La voie qui est la mienne

Antoine Laffitte

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Antoine Laffitte, « La voie qui est la mienne », Revue Quart Monde [En ligne], 194 | 2005/2, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/868

L’auteur tente de discerner les différentes raisons qui l’ont conduit à ce qu’il vit aujourd’hui et d’expliciter les motivations qui l’animent.

Index de mots-clés

Engagement, Volontariat

Après une scolarité sans histoire, j’ai fait plusieurs tentatives avortées d’études supérieures. Peut-être qu’avec un peu plus de travail ou de talent musical serais-je aujourd’hui devenu haut fonctionnaire ou chef d’orchestre. Mais je vis à Noisy-le-Grand, dans une cité où ATD Quart Monde accueille des familles parmi les plus en difficulté d’Ile-de-France. Là, je participe à l’animation d’un pivot culturel qui s’adresse aux enfants et aux jeunes adolescents.

Je dois dire d’emblée que, m’étant renseigné de-ci de-là sur des possibilités d’engagement, je n’ai pas rencontré de projet qui m’ait attiré autant que celui-ci. Un autre projet peut-être m’aurait convenu, mais je l’ai abandonné car il était trop marqué religieusement et de plus limité dans le temps. Il est donc difficile pour moi de parler de mon engagement sans parler d’ATD Quart Monde. Il y a là des raisons idéologiques, des raisons pratiques et des raisons plus intimes.

Le principal point de rupture

Des raisons idéologiques. Ce mouvement me semble porter en lui plusieurs éléments très caractéristiques et originaux par rapport à d’autres organisations non gouvernementales. D’abord la rupture radicale avec l’assistance, issue de la traditionnelle “ charité ”, dont l’effet pervers est de ne pas permettre un véritable échange libre entre deux personnes, car l’une est dans une situation de dépendance par rapport à l’autre. Là les valeurs sont renversées. Je ne suis pas dans ce mouvement pour aider les plus démunis, mais pour chercher à comprendre grâce à eux les ressorts de la misère. Nous sommes tous au même niveau. Mais le point de rupture principal c’est l’intime conviction que les plus démunis sont les seuls à savoir ce que c’est que de vivre dans la misère et donc les seuls à détenir les termes des problèmes, voire les solutions.

Il ne faudrait cependant pas aller trop loin et idéaliser les pauvres dans tous les domaines. Ils m’apprennent leur résistance à la misère, mais la misère n’est pas toute la vie, fort heureusement. Je ne me reconnais pas dans la phrase “ Les pauvres sont nos maîtres ”, entendue de manière absolue. Certes j’apprends d’eux une manière d’être, la simplicité des relations, la générosité, la solidarité, le courage. Mais eux aussi apprennent de moi : ma manière de considérer les enfants comme des personnes à part entière, mes relations de bon voisinage, etc. C’est un échange continuel !

Des raisons pratiques. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, si l’on n’a pas une formation d’ingénieur hydraulique ou de médecin, il devient quasi illusoire de pouvoir s’engager à plein temps dans un organisme humanitaire. Grâce soit rendue à ce mouvement de permettre à tout un chacun de s’engager. Le projet d’un niveau de vie modeste m’a aussi attiré, dans le sens où il me permet de trouver une cohérence et une crédibilité. Là, je lutte contre un naturel quelque peu matérialiste, et cela rejoint les raisons plus intimes.

Des raisons plus intimes. D’abord le fait que je suis à une période de ma vie où, l’insouciance s’amenuisant avec les années et le pressentiment sourd se renforçant que la vie est courte, il faut en faire quelque chose de pas trop mal, et si possible sans trop tarder.

Cet engagement prend aussi sa place dans un travail plus large sur moi-même qui part de la conviction que l’on peut s’améliorer et que la notion de destin conduit à ne plus être l’acteur principal de sa propre vie. Dans ce cadre c’est une lutte de tous les jours contre un penchant naturel qui me porterait plutôt à l’indifférence aux personnes. En ce sens, cet engagement est un défi pour moi.

Mais l’engagement est semblable à une médaille. Au revers, il ne faut pas nier une part certaine d’égocentrisme. Je crois sincèrement que la meilleure action du monde n’est pas totalement désintéressée. Tout engagement prend aussi racine ici et le mien n’y fait pas exception. Il faut que la personne y trouve son compte, et cela peut prendre différentes formes. Etre respecté par son entourage pour ce choix iconoclaste qui lui semble courageux, c’est une chance pour moi. Sentir que je suis soutenu me permet de durer.

Si je dis que la misère est insupportable, cela me questionne. Est-ce qu’on s’engage pour arriver à supporter ces situations, se soulager soi-même ou pour les autres ? Que veut dire insupportable ? Est-ce insupportable pour nous ou pour eux ?

Un autre danger est de se forger une bonne conscience à bon compte, sans avoir à se poser des questions métaphysiques tous les matins devant la glace. Mais cette bonne conscience ne leurrerait pas longtemps. Il suffit de mettre les pieds dans le métro et d’avoir en face de soi des personnes qui mendient pour se prendre une claque dans la figure et être rattrapé par la réalité. En effet, un véritable engagement est de tous les instants. Il n’est pas régi par la loi des trente-cinq heures. Il gomme la séparation entre vie privée et travail, et ce n’est pas toujours facile, car ma femme n’est pas engagée comme je le suis.

C’est facile de s’engager !

Quelque part, c’est même un soulagement : la vie est plus facile à supporter, on obtient un répit par rapport aux questions sans réponse que les hommes se posent depuis la nuit des temps.

Mon engagement n’est pas fondé par la découverte choquante et subite de situations de grande précarité. Il n’est pas non plus fondé sur une croyance religieuse ou un combat politique partisan. C’est un engagement intellectuel, fruit de raisonnements, de questions retournées dans ma tête dans tous les sens et finalement de conclusions logiques. Mais je ne trouve pas que ce soit une faiblesse. Cela me permet d’écarter l’affectif. Et tous les jours, il faut avoir la tête froide devant des situations qui peuvent être dures, ne pas se laisser atteindre. Sans un minimum de recul, je ne pourrais pas durer. Je tiens à dire que cela n’amoindrit pas ma révolte devant l’injustice, au contraire. La connaissance des situations nourrit mon engagement.

Je pense que l’engagement des alliés est plus difficile à tenir que le mien, car il est continuellement confronté à un environnement contraire. Ils sont réellement du monde, alors qu’il m’arrive de me sentir hors du monde. Cela les pousse à se forger des convictions fortes, à avoir des idées claires, à mettre des mots sur des choses qui, pour moi, sont indicibles. J’ai beaucoup de mal à dire ce que je fais ou plutôt ce que je vis avec les gens, et plus particulièrement avec les enfants... Même à mes proches, même à ma femme ! Je les invite plutôt à venir et à voir. C’est le plus sûr moyen de connaître.

Non aux solutions toutes faites

C’est essayer de mettre en pratique dans sa vie de tous les jours des valeurs et des combats que l’on porte en soi. C’est être profondément convaincu que tous les hommes ont une égale dignité et qu’un monde qui en laisse au bord du chemin est injuste. C’est construire ensemble une société, car une véritable société est celle de tous. A Noisy-le-Grand, je côtoie des personnes comme les autres, qui ont les mêmes désirs, les mêmes rêves, mais qui sont empêtrées dans les soucis, l’enfermement et la solitude. Les enfants sont déjà marqués par la difficulté de vivre. Ils sont trop mûrs. L’insouciance n’existe pas pour eux. En même temps, ils ont soif de tout savoir du monde, d’un monde qui pourtant se refuse à eux.

La difficulté principale que je rencontre est de rester fidèle à mes idéaux quand je me retrouve sur le terrain. On a tôt fait d’arriver en terrain conquis, avec des solutions toutes faites, en sachant mieux que les gens ce qui est bon pour eux. Je ne dois jamais oublier que je suis là pour faire des choses avec eux et non pour eux. Pratiquement, cela veut dire que le but à atteindre est de permettre aux parents de me dire ce qu’ils veulent pour leurs enfants, d’être partenaires ensemble pour créer les conditions de la réussite de leurs enfants.

Antoine Laffitte

Après des études en sciences politiques, en droit et en musicologie, Antoine Laffitte est volontaire d’ATD Quart monde depuis deux ans.

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