoir lu son livre (La voix de ceux qui crient, Éd. Albin Michel, mars 2018, 318 p.), c’est effectuer une plongée dans un monde inconnu, celui des hommes et des femmes qui, en danger de mort, ont fui leur pays pour chercher l’asile en France. Anthropologue et psychologue clinicienne, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky les rencontre en consultation à l’hôpital Avicenne de Bobigny.
La Revue Quart Monde a souhaité, dans le prolongement de son dossier Coupables, victime, résistant(e)… (nº 247, septembre 2018), rencontrer ce témoin privilégié de la souffrance et de la résistance humaine. Propos recueillis par Marie-Odile Diot (M‑O. D.) et Jean Tonglet (J. T.).

J. T. : Nous venons de consacrer un dossier à la question des victimes de l’exclusion sociale et de la misère. Cette question vous touche de près1.

Marie-Caroline Saglio : La question de la victime est au centre de la pratique clinique. C’est une des premières propositions thérapeutiques, après l’accueil et ce moment d’écoute premier, qui est souvent un moment d’écoute dans le silence. Le silence vient attester ce qui est raconté et qui est souvent la violence du trauma, des événements, etc. Une fois passé ce premier mouvement où les demandeurs d’asile trouvent un espace pour dire un certain nombre de choses, on va essayer de décentrer la position du sujet pour essayer de retrouver un acteur dans tout ce qui s’est passé. Sinon on a ce risque de la position de victime, position passive, position de la plainte, qui est une position très risquée, parce qu’on ne retrouve plus une dynamique du sujet. Je me bats effectivement beaucoup contre la victimisation des personnes et contre un discours de la plainte. Mais c’est évidemment dans le long terme, parce que quand on reçoit un patient, d’abord on l’écoute, une séance, dix séances, jusqu’à ce qu’on trouve de quoi aborder un autre mouvement.

M-O. D. : Vous évoquez comment le patient peut relire son histoire comme une histoire de résistance alors que parfois il semble avoir si peu maîtrisé la situation.

M-C. S. : Absolument. On qualifie beaucoup quand on est dans la parole. En clinique, ce sont les mots qui vont redonner une forme de direction, une manière de relire ce qui s’est passé. Dans les migrations politiques issues de la violence — mais cela peut être aussi des violences économiques et sociales, la grande misère n’est pas très différente d’autres formes de violences plus politiques, mais disons que cette forme de violence-là a pour effet, pour fonctionnement d’écraser le sujet, de l’effracter, et de le forcer à partir —, on parle beaucoup de migrations forcées, de migrations non volontaires. Il y a là un risque pour le sujet de ne plus être présent dans toute cette dynamique. Je m’appuie beaucoup sur l’image du choix forcé, c’est une espèce d’oxymore. On voit cela en psychanalyse, dans les travaux de Nathalie Zaltzman2 qui a écrit sur la Shoah et les formes de résistance des personnes qui étaient internées dans des camps : elle parle beaucoup de pulsions anarchiques, elle ne parle pas de pulsion de vie. La pulsion de vie est là, certainement, mais ce qui permet d’avancer, dans un chaos total, c’est cette « volonté de continuer », qui n’est pas encore de la résilience, c’est juste avancer à tout prix. On réintroduit donc une direction, une intention, dans ce choix forcé ou dans ce chaos, parce que les départs sont des grands chaos : ce ne sont pas des migrations pensées sur un très long terme, pensées avec la famille. Ce sont des migrations telles qu’à un moment il faut s’échapper, c’est l’urgence absolue. On dit : « Au revoir » à sa femme, « Je te retrouve bientôt », et on se retrouve cinq ans plus tard, ou bien on sait qu’on ne la reverra probablement jamais. Quelque chose de particulièrement terrifiant se met en place, et ce qu’on essaie de retrouver là-dedans, c’est quand même ce choix. D’autres diront : « Mais c’est de la survie ! ». Non, c’est un choix, rationnel, qui est : « Si je reste là, je meurs, et si je pars… ». C’est ça qu’on essaie d’approcher : « Si je pars, au moins je pourrai faire quelque chose pour moi et pour les autres de là où je suis. » Il faut absolument remettre cette possibilité-là pour retrouver un sujet et une volonté. Si on reste écrasé par le chaos, on retrouve toujours cette victime qui n’arrive pas à sortir de l’injonction de la violence et du trauma. On cherche une requalification du parcours.

Ainsi, un homme qui, à la dernière seconde, a laissé sa femme alors qu’il avait réussi à s’échapper de prison ; il voulait la prendre, faire le parcours avec elle, et à la dernière seconde le passeur lui a dit : « Non, non, il ne faut pas que tu la prennes ». Donc il a traversé la Lybie, et lorsqu’il vous raconte ce qui s’est passé en Lybie, une image lui revient tout le temps, c’est devoir se coucher sur le sable brûlant, au milieu du désert, nu — c’est une forme de torture, on les déshabille et on leur dit de se coucher et de rester là longtemps, des heures. C’était intéressant de revenir là-dessus en lui disant : « Est-ce que vous auriez supporté que votre femme le fasse ? ». Donc effectivement on refait l’histoire pour le sortir de la culpabilité. Requalifier tout ça lui permet de se dire que puisqu’il est parti le premier, il peut essayer maintenant de faire quelque chose pour sa femme, parce qu’en Lybie il en aurait été séparé, ils se seraient perdus, etc. On est tout le temps à requalifier une trajectoire ; une trajectoire géographique, de migration, mais aussi une trajectoire psychique qui fait que l’acteur a voulu arriver ici. Ici il peut faire quelque chose, il peut essayer aussi lui-même de comprendre pourquoi il est là, à quoi il essaie d’échapper et ce qu’il essaie de construire. Si on ne le fait pas, on a en face de nous des personnes écrasées par la violence.

M-O. D. : Vous dites même que quand elles sont victimes elles perdent leur statut d’humain. C’est ce qu’on a cherché à provoquer ?

M-C. S. : Quand on reçoit ces personnes, elles ont beaucoup de mal à regarder, à croiser le regard, parce qu’elles sont dans un état où la violence a été telle qu’elles sont renvoyées à elles-mêmes, très coupées du lien social et de la parole. Ce qu’elles ont vécu leur met dans la tête une explosion de violence et elles se savent porteuses de cette charge de violence, qu’elles ont vécue, que les autres n’ont pas vécue, qui est peu partageable et qu’elles ne partagent pas avec leurs compatriotes. On ne parle pas des tortures ensemble, c’est impensable, on sait qu’on ferait beaucoup trop de mal à la personne d’en face. C’est une forme de honte, mais une honte traumatique ; ce n’est pas uniquement la peur du jugement social, mais la honte parce qu’on a été renvoyé soi-même à un ordre qui n’est pas l’ordre du monde commun ; c’est l’ordre de la déshumanisation, c’est avoir vu ses proches se faire manger par les vers après avoir été torturés. Au début on n’est pas dans le face à face, parce qu’il y a une impossibilité de partager ça avec un autre homme qui a fortiori n’a pas idée de cette dimension. Et tout à coup, eux ont eu une idée d’une forme de cruauté telle que ça les a renvoyés à cette déchéance possible, totale, extrême. C’est très particulier effectivement ce passage-là : tout à coup ré-entrer dans la parole, a fortiori avec un tiers, commencer à débloquer quelque chose, et ramener la personne dans une dimension qui est celle de la parole et du lien social, qui a été coupée par la torture, par la violence extrême, par la confrontation avec la mort, par le fait d’avoir vu souffrir un proche et parfois de l’avoir vu mourir.

J’ai le souvenir extrêmement fort d’un homme qui était parti pour des raisons purement économiques et qui avait dit franchement à l’OFPRA3 : « Je ne suis pas parti parce que j’allais me faire tuer ou pour des raisons d’engagement politique, mais je suis parti parce que j’ai cinq enfants et que je n’arrivais plus à les nourrir et qu’il fallait que j’aille chercher ailleurs ». Or l’OFPRA aujourd’hui ne protège que quand il y a des violences dans le pays d’origine. Le droit d’asile ne s’appliquait pas à cet homme, mais il a réussi à toucher tout le monde en disant : « Vous savez ce que c’est qu’un homme qui ne nourrit pas sa famille ? Ce n’est pas un homme ». Ça a été une phrase d’une force hallucinante, parce qu’il mettait le doigt sur une forme de violence inouïe. Nous, on a plus souvent des formes de violence politique, mais parfois la misère peut redoubler l’état de violence.

J. T. : Vous utilisez l’expression : « Sorti de l’ordre de la parole » ; pourriez-vous expliciter ? Cela me parle aussi par rapport aux très pauvres.

M-C. S. : Je le dis à double titre par rapport au trauma. Je pense en effet qu’il y a une double atteinte de la parole : une atteinte parce que cette parole qui soutenait d’abord la relation aux autres et le lien social est brisée, surtout dans le trauma intentionnel. Ce n’est pas simplement un accident qui s’est passé, mais le mal qui gangrène et la violence de la guerre, ou des règlements de compte intrafamiliaux, ou la violence culturelle liée à l’homosexualité ou à l’excision. La première chose est que cette parole qui permettait d’être en lien est une parole qui a trompé : beaucoup de personnes ont été trompées, c’est frappant. En entrant aux portes de la Lybie, on leur a promis des choses, puis elles vont vivre l’enfer. Elles ne peuvent s’expliquer, la parole est très effractée, ce n’est plus la peine de parler.

Et puis la deuxième atteinte de la parole, c’est cette parole qui appartient à l’ordre symbolique, qui met des mots sur une expérience, et qui n’est plus possible, parce que l’effraction est telle qu’on n’a pas de mots pour nommer l’horreur. Ne restent que des images dans la tête, pas du tout des mots, et s’il reste des paroles dans la tête, ces paroles-là et a fortiori cette langue-là est une langue qui a porté tellement de violence qu’elle ne peut plus être utilisée.

C’est une des particularités quand on travaille avec des interprètes : on se dit que ça va être tout simple, qu’on va pouvoir parler dans la langue d’origine, mais il y a une hantise de parler dans ces mots, parce que réentendre les paroles criées, les mots au moment du viol ou autres, c’est impossible. Les mots et la langue ont souvent été viciés, donc les deux fonctions de la parole — symboliser et relier — ont été atteintes. Il y a une double fonction à retisser, là aussi, en consultation.

Quand ils viennent ils ne savent pas qu’on va leur proposer la parole ; ils viennent au départ pour prendre un médicament, et ils seront beaucoup plus assidus avec un psychologue qu’avec le psychiatre — enfin le psychiatre qui médicamente — ; ils ont très peur du médicament parce que c’est une autre manière de perdre le contrôle ; ils ont très peur d’une forme d’addiction. Ils viennent parce que, dans leur tête, ils ont l’impression d’être fous ; ils veulent un médicament pour arrêter de penser, et ensuite sortir de tout ça, mais pas se mettre à prendre un médicament comme s’ils étaient des fous.

M-O. D. : Vous parlez aussi de la solitude des personnes, et vous dites que certaines choses sont indicibles, même au sein de sa communauté.

M-C. S. : La solitude est très forte mais c’est propre au trauma, qui est une effraction impensable de l’esprit et qui, du coup, désordonne la possibilité d’avancer, parce qu’une cruauté, une violence inimaginable a fracassé la famille. Pour les personnes qu’on reçoit, la culture, dans leur pays, ce sont des mondes d’affiliation, de positionnement, des mondes où le statut et la fonction de chacun dans la famille a un sens ; c’est l’affiliation à des lignages, des cultures régionales, ce qui n’existe pas vraiment en Occident ; on n’a pas cette force de l’affiliation. Or les personnes qu’on reçoit sont désaffiliées, c’est-à-dire qu’a été coupé culturellement quelque chose qui faisait sens pour elles, et elles ont énormément de mal à retrouver quelque chose qui va pouvoir les soutenir après que cela ait été fracassé dans leur monde ; et la migration va redoubler l’isolement. Quand vous parliez d’isolement, c’était de l’isolement traumatique, d’une forme de violence extrême qui renverse le mode de vie.

Il y a des renversements effroyables, par exemple les enfants soldats. On a beaucoup de cas, très pervers, où on va demander à un fils de tuer sa mère,… une chose impensable. Vous allez me dire que ça serait impensable dans n’importe quelle culture. Oui, c’est la définition de l’extrême, mais c’est encore plus impensable dans des communautés où vous avez des formes de ritualisation continues de rôle et de position. De ce fait, la personne arrive avec une impossibilité de partager quelque chose qui est dans sa tête sous forme de chaos.

Cette expérience traumatique-là est très bien dite par les survivants de la Shoah : ils disent tous — Robert Antelme4, Jorge Semprun5, etc. — que quand ils reviennent de l’horreur qui aura duré entre un an et cinq ans, il n’y a pas de mots, pas de partage possible. On est complètement renvoyé à son histoire et cette histoire désolidarise complètement ; et quand bien même il s’agit d’histoires de communautés, on est renvoyé à l’horreur qu’on a vécue, traumatique. C’est pour ça qu’on dit que le trauma coupe le sujet de ses relations d’objet et le renvoie à lui-même et à cette forme de violence continue.

1 Nous publions ici la première partie de l’interview. À suivre dans le nº 250, juin 2019.

2 Nathalie Zaltzman est une psychanalyste française, née le 25 mars 1933 à Paris et morte le 11 février 2009 à Paris.

3 L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), est un établissement public administratif chargé d’assurer en France l’

4 Robert Antelme est un poète, écrivain et résistant français, né à Sartène le 5 janvier 1917 et mort le 26 octobre 1990 à Paris. Déporté aux camps de

5 Jorge Semprún Maura, né le 10 décembre 1923 à Madrid (Espagne) et mort le 7 juin 2011 à Paris, est un écrivain, scénariste et homme politique

1 Nous publions ici la première partie de l’interview. À suivre dans le nº 250, juin 2019.

2 Nathalie Zaltzman est une psychanalyste française, née le 25 mars 1933 à Paris et morte le 11 février 2009 à Paris.

3 L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), est un établissement public administratif chargé d’assurer en France l’application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, et de la Convention de New York de 1954.

4 Robert Antelme est un poète, écrivain et résistant français, né à Sartène le 5 janvier 1917 et mort le 26 octobre 1990 à Paris. Déporté aux camps de Buchenwald et de Dachau, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont un livre de référence sur les camps de concentration : L’Espèce humaine, paru en 1947 aux éditions de la Cité Universelle.

5 Jorge Semprún Maura, né le 10 décembre 1923 à Madrid (Espagne) et mort le 7 juin 2011 à Paris, est un écrivain, scénariste et homme politique espagnol dont l’essentiel de l’œuvre littéraire est rédigé en français.

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

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