Noisy-le-Grand, dans la France des années 1954 à 1972

Antonin Gay-Dupuy

p. 57-60

References

Bibliographical reference

Antonin Gay-Dupuy, « Noisy-le-Grand, dans la France des années 1954 à 1972 », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 57-60.

Electronic reference

Antonin Gay-Dupuy, « Noisy-le-Grand, dans la France des années 1954 à 1972 », Revue Quart Monde [Online], 250 | 2019/2, Online since 01 December 2019, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8020

Au milieu du 20e siècle, l’après-guerre marque un tournant dans le traitement du mal-logement en France. L’immigration, la création de bidonvilles suscitent la naissance d’associations en leur sein, dont ATD Quart Monde qui, à Noisy-le-Grand, développe une approche spécifique, alliant gestion administrative et action culturelle.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, le parc immobilier français est insuffisamment doté à cause des destructions issues de la guerre et de l’absence de politique efficace de construction depuis les années 1920. L’accroissement naturel, l’exode rural et les migrations empêchent les couches sociales les plus précaires de se loger, favorisant le logement en hôtels meublés. La sur-occupation de ces meublés oblige un certain nombre d’hommes seuls à louer ou à occuper illégalement des terrains d’interstices urbains ou aux marges des villes pour y construire leurs propres cabanes.

Création de bidonvilles en France

Les années 1952-1956 marquent alors un tournant dans l’histoire du mal-logement avec la naissance dans toute la France de bidonvilles, en région parisienne, à Lyon ou à Marseille. Le regroupement s’intensifie, favorisé par l’absence de réaction des pouvoirs publics et l’insuffisance des constructions de logements malgré les promesses faites par le gouvernement après l’appel radiophonique de l’abbé Pierre le 1er février 1954. Le camp de l’abbé Pierre à Noisy-le-Grand en est l’exemple typique. L’ancien député et fondateur d’Emmaüs a créé un camp de fortune pour y accueillir les familles les plus précaires de la région parisienne dans l’attente d’un relogement en cité d’urgence ou en Habitation à Loyer Modéré. Le projet échoue par manque de nouvelles constructions en raison de l’insuffisance des fonds alloués entraînant la marginalisation du camp et sa « bidonvillisation ». L’approche de la grande pauvreté passe essentiellement par l’accès au logement qui devient la solution première d’une sortie de la marginalité.

Une multitude de réalités

Le terme de bidonville, issu du monde colonial, ne définit alors pas une réalité nouvelle en France. Dès le 19e siècle et encore plus durant l’entre-deux-guerres, des logements auto-construits se développent avec la Zone, territoire aux marges de Paris. Le terme définit en revanche une nouvelle conception de ce mal-logement et sa banalisation pour une large part de la population immigrée en France. Le bidonville devient la représentation paroxystique du mal-logement tout au long des années 1950-1960. Pourtant, derrière ce terme unificateur de « bidonville », se découvre une multitude de réalités, influencées par l’origine des populations, le nombre d’habitants et de familles et la nature des politiques publiques.

Il faut d’abord distinguer les micro-bidonvilles, composés de quelques habitations, souvent dans des arrière-cours, des bidonvilles plus importants pouvant atteindre plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes. Ensuite la présence de familles, c’est-à-dire des femmes et des enfants arrivés suite à l’installation du père de famille, influe fortement sur la vie quotidienne des populations sur place, sur les réponses apportées par les associations et par les mesures prises par les pouvoirs publics.

Les réponses de l’État varient alors selon l’origine des résidents. Les bidonvilles de Français musulmans d’Algérie sont encadrés par les forces de police alors que ceux composés essentiellement d’Espagnols, de Portugais ou de Français sont laissés à la gestion des seules mairies. En pleine guerre d’Algérie, les pouvoirs publics transfèrent les méthodes de répression et les personnels utilisés dans les colonies vers la métropole. Les exemples les plus connus sont Maurice Papon, préfet régional de Constantine de 1956 à 1958 nommé préfet de police de Paris, et le Service d’Assistance technique des Français musulmans d’Algérie reprenant le modèle des administrations algériennes. L’objectif est de s’opposer au MNLA1 et surtout au FLN2 qui se développent dans ces marges urbaines. Les services sociaux deviennent eux-mêmes des moyens pour l’État de mieux contrôler les Algériens, à l’image de la Maison de l’Afrique du Nord à Lyon, association vouée à trouver des solutions de logement et en lien étroit avec la préfecture. En parallèle sont construits de nombreux foyers permettant le logement des hommes seuls, moyen là encore d’encadrement des Algériens. Dès la fin des années 1950 l’État propose donc une première politique de résorption des bidonvilles et le nombre d’hommes seuls diminue fortement des bidonvilles, contrairement à celui des familles.

Changement de discours et de pratiques

Les mairies sont d’abord compréhensives envers ces formes d’habitat dégradé. À Noisy-le-Grand en 1954 le maire favorise la venue d’Emmaüs juste après l’appel de l’abbé Pierre. À Nanterre le maire communiste présente les Algériens comme des victimes du système capitaliste et de la politique gouvernementale, entre autre gaulliste, pour mieux s’y opposer. Pourtant, rapidement, devant la pérennisation de ces habitats précaires, le discours change. Les communes concernées sont essentiellement ouvrières et manquent de ressources pour venir en aide aux habitants des bidonvilles. À Noisy-le-Grand, la commune doit augmenter dès 1955 les impôts locaux de 30 % pour faire face à la surcharge des aides sociales. Les mairies refusent alors systématiquement l’installation de nouveaux services qui iraient dans le sens d’une pérennisation, tels que l’installation de fontaines ou le ramassage des ordures.

À Lyon, la mairie menée par Louis Pradel va plus loin : elle fait détruire les bidonvilles de la municipalité, notamment dans le quartier de Gerland. Ainsi la Lone Félizat qui comprend 1 200 personnes pour 400 cabanes en 1959 disparaît dès 1960. La ville est à la pointe des résorptions par un fichage systématique des populations et un recensement des baraques, des pratiques qui sont généralisées dans les autres agglomérations dans les années 1960. Le maire a des moyens économiques puisqu’il dirige la deuxième ville de France, et politiques, puisqu’il prévoit d’organiser les Jeux Olympiques de 1968.

En parallèle de cette politique de contrôle et de relogement se développe un tissu associatif spécifique à la question des bidonvilles. Les premières associations œuvrant en bidonville se sont constituées dans l’immédiat après-guerre autour de la question de la pauvreté comme le Foyer Notre-Dame des Sans-Abris à Lyon et Emmaüs à Paris. L’intervention sur ces territoires en marge n’est qu’une partie de leur action et elles pallient les manquements des pouvoirs publics. Des associations naissent alors en bidonville comme les ASTIS3 ou ATD Quart Monde. Cette dernière est créée par Joseph Wresinski au tournant des années 1950-1960 au bidonville de Noisy-le-Grand. Elle se donne pour rôle d’assurer l’administration du camp, de développer les activités culturelles, de servir d’intermédiaire avec les pouvoirs publics et le relogement des populations. Elle remplace Emmaüs, incapable d’administrer son camp, devenu bidonville de plus de 230 familles. Elle annonce une approche spécifique des bidonvilles associant mal-logement et encadrement socioculturel.

La faiblesse des constructions de logement, l’augmentation de la population par solde naturel et migratoire, notamment de plus en plus de femmes et d’enfants, et l’arrivée de près d’un million de rapatriés d’Algérie entre 1961 et 1963 enrayent le processus de relogement observé au tout début des années 1960. La population des bidonvilles s’accroît alors par la concentration des familles. La fin de la guerre d’Algérie favorise l’arrivée des femmes et des enfants des adultes maghrébins résidant en France. Bien que le conflit soit fini, les pouvoirs publics intensifient la politique de fichage, justifiée non pas pour des questions sécuritaires mais pour favoriser un relogement. Ces pratiques se transposent alors à l’ensemble des immigrés et des populations précaires par une assimilation entre les trois.

Cette classification se veut, elle, de plus en plus scientifique. Les populations sont conceptualisées selon leur degré d’adaptation à la vie moderne, c’est-à-dire au fait de loger en HLM. À Noisy-le-Grand où la population est essentiellement française, ATD Quart Monde en collaboration avec le sociologue Jean Labbens, et dans la continuité des pratiques du Ministère de l’intérieur, distingue les familles dès 1962 en trois catégories puis quatre selon cette logique : les familles déjà adaptées à une vie en HLM, les familles nécessitant un encadrement léger pour les adapter au HLM, les familles « les plus lourdes » devant être très suivies pour s’y conformer, et enfin les familles en dehors de ce cadre d’analyse, soit algériennes soit nomades selon les années.

Une politique cache-misère ?

Les années 1967-1973 marquent la fin de l’essentiel des grands bidonvilles de France. Les programmes de construction permettent de rattraper la hausse de la population et surtout l’État bâtisseur cherche à rénover ses agglomérations. L’urbanisation, le développement de la voiture et la macrocéphalie parisienne favorisent une politique de rénovation de la banlieue parisienne. Les villes nouvelles permettent un désengorgement de Paris avec de très nombreuses constructions en banlieue, et le quartier de la Défense à Nanterre, en lieu et place de bidonvilles, sert de nouveau quartier d’affaire. Les bidonvilles sont alors détruits, comme celui de Noisy-le-Grand situé sur la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, selon un processus commun à la région parisienne et dans les grandes agglomérations. Les offices HLM en partenariat avec la préfecture et les associations sur place élaborent un programme de relogement, en partie sur place, le reste des familles étant éclatées dans l’agglomération. La majorité des populations est transférée en cité de transit, des parcs immobiliers aux normes réduites devant servir de logement de transition pour une adaptation à la vie moderne et des places en HLM disponibles.

Noisy-le-Grand est un cas un peu à part puisque à la place du bidonville est construite une cité HLM appartenant à Emmaüs et 72 logements sous gestion d’ATD Quart Monde, spécifiquement pour les familles du camp. Les autres sont relogées en majorité en HLM ou en cité de transit. Malgré les pressions d’ATD Quart Monde pour assurer un suivi des populations, dès 1971, date des derniers relogements, Emmaüs constate que plus de 30 % des familles dont 70 % des plus fragiles n’ont pas réussi à s’intégrer à leur nouveau logement. Les cités de transit permettent certes la disparition des grands bidonvilles mais les conditions de vie en font des « bidonvilles en hauteur ». Derrière un discours porté sur l’accompagnement socioculturel, la politique menée vise essentiellement à donner un logement légitime socialement aux populations marginalisées pour cacher la misère.

La fin des bidonvilles n’entraîne pas la disparition des associations qui se redirigent vers la question des populations migrantes (FASTI4), les activités culturelles dans les nouvelles cités de transit marginalisées (ATD Quart Monde) et la grande pauvreté internationale (Emmaüs).

1 Mouvement National de Libération de l’Azawad.

2 Le nom de Front de libération nationale (abréviation : FLN) ou Front national de libération (FNL) désigne plusieurs mouvements politiques, notamment

3 Associations de soutien aux travailleurs immigrés.

4 Fédération des Associations de soutien aux travailleurs immigrés.

1 Mouvement National de Libération de l’Azawad.

2 Le nom de Front de libération nationale (abréviation : FLN) ou Front national de libération (FNL) désigne plusieurs mouvements politiques, notamment indépendantistes ou résistants.

3 Associations de soutien aux travailleurs immigrés.

4 Fédération des Associations de soutien aux travailleurs immigrés.

Antonin Gay-Dupuy

Actuellement enseignant dans le secondaire, Antonin Gay-Dupuy a fait un Master recherche sur le bidonville de Noisy-le-Grand autour des questions urbaines, sociales et politiques. Il est également militant associatif.

CC BY-NC-ND