Pour chanter le triomphe de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti

Isabelle Felici

p. 20-23

References

Bibliographical reference

Isabelle Felici, « Pour chanter le triomphe de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti », Revue Quart Monde, 251 | 2019/3, 20-23.

Electronic reference

Isabelle Felici, « Pour chanter le triomphe de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti », Revue Quart Monde [Online], 251 | 2019/3, Online since 01 March 2020, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8047

À travers la tragique histoire de Bartolomeo Vanzetti et Nicola Sacco, que nous enseignent les chants à la mémoire des révoltés injustement condamnés ?

Index de mots-clés

Chant

Index géographique

Etats Unis d'Amérique

Quelques mots suffisent à résumer la tragique histoire de Bartolomeo Vanzetti et Nicola Sacco : émigrés italiens aux États-Unis et anarchistes, arrêtés en 1920, au moment du « péril rouge », pour des raisons qu’ils croyaient politiques vu leurs activités militantes, mais en réalité accusés d’un double homicide commis lors d’une attaque à main armée, brûlés vifs en 1927 sur la chaise électrique, malgré les protestations planétaires contre cette injustice qui continue aujourd’hui encore d’alimenter les débats sur l’erreur judiciaire. Autour du 23 août, date de l’exécution, les « marronniers » ne manquent pas de revenir, même dans la grande presse. Étonnamment, si les articles rapportent l’atmosphère de cette Amérique réactionnaire, raciste des années 1920, sans manquer de faire le lien avec l’actualité, ils portent rarement sur l’idéal anarchiste qui a accompagné les deux militants et qui leur a permis de conserver leur dignité en affrontant l’horrible mort que leur a réservée le système qu’ils combattaient. Une bonne façon de prendre la mesure de leurs convictions est de réécouter le dernier discours de Vanzetti au tribunal, mis en scène par Giuliano Montaldo, magistralement interprété par Gianmaria Volontè.

Un film décisif

Ce film de 1971, Sacco et Vanzetti, marque un tournant dans l’affaire : la réhabilitation des deux hommes, proclamée en 1977 par le gouverneur du Massachussetts Michael Dukakis, en est sûrement le résultat. Les chansons du film, écrites par Joan Baez et Ennio Morricone, font le tour du monde. Here’s to you est traduite dans de nombreuses langues. La version française de Georges Moustaki est interprétée par de nombreux chanteurs, dont les très populaires Tino Rossi, Mireille Mathieu, Nana Mouskouri ; la mélodie est toujours présente dans les mémoires, sans qu’on ne sache plus très bien qui sont Nicola et Bart. Il n’est pas un domaine culturel, de la BD à l’opéra, qui ne se soit approprié leur histoire. Leur mémoire s’est surtout conservée dans les milieux anarchistes, notamment à travers les chansons, dont certaines sont contemporaines de l’affaire. Il en est de deux sortes, celles qui font partie du répertoire anarchiste et celles qui sont nées dans le sillage des mouvements de protestation internationaux qui touchent à l’époque tous les milieux. Penchons-nous sur les chansons du domaine italien pour en comprendre les enjeux et les retombées.

Un chant populaire de portée politique et raciale

La chanson anarchiste la plus connue, Sacco e Vanzetti, reproduite dans la plupart des recueils et des anthologies de chants anarchistes ou de chants populaires, avec quelques variantes comme c’est souvent le cas pour les chansons populaires, se concentre sur le moment de l’exécution. Elle a notamment été interprétée par Giovanna Daffini, la reine de la chanson populaire italienne. Chacune des six strophes reprend une étape de cette marche vers une mort injuste, affrontée dignement. Comme pour permettre de mieux s’identifier aux deux hommes et pour valoriser leur courage, les détails sont nombreux : la date, le lieu, Boston en Amérique, l’heure, les modalités (« la chaise électrique », « un coup d’électricité »), les cercueils déjà prêts. Sont évoqués les proches des deux condamnés : « Adieu femme et fils, adieu chère sœur ». L’institution et le pouvoir apparaissent dans un lourd cérémonial : les juges et la cour font irruption dans leur cellule et les laissent s’exprimer pour la dernière fois. Est aussi prononcé le nom du gouverneur du Massachussetts, Fuller, qui aurait pu en dernier recours ne pas faire appliquer l’exécution, qu’il avait d’ailleurs fait reporter à plusieurs reprises. À l’innocence proclamée par les deux militants et par le « monde entier », aux demandes de clémence et de pitié, s’opposent le « devoir » et la « raison » : en raccourci, le chant populaire exprime la portée politique et raciale que prend l’affaire. Sacco et Vanzetti, immigrés de « race inférieure » et anarchistes, sont doublement coupables pour l’Amérique blanche et conservatrice qui n’en finit pas de traquer ses ennemis. Face à cette machination tentaculaire, les deux hommes restent « tranquilles et sereins », comme réconfortés par leurs convictions politiques dont plusieurs strophes se font l’écho : à travers leur refus de recevoir le prêtre, à propos de leur idéal, « la foi » qu’ils gardent « au cœur », et dans le vers final, antimonarchiste, « Abbasso il re ». Quelques expressions, « brave confesseur », « sainte religion », « vive l’Italie », qui pourraient laisser croire qu’on s’écarte du milieu anarchiste, sont sûrement plutôt des astuces pour que la chanson passe davantage inaperçue, alors que le régime fasciste est déjà bien en place en Italie.

Une mémoire transmise envers et contre toute interdiction

Les conditions et la date de composition de la chanson restent inconnues, sans doute 1927, de même que le nom de l’auteur, mais on peut noter quelques éléments qui en facilitent la diffusion. La mélodie est reprise d’une autre chanson anarchiste bien connue, « l’air de Caserio » (Le ultime ore e la decapitazione di Sante Caserio), qui retrace l’exécution, survenue un autre mois d’août, en 1894, de celui qui avait tué le président de la république Sadi Carnot pour venger des anarchistes injustement condamnés. Cet air s’inscrit dans la pratique des cantastorie, ces chanteurs ambulants qui accompagnent leur performance de panneaux dessinés illustrant les moments-clé des histoires qu’ils racontent. Comme Sacco e Vanzetti, qu’il est devenu interdit de chanter dès 1928-1929, ces chants populaires se perpétuent dans les tavernes ou dans les pratiques familiales. La trame narrative bien cadrée, une strophe correspondant à un dessin, est un élément supplémentaire qui facilite la mémorisation. Ce mode de diffusion explique les variantes déjà signalées ainsi que les différences mélodiques par rapport à l’air de Caserio, qu’on pourra aussi écouter dans la version de Giovanna Daffini.

Partout dans le monde, dans les milieux anarchistes mais aussi dans tous les milieux progressistes, l’affaire Sacco et Vanzetti fait grand bruit et le souvenir en est vivace : à titre d’exemple on peut noter qu’un des premiers actes politiques de Simone de Beauvoir, toute jeune étudiante à la Sorbonne, est de signer la pétition qui circule pour demander la grâce de Nicola et Bart. Les Italiens émigrés aux États-Unis sont aussi directement concernés et les chansons à la mode à l’époque s’en font l’écho. Dans le sillage du grand Caruso, les chanteurs et chanteuses napolitains sont nombreux à faire carrière aux États-Unis.

La première chanson qui, dès 1924, évoque le sort de leurs deux compatriotes aux prises avec la justice américaine est enregistrée par Ria Rosa (Maria Rosaria Liberti) : A seggia elettrica (La chaise électrique), dont le titre devient vite moins sulfureux : Mamma sfurtunata (Malheureuse mère). Ria Rosa est considérée comme antifasciste, contrairement à ses rivales, en particulier Gilda Mignonette, dont on dit qu’elle ne rechigne pas à boire le champagne avec les chemises noires. Une discographie disponible en ligne indique que le titre a aussi été enregistré en mai 1924 par un baryton, Tito Vuolo, qui a peut-être devancé Ria Rosa. Ces deux noms sont oubliés, contrairement à ceux de l’auteur des vers et du compositeur, G. E. Pasqualotto (Gaetano Esposito) et E. A. Mario (Giovanni Gaeta), célèbres surtout pour des romances à la mode.

Une autre chanson en napolitain, beaucoup plus connue, Lacreme’e cundannate (Larmes d’un condamné) est écrite en 1927, au moment de l’exécution de Sacco et Vanzetti. La première interprète en aurait été Gilda Mignonette, qui n’a cependant pas voulu l’enregistrer, contrairement à son compositeur et auteur, Alfredo Bascetta, dont la mémoire se maintient aujourd’hui encore surtout à cause de cette chanson. Bascetta compose un autre air, moins connu, sur le même thème : Lettera a Sacco. (P’o figlio suoio), inspiré de la lettre que Nicola Sacco écrit à son fils avant de mourir.

Bascetta était socialiste, disent ses descendants qui entretiennent sa mémoire dans sa ville natale, Avellino, près de Naples, mais le sujet intéresse au-delà des milieux antifascistes : un autre ténor de l’époque, Raoul Romito, enregistre lui aussi une chanson en italien sur Sacco et Vanzetti. C’est sans doute ce disque qui, en 1929, fait l’objet d’une interdiction, signalée dans le livret de l’anthologie de chants anarchistes Addio Lugano bella, parce que « contraire à l’ordre national ». Ce qui a pu interpeler les autorités italiennes, c’est que quelques années plus tôt le même chanteur avait inscrit à son répertoire un hymne à Mussolini et l’hymne fasciste Giovinezza. Romito n’en est pas à une contradiction près puisqu’il avait aussi enregistré, quelque temps plus tôt, une version lyrique de l’air de Caserio...

Entre corde sensible, bravoure et révolte contre l’injustice

Ces chansons à la mode tirent surtout sur la corde sensible : Mamma sfurtunata raconte l’amour d’une mère qui, criant l’innocence de son fils, vend tous ses bijoux pour payer sa défense et finit par mourir de douleur en attendant la grâce, au moment-même où son fils meurt sur la chaise électrique. Malgré son titre tout aussi accrocheur, Lacreme’e cundannate s’engage davantage et retrace toute l’affaire depuis l’arrestation, insistant aussi sur la mobilisation du monde entier en faveur des deux hommes injustement accusés par des lâches, coupables d’une infamie. Contrairement au final du chant anarchiste où on mettait en scène les deux hommes dans leur cellule, tranquilles et sereins, fiers de leur idéal, ils sont ici en proie au désespoir et s’en remettent à Dieu.

On le voit, la portée politique se perd entre, d’un côté, l’émotion que suscite le sort injuste des deux Italiens et, de l’autre, le souci de profiter d’un thème « vendeur » et d’actualité, capable d’interpeler le nombreux public italo-américain. Si le chant anarchiste tend à valoriser la bravoure des deux hommes et en fait les martyrs de leur idéal, les chansons destinées au grand public, sans grand étonnement, s’appuient sur l’amour filial, la pitié. La révolte apparaît tout de même en demi-teinte et, avec une certaine forme de courage face aux censeurs, pour dénoncer l’injustice. On ne peut qu’envier à cette époque l’existence de ces auteurs et interprètes capables de partager leur indignation avec le grand public.

Isabelle Felici

Isabelle Felici est professeure en études italiennes à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses travaux portent sur les manifestations culturelles et politiques liées aux mouvements migratoires qui concernent l’Italie des 19e-21e siècles et sur l’histoire de l’anarchisme italien en exil : https://llacs.www.univ-montp3.fr/fr/annuaire_recherche/isabelle-felici

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