Éric Vuillard. La guerre des pauvres

Éd. Actes Sud, 2019

Thierry Vissol

p. 62-63

Bibliographical reference

Éric Vuillard. La guerre des pauvres. Éd. Actes Sud, 2019, 68 p.

References

Bibliographical reference

Thierry Vissol, « Éric Vuillard. La guerre des pauvres », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 62-63.

Electronic reference

Thierry Vissol, « Éric Vuillard. La guerre des pauvres », Revue Quart Monde [Online], 250 | 2019/2, Online since 01 June 2019, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8025

La structure sociale en trois ordres, théorisée dès le 8e siècle, s’affirme au cours des siècles suivants pour devenir inattaquable aux 15e et 16e siècles. Toute remise en cause est un « crime de nouvelleté », condamné et puni. La société est figée dans ce carcan. Les inégalités s’accroissent car le fossé se creuse entre riches et pauvres d’autant que les trois états ne comprennent que la noblesse, le clergé et les bourgeois. « Ceux qui peinent la bise au cul » selon l’expression de Georges Duby, sont méprisés et laissés hors de la structure sociale, si ce n’est au travers de la charité. Le Livre de Sydrac (avant 1300), très lu jusqu’au 16e siècle, affirme qu’il ne convient pas que les pauvres se mêlent aux puissants car leur sort « est celui des moutons qui en l’eau se bousculent, des grenouilles qui s’écrasent les pieds parce qu’elles sont petites » et que le pauvre doit s’effacer devant le riche « excepté dans les batailles ». Une grande part de la littérature médiévale se fait l’écho du mépris et de la peur des pauvres. Pour Christine de Pisan (1363-1430 ?) « De tels gens en vérité doit-on avoir peu de pitié… que mesaise aient, c’est droiture ». Eustache Deshamps (1346-1407) renchérit : « …puissans, larrons atruandez, oyseux, faillis, dont nul bien ne peut estre » et préconise : « advisez-y baillis et sénéchaux, prenez, pendez et ce sera bien fait » ! Cette vision de l’ordre des choses s’appuie sur la tradition chrétienne pour laquelle le paradis terrestre est irrémédiablement perdu, donc l’inégalité, l’esclavage, les gouvernements coercitifs et la propriété privée, bien que ne faisant pas partie du dessein initial de Dieu, ne sont que la conséquence de la chute.

Guerres, crises, pandémies et famines créent un nombre croissant d’exclus, de sans-classe qui souffrent de l’injustice de leur état. Ces gueux, ouvriers et paysans, nonobstant leurs faibles revenus, sont accablés de taxes, souvent en nature. C’est sur eux qu’ont prise les discours égalitaristes et révolutionnaires. Ce sont eux qui font peur aux puissants, bien plus que les révoltes des artisans, car il est possible de négocier avec ces derniers, pas avec les gueux. Aussi n’est-il pas étonnant, que certains écrits comme Li proverbe au Vilain (entre 1168 et 1191) s’insurgent contre cette situation : « Le pauvre laboure tout le temps, souffre et travaille et pleure, jamais il ne rit de plein cœur. Le riche rit et pleure ». Le roman de Renart (12e‑13e siècles) inaugure une longue série de remontrances contre l’Église et ses représentants et leur collusion avec les nobles pour opprimer le peuple. Pas étonnant, surtout que certains ecclésiastiques réfutent la vision d’une société figée dans ses inégalités, veuillent retourner à l’esprit des écritures qui magnifient les pauvres, et que leurs idées soulèvent les foules de « gueux ». Naissent ainsi des mouvements chiliastiques, de plus en plus nombreux à partir du 13ème siècle, envisageant le salut comme collectif, total et terrestre et non plus après qu’aient sonné les trompettes du dernier jour. Des ecclésiastiques et théologiens comme Joachim de Flore ( ?-1202), Fra Dolcino (1250 ?-1307), John Wycliff (1331-1384), Jean Hus (1369-1415) nourriront cette approche et inspireront les nombreux mouvements de révoltes populaires : bégards, picards, lollards, frères du libre-esprit, taborites et adamites, Ciompi...

C’est de tous ces mouvements que s’inspire Thomas Münster, prêtre issu du peuple, pour prêcher avec succès un monde égalitaire. Il renverse l’appel de Deschamps pour le retourner contre les nobles et les puissants. Après les avoir suppliés de mettre fin aux injustices il les menace : « S’il en est autrement, le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère ». Sa colère et le nombre de ses adeptes s’accroissent avec l’immobilisme des puissants, jusqu’à la révolte armée des gueux qui se répand en Allemagne occidentale et sera réprimée sauvagement.

C’est l’histoire de cet homme, enragé par la misère, la faim, la maladie, l’humiliation, la guenille, les taxes, maux communs au peuple de son temps, de cet homme singulier, aussi unique qu’universel, aussi imprégné de son époque qu’intemporel, de ce fanatique religieux qui prenant à la lettre les écritures se propose de renverser la roue de la fortune qui permet aux puissants d’accabler ceux qui ne le sont pas, que nous conte Éric Vuillard, avec son style vif, rapide et parfois cru. Une histoire qui doit être méditée en nos temps incertains où devant l’accroissement des inégalités et l’incertitude du présent comme du futur, la colère prend le pas sur la raison. Il serait temps que nos puissants prennent conscience que « les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs », selon l’une de ces formules dont Vuillard a le secret (p. 43). Un livre d’une grande modernité, à lire absolument.

CC BY-NC-ND