Militants des droits humains ou fauteurs de trouble ?

Georges de Kerchove

p. 33-37

References

Bibliographical reference

Georges de Kerchove, « Militants des droits humains ou fauteurs de trouble ? », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 33-37.

Electronic reference

Georges de Kerchove, « Militants des droits humains ou fauteurs de trouble ? », Revue Quart Monde [Online], 252 | 2019/4, Online since 01 June 2020, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8343

Les personnes sans-abri fréquentant la Gare Centrale à Bruxelles constituaient dans l’esprit de beaucoup de gens un problème d’ordre public et de propreté, une « nuisance sociale ». Voilà que, accompagnés par l’auteur, ils se proclament citoyens à part entière et veulent faire entendre leur voix dans le débat public… Histoire d’un combat devenu commun entre artisans des droits humains nés dans des univers différents.

Index de mots-clés

Militantisme

Index géographique

Belgique

Je souhaiterais partager avec vous ce que m’ont appris ces hommes et ces femmes que j’ai côtoyés pendant de longues années dans une gare de Bruxelles. Ces hommes et ces femmes qui ont osé relever la tête, qui ont osé affirmer qu’ils étaient des hommes, ce qui était mis en doute. Ils ont osé affirmer qu’ils étaient des citoyens, ce qui leur était généralement contesté. Ils se sont libérés du regard de ceux qui les considéraient comme des moins que rien, comme des asociaux irrémédiablement à la traîne des autres. Ils ont également libéré ceux qui les regardaient de la sorte. Ne sommes-nous pas tous gênés de croiser le regard de l’homme réduit à mendier ?

Ce sont eux qui ont affiné mon regard d’artisan des droits de l’homme. Ce sont eux qui m’ont appris les exigences ultimes des droits humains. « On est quand même des gens comme tout le monde, on n’est pas des chiens, on a le droit d’être respecté. » Spontanément, cet homme reprenait à son compte, avec ses mots à lui, mais avec autant de force, l’article 1 de la déclaration universelle des droits de l’homme : Tous les hommes naissent égaux en dignité et en droits.

Comment cela a-t-il commencé ?

Faire de l’exclu l’élu

Nous sommes en 1985. Paul, franciscain de son état, avait formé avec deux autres compagnons ce qu’il fut convenu d’appeler le Monastère de la rue. Ces religieux aux pieds nus s’étaient donné pour mission de partager la vie des personnes à la rue. Moines mendiants, ils erraient de ville en ville, à la recherche du plus humilié. Cette démarche s’inscrivait dans la ligne de la spiritualité franciscaine : d’abord une présence contemplative qui donne du sens, qui réconcilie. Pas véritablement une volonté de changer le monde. D’autres s’en chargeraient.

Ils avaient mis le plus pauvre au centre de leur préoccupation, ils avaient fait de l’exclu l’élu, ils lui donnaient priorité sur eux-mêmes. Plus encore qu’un vivre ensemble, ou même qu’un partage de vie, ils avaient l’ambition d’une présence « qui certifie à l’autre qu’il est important », comme l’écrit Joseph Wresinski.

Poussé par cette recherche d’être en union avec le plus exclu, Paul avait mis à profit la législation qui, à l’époque, réprimait le vagabondage. Un ticket d’entrée, analysait-il, qui lui avait permis de pénétrer en prison sans commettre de délit, du moins au sens strict du terme puisque la grande pauvreté était érigée en délit.

Lorsque j’ai été le voir à la prison de Saint Gilles à Bruxelles, l’avocat que j’étais a été confronté à une situation paradoxale : j’étais en présence d’un client qui souhaitait rester en prison, alors que j’essayais de le convaincre d’en sortir !

Après de longues hésitations, parce qu’il pressent que son procès pourrait servir de caisse de résonance, Paul accepte de faire appel contre la décision de privation de liberté. Il sera jugé… et acquitté. À l’époque, le procès fait grand bruit. Pensez donc, un franciscain détenu par amour des plus pauvres…

« Nous avons semé des fleurs d’espoir, à vous du Mouvement ATD de les récolter. » Telles furent les paroles de Paul après sa libération, et voilà comment le Mouvement m’a demandé d’assurer une présence parmi les sans-abri de la Gare Centrale de Bruxelles. La première réunion a eu lieu le 23.05.1985, dans le fond du grand hall d’entrée, au pied du bas-relief érigé en l’honneur des cheminots victimes de la barbarie du nazisme.

Ces résistants, défenseurs de la démocratie, nous invitaient en quelque sorte à nous montrer à leur hauteur, pour que leur engagement, souvent au prix de la vie, ne soit pas vain. Mais qui nous reconnaissait comme leurs héritiers ? Personne, à en juger par ce qui se passera dans la suite.

La prison, le dernier lieu où on veut bien de nous…

Dès les premières réunions, je mets d’emblée sur le tapis la question de la loi réprimant le vagabondage. Un scandale à mes yeux, et je me disais que cette analyse serait spontanément partagée par les participants aux réunions. N’étaient-ils pas les premières victimes de cette loi d’un autre âge ?

Mais, peu de réactions de leur part. Ils pointent avec rage le manque de respect dont ils sont victimes. Des policiers se permettent de tutoyer spontanément les nôtres, comme pour marquer une hiérarchie dans le respect. Leur regard renvoie les nôtres à leur impuissance. Des agressions verbales fusent de part et d’autre mais sont sanctionnées différemment. Impunies si elles émanent des gardiens de l’ordre, qualifiées d’injure à agent si elles sont proférées par un sans-abri.

Le plus grave, ce sont les regards qui nous blessent, qui nous méprisent. Les gens font semblant de ne pas nous voir, ils détournent les yeux et s’ils ne le font pas, on y lit la réprobation, parfois le dégoût. Ils nous renvoient l’image d’un raté sans avenir. On finit par croire qu’on l’est vraiment.

On a honte de soi. On ne sait pas de quoi sera fait le lendemain, la vie se réduit à la survie. Le dernier lieu d’accueil inconditionnel où on veut bien de nous quand on est au bout du rouleau, c’est la prison. Il s’agit d’un choix impossible et désespéré : se faire enfermer pour ne pas mourir d’épuisement. Ultime sursaut de résilience par amour de la vie, mais au prix de la liberté ! Mais une vie sans liberté vaut-elle la peine d’être vécue ?

Nous voilà au cœur du débat, et les débats furent rudes, parfois houleux. La survie doit-elle se payer à n’importe quel prix, car la liberté n’a pas de prix, et en particulier aux yeux de ceux qui en ont été privés. En témoignent ceux qui préfèrent rester à la rue plutôt que de se faire héberger dans un centre qui leur rappelle trop la prison.

Si, de crainte d’être mis derrière les barreaux, on n’ose pas faire un bras d’honneur au vigile qui nous réveille à coups de pieds dans les côtes, en nous traitant comme des chiens, on ne sera jamais respecté, on restera des sous-hommes privés de dignité.

L’humiliation d’être considéré comme un déchet humain est la pire des choses. L’important, c’est de pouvoir lever la tête ensemble, sans laisser personne derrière soi.

Le respect passe avant tout. Il n’a pas de prix. Plutôt crever que d’être méprisé et on est méprisé quand on est assimilé à des détritus dont il faut débarrasser les gares, quand on est jour et nuit du gibier et de la racaille pour les flics, simplement parce qu’on se retrouve à la rue. Parce qu’on est des humains comme les autres, on veut être respectés. Parce qu’on est des citoyens comme les autres, on veut être libres. Parce que chacun est égal devant la loi, on refuse toute discrimination.

En faisant leur cette soif de liberté et donc de dignité du plus écrasé, ces militants, sans-abri pour la plupart, rejoignent les grandes figures des droits humains, tels les Martin Luther King, Nelson Mandela et tous les autres que l’Histoire ne retient pas.

Après deux ans de discussions parfois âpres et difficiles, un consensus se fait et au fil des réunions parfois animées, nous mettons au point le texte d’une pétition autour de trois axes :

  • Nous voulons être respectés.

  • Nous voulons participer comme tout citoyen à la société.

  • Nous demandons l’abrogation de la loi réprimant le vagabondage.

Les sans-abri sèment le trouble, faites‑les cesser

Il nous fallait faire signer cette pétition par Monsieur tout le monde.

Cette fois, ce n’est pas un modeste : « Monsieur, s’il vous plait, une pièce » les yeux humblement baissés, mais une demande citoyenne : « Monsieur, s’il vous plait, une signature », les yeux à la hauteur des yeux, d’égal à égal. Et cela bouleverse les regards qui se croisent et le dialogue qui s’engage. Il n’y a plus d’un côté le bienfaiteur, et de l’autre le malfaiteur. D’un côté une main généreuse qui donne, toujours supérieure, et de l’autre, celle qui reçoit, toujours inférieure, qui n’aura jamais l’occasion de donner à son tour. Certains sont décontenancés, et par réflexe fouillent le fond de leur poche pour chercher une piécette. Étonnement, ce n’est pas la charité qui est demandée, mais un engagement de la personne. Déroutante, cette main qui ne se comporte pas comme ce qui est attendu d’elle !

Surpris par ce remue-ménage inhabituel qu’il n’apprécie pas, le chef de gare prend contact avec moi. « Les sans-abri sèment le trouble et les réunions politiques sont interdites dans les gares. Dites à vos gens de cesser immédiatement », demande-t-il lors d’un entretien téléphonique. Semer le trouble parce qu’on ose demande le respect de la dignité…

Oui, cela peut troubler.

En fait, le chef de gare ne se méprenait pas : il réalisait que les sans-abri qui, à ses yeux, constituaient jusque-là un problème d’ordre public et de propreté, se proclamaient citoyens à part entière et voulaient faire entendre leur voix dans le débat public. En réalité, ils se montraient à la hauteur de ces cheminots qui avaient payé de leur vie le prix de la liberté.

Et pourtant, les autorités ne l’entendaient pas de cette oreille. Assez rapidement après le lancement de la pétition, la police de la gare nous intima l’ordre de ne plus nous réunir au pied du bas-relief élevé en l’honneur des cheminots :

« Des voyageurs se sont plaint, prétendit-elle, votre présence est une injure pour ces résistants à la barbarie du nazisme. »

Lorsqu’en 1993, la loi abrogeant le vagabondage fut votée, on but le champagne dans la Gare Centrale de Bruxelles… Peut-être prématurément. Une avancée n’est en effet jamais acquise une fois pour toutes. Une loi ne suffit pas pour changer le regard.

Un bras de fer toujours en cours

En effet, encore maintenant, plusieurs villes s’ingénient toujours à prendre des mesures pour chasser les mendiants en criminalisant la mendicité. Un véritable bras de fer juridique continue encore aujourd’hui à se jouer, tant en Belgique que dans d’autres pays européens.

Ainsi, en 2013, la ville de Charleroi interdit la mendicité dans certains quartiers pendant certaines plages horaires, obligeant les mendiants à se déplacer : défense de mendier pendant la journée dans les quartiers commerçants, défense de mendier le soir dans les quartiers des restaurants et des cinémas. Interrogé par la presse, le Bourgmestre déclara qu’il fallait « réduire les problèmes de cohabitation » entre les habitants et les « mancheurs ».

On a donc voulu répartir équitablement les nuisances causées par les mendiants entre les différents quartiers de la ville.

Cette ville et d’autres qui ont pris des mesures similaires, forment-elles des exceptions appartenant au passé ? Non, à lire un article paru dans Le Monde du 22 août 2018 sous le titre À Besançon, le maire LRM (ex-PS) veut limiter les « nuisances » provoquées par les SDF

Et tant que des hommes et des femmes sont considérés comme des nuisances sociales, ils ne peuvent être que bannis, pourchassés, et finalement enfermés, parfois même sous des prétextes humanitaires. Ainsi au creux de l’hiver 2018, pour éviter que des gens meurent de froid, un bourgmestre de l’agglomération bruxelloise a ordonné d’embarquer de gré ou de force les sans-abri de sa commune vers des maisons d’accueil. Comme des chiens errants qu’on embarque à la fourrière, me confiait un homme qui avait vécu à la rue.

Vous allez me dire que je me cantonne dans des cas particuliers qui ne sont pas significatifs. C’est exactement le contraire que m’ont appris mes compagnons militants des droits humains : si on reconnait le plus pauvre comme citoyen à part entière, si on met tout en œuvre pour qu’il puisse exercer sa responsabilité de citoyen, alors toute la société y gagnera parce que personne ne pourra être laissé de côté.

Georges de Kerchove

Né en 1948, avocat honoraire, Georges de Kerchove est membre actif du Mouvement ATD Quart Monde depuis quarante-cinq ans. Passionné par les droits de l’homme, il a milité pendant plus de deux décennies aux côtés des sans-abri bruxellois (Belgique). Il est l’auteur d’une chronique subversive intitulée Les gueux sont des seigneurs, parue en 1992 aux Éd. Vie Ouvrière. Il a publié en 2018, aux Éd. Couleur Livres, Rue des droits de l’homme, qui raconte le combat des sans-abri de Bruxelles.

By this author

CC BY-NC-ND