Quand on est jeune, on ne s’arrête pas sur soi‑même

Murielle Double-Scribot

p. 29-32

References

Bibliographical reference

Murielle Double-Scribot, « Quand on est jeune, on ne s’arrête pas sur soi‑même », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 29-32.

Electronic reference

Murielle Double-Scribot, « Quand on est jeune, on ne s’arrête pas sur soi‑même », Revue Quart Monde [Online], 252 | 2019/4, Online since 01 June 2020, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8341

L’auteure fait partie de ces personnes qui, venant d’un milieu où la vie était difficile, n’a pas voulu tourner la page et oublier. Au contraire, elle a investi totalement dans un combat collectif contre la misère. Elle détaille ici son cheminement qui remonte à sa jeunesse.

Index de mots-clés

Militantisme

Index géographique

France, Royaume-Uni

Interview réalisée par Marie-Hélène Dacos-Burgues et Martine Hosselet-Herbignat.

RQM : Tu dis parfois que tu es, comme Obélix, « tombée dans le chaudron magique » du militantisme quand tu étais enfant ? Comment as-tu trouvé ton chemin ?

M. D-S. : Cela s’est passé sans que je m’en rende vraiment compte. Nous habitions dans le Nord. Quand j’avais 6-7 ans, en 1984-85, mon père a rencontré le Mouvement ATD Quart Monde, qui a ensuite beaucoup soutenu notre famille. Mon père nous emmenait, ma sœur et moi, aux différentes rencontres avec les enfants et au groupe Tapori1. Cela soulageait maman qui pouvait ainsi se reposer un peu, car nous étions cinq enfants à la maison. À cette époque, j’allais surtout avec ma grande sœur. J’ai mieux compris par moi-même quand j’ai participé à des rassemblements de jeunes du Mouvement ATD Quart Monde et des chantiers à Champeaux2, où j’allais pour soutenir ma sœur qui ne voulait pas y aller seule (je n’avais pas encore 16 ans).

À 16 ans, j’ai intégré le groupe Jeunesse Quart Monde de Lille. C’était alors mon choix personnel, fait de façon volontaire, et non plus pour accompagner ma sœur. Lors de nos rassemblements à Champeaux, nous retrouvions des dizaines de jeunes et nous réfléchissions à divers sujets. Nous étions préoccupés par l’injustice vécue par plusieurs d’entre nous. Je me sentais interpellée aussi, en phase avec eux.

Marie-Cécile, la responsable du groupe de Lille, a une fille, Mathilde, qui participait à l’aumônerie dans son école. C’était un groupe de 7-8 jeunes de milieu favorisé. Elle a organisé les contacts entre eux et notre groupe Jeunesse Quart Monde, et nous avons cheminé ensemble. Nous étions un groupe très uni.

Quand Marie-Cécile a pris d’autres responsabilités, j’avais envie que le groupe continue. J’en ai donc repris la responsabilité. Parallèlement, j’avais quitté l’école et j’avais trouvé un emploi à plein temps de « nounou » à domicile dans une famille dont la maman était très occupée. Cette famille a été très compréhensive vis-à-vis de mon engagement car Jeunesse Quart Monde me prenait un samedi par mois, et parfois une semaine en dehors des vacances scolaires… Comme par exemple la fois où nous sommes allés à la FNAC Paris pendant deux semaines en fin d’année pour emballer les cadeaux afin de récolter des fonds pour acheter un nouveau véhicule pour Champeaux.

À cette époque, j’avais un boulot, un appartement, mais un déclic s’est fait parce que j’avais envie de passer plus de temps pour faire des choses avec ATD Quart Monde. J’en ai parlé avec Benoît et Véronique, les volontaires responsables de Champeaux.

RQM : Qu’espérais-tu en faisant plus de choses avec ATD Quart Monde ?

M. D-S. : Quand tu viens d’une famille qui a beaucoup de difficultés, et que tu es au lycée, ce n’est pas simple tous les jours. Quand on te donne une étiquette, tu finis par te résigner à correspondre à cette étiquette. La pauvreté nous enferme dans l’état de victime. C’est comme si tu n’avais pas le droit d’être heureuse. On nous met dans une catégorie dont on ne peut pas sortir (On est celle qui est mal habillée, à qui on donne des vêtements, etc.). Tu ressens à la fois de la résignation et de la colère. Alors pour être quelqu’un et avoir des relations avec les autres malgré tout, j’étais devenue le clown de ma classe. Mais à Jeunesse Quart Monde, ils me connaissaient autrement. Ils connaissaient ma situation. Il y en avait d’autres qui vivaient la même chose que moi. Là, je pouvais développer ma vraie personne, celle que j’avais envie d’être, au-delà des étiquettes. Au lieu de me cacher en faisait le clown, comme à l’école, je pouvais m’exprimer sur des injustices qui me touchaient, que d’autres vivaient aussi. Dans le groupe il y avait aussi des alliés qui avaient une vie meilleure et ils s’insurgeaient avec nous contre ces injustices.

Benoit et Véronique m’ont progressivement associée à l’animation des rencontres à Champeaux pour me donner le temps de réfléchir à un engagement plus poussé. Ils m’ont demandé d’aller rencontrer un certain nombre de groupes de jeunes, de découvrir d’autres actions d’ATD Quart Monde, de prendre un autre rôle, avec plus de responsabilités. Ils étaient à l’écoute, m’interrogeaient : qu’est-ce que tu peux apporter ?… Ils m’ont beaucoup accompagnée.

Au travail, j’avais un contrat de trois ans que je n’ai pas renouvelé. Mes employeurs m’ont vraiment beaucoup soutenue et comprise. J’ai écrit une lettre à la délégation générale d’ATD Quart Monde pour leur expliquer pourquoi j’avais envie de devenir volontaire permanente.

RQM : Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir le volontariat permanent ?

M. D-S. : J’avais connu des volontaires à la maison Quart Monde de Lille, Anne-Marie et Jean ; j’ai fait du babysitting avec leur fille Marie. Ensuite, j’ai rencontré Marie-Cécile et je suis devenue copine avec sa fille Mathilde… Et puis à Champeaux, il y avait Benoît, Véronique, Peggy, qui m’ont aidée à comprendre le volontariat. Ils m’ont donné envie. Je ne voulais plus avoir à choisir entre mon travail et le volontariat.

En septembre 2000, je suis devenue volontaire permanente. Ma première responsabilité a été de faire le tremplin pendant une bonne année entre Benoit et Véronique qui partaient, et la nouvelle équipe qui arrivait.

RQM : Comment as-tu continué à te former ?

M. D-S. : J’ai travaillé ensuite à Noisy-le-Grand, au pré-pivot culturel3 avec les petits enfants. C’était un challenge pour moi car j’avais beaucoup de contacts également avec le milieu éducatif, avec lequel je n’avais pas toujours été en bons termes personnellement. J’ai toujours été passionnée du bien de l’enfant, d’agir pour lui donner toutes les chances de progresser, de se développer, d’apporter du positif. Cela m’a donné envie de faire quelque chose en lien avec le monde de l’école qui avait pour moi un goût amer. J’ai suivi des cours du soir à Paris Jussieu pour obtenir une équivalence du BAC4. Malheureusement je l’ai ratée à cause de mon niveau d’anglais trop faible, mais j’ai découvert plein de choses nouvelles pendant ces études : la philosophie, le monde du campus universitaire,… Le Mouvement ATD Quart Monde me soutenait pour me permettre d’aller au bout.

À ce moment, la santé de ma maman n’était pas bonne. Je suis donc retournée à Lille pour deux ans, comme animatrice de bibliothèques de rue5. Je continuais les cours à la Fac.

Je voulais continuer à me pousser sur les choses qui étaient difficiles pour moi. Je voulais par exemple progresser en anglais. On m’a permis de partir pour trois mois aux USA, rejoindre l’équipe travaillant dans les Appalaches. J’intervenais dans une école maternelle tous les jours, pour aider l’institutrice… Et au contact des enfants qui ne jugeaient pas, j’ai bien amélioré mon anglais !

Je suis ensuite partie pour Frimhurst6 où je travaille depuis douze ans. C’est là que j’ai rencontré mon mari en 2009. Il travaille pour la compagnie British Airways. Nous avons maintenant deux enfants et sommes beaucoup moins mobiles pour aller ailleurs.

Je suis contente de travailler ici. La maison de Frimhurst a beaucoup de sens pour moi, étant donné la famille dont je viens. De plus, j’ai changé plusieurs fois de responsabilité tout en restant sur place. J’ai d’abord été en charge des activités créatives et artistiques pendant les séjours familiaux, puis petit à petit, j’ai pris plus de responsabilités dans l’organisation. Après plusieurs années, mon niveau d’anglais s’étant nettement amélioré, je suis devenue responsable du recrutement et de la formation des nouveaux volontaires en Angleterre. Depuis deux ans je suis aussi responsable de tout ce qui touche à la santé et la sécurité au travail. Parallèlement, depuis que mes enfants ont démarré l’école, je crée des liens entre l’école et ATD et j’organise des journées de chantier pour parents et enfants à Frimhurst, en lien avec l’école… Je fais aujourd’hui partie des anciens dans l’équipe !

RQM : Comment ton père a-t-il réagi à ton engagement ?

M. D-S. : Au début, il n’était pas d’accord avec mon engagement de volontaire permanente. Il disait : « J’ai passé ma vie à essayer de vous sortir de la misère et toi tu veux y rentrer… ». À l’époque, je ne comprenais pas qu’il puisse dire cela. Quand on est jeune, on ne s’arrête pas sur soi-même. Mais maintenant, si, et je le comprends depuis que j’ai moi-même des enfants. Je sais maintenant qu’il ne voulait pas que je souffre. Car en effet, on en souffre quelque part. Quand je rends visite aux familles, certaines choses me prennent aux tripes : la misère physique et mentale. Ayant vécu ce que j’ai vécu, je m’identifie aux situations très difficiles que je rencontre ici. Je garde une corde sensible aux injustices.

Par la suite, mon père a mieux compris mes choix, il a été fier et content de ce que je suis devenue. Il n’est pas resté sur cette inquiétude qu’il avait au début. Mon papa est décédé il y a cinq ans. Et, pour moi, savoir qu’il était fier de mon choix de vie continue de me pousser dans ma vie de tous les jours.

1 Branche enfance d’ATD Quart Monde, pour favoriser un courant mondial d’amitié et de rencontre entre enfants de tous milieux. Voir le site https://

2 Centre européen de rencontre et de formation, en Seine-et-Marne (France), qui a accueilli, depuis 1973, des milliers de jeunes rencontrés par ATD

3 Le pivot culturel - ainsi que le pré-pivot pour les plus petits - est implanté au sein de la Cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand (93-

4 Baccalauréat.

5 La bibliothèque de rue consiste à introduire le livre, l’art et d’autres outils d’accès au savoir, notamment informatiques, auprès des enfants de

6 Frimhurst : Maison d’activités familiales gérée par ATD Quart Monde dans la campagne du Surrey (Grande-Bretagne), qui offre aux familles en grande

1 Branche enfance d’ATD Quart Monde, pour favoriser un courant mondial d’amitié et de rencontre entre enfants de tous milieux. Voir le site https://www.atd-quartmonde.org/nos-actions/penser-agir-ensemble/tapori/

2 Centre européen de rencontre et de formation, en Seine-et-Marne (France), qui a accueilli, depuis 1973, des milliers de jeunes rencontrés par ATD Quart Monde.

3 Le pivot culturel - ainsi que le pré-pivot pour les plus petits - est implanté au sein de la Cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand (93- France). Son objectif est « d’offrir à chaque enfant un lien pour lui permettre de se construire et le mettre dans des situations où il peut se révéler : se révéler à lui-même pour pouvoir être fier de ce qu’il est et de ce qu’il sait faire, se révéler à ses parents et se révéler à tous. »

4 Baccalauréat.

5 La bibliothèque de rue consiste à introduire le livre, l’art et d’autres outils d’accès au savoir, notamment informatiques, auprès des enfants de milieux défavorisés et de leurs familles. Cette activité est accessible à tous, car se déroulant sur leur lieu de vie : sur une place, un marché, sur le palier d’un escalier, au pied des arbres, sous un lampadaire, dans des endroits isolés en campagne ou à la montagne. Par sa régularité et sa durée, elle permet de tisser des relations de confiance entre les enfants, leurs familles et les animateurs, premiers pas vers une participation sociale plus large.

6 Frimhurst : Maison d’activités familiales gérée par ATD Quart Monde dans la campagne du Surrey (Grande-Bretagne), qui offre aux familles en grande pauvreté un lieu pour se poser un moment dans un cadre confortable, loin des tracas qui les accablent au quotidien. À travers des visites à leur domicile, l’équipe sur place les aide à avoir accès à divers services et à être mieux intégrées dans leurs quartiers.

Murielle Double-Scribot

Française originaire du Nord, maman de deux enfants, Murielle Double-Scribot est volontaire permanente du Mouvement ATD Quart Monde depuis les années 2000. Actuellement depuis douze ans dans l’équipe de Frimhurst en Grande-Bretagne, elle est chargée, entre autres, du recrutement et de la formation des nouveaux volontaires.

CC BY-NC-ND