Conscience et loisir

Régis Hannart

p. 45-49

References

Bibliographical reference

Régis Hannart, « Conscience et loisir », Revue Quart Monde, 254 | 2020/2, 45-49.

Electronic reference

Régis Hannart, « Conscience et loisir », Revue Quart Monde [Online], 254 | 2020/2, Online since 01 December 2020, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8794

Pour échapper à des réalités difficiles et incomprises, l’auteur a d’abord pratiqué les distractions offertes par la société de consommation. Des ateliers culturels expérimentés avec ATD Quart Monde lui ont ouvert d’autres perspectives, qui donnent sens à la vie.

Texte écrit avec l’aide de Jacqueline Page, artiste-volontaire d’ATD Quart Monde.

Comme l’écrit Benoît-Joseph Pons1 : « L’inaptitude aux loisirs est “Sœur du désespoir” et disqualifie la devise “Travailler pour ne pas désespérer” ».

Ma trajectoire, fortement ébranlée par des circonstances dont je ne suis pas responsable, m’avait enjoint de me considérer en fonction des autres et des circonstances extérieures. Elle m’a orienté vers ces formes de « loisirs » pervertis au profit d’une société consumériste, basée sur la rentabilité immédiate, sans référence à l’éthique. Or j’ai pu constater au fil du temps que se divertir ne signifie pas que l’on y trouve une quelconque satisfaction, si ce n’est celle de croire que l’on est acteur de ses désirs alors que le plus souvent on se retrouve dominé par eux.

Notre lien avec l’univers

J’ai découvert plus tard que les loisirs peuvent être des temps de contemplation face à une accélération des temps d’obligations, de contraintes, d’engagements ou d’actions. Ce temps de contemplation incite à approfondir une réflexion qui s’affine à mesure que le recul, que le loisir le permet, l’amplifie. Plus nous prenons goût à une capacité de s’extraire d’un temps contraint, forcé, le temps de la hâte (le Chronos) pour nous acheminer vers le temps favorable (le Kairos), plus notre conscience entre en profondeur avec l’unité de notre être. Cette unité nous fait ressentir, de manière intense, notre lien avec l’univers. Elle nous permet de nous sentir joints à un réseau d’appartenance mutuelle. Personne n’est séparé des autres, même si des contextes socio-pervers ont le pouvoir d’isoler les humains entre eux. Ces contextes peuvent être combattus par l’intermédiaire des loisirs, non dans le sens de distractions mais dans le sens d’un bien-être que l’on s’accorde pour se sentir encore plus sensible aux souffrances du monde. 

Le loisir peut creuser ce désir d’unité. S’il n’assouvit que notre recherche personnelle, alors il perd de sa signification. Il ne peut pas nous détacher de ce qui nous englue dans une matérialité morbide, celle qui réduit les humains à leur seule dimension organique et fonctionnelle, celle qui met de côté la dimension symbolique qui y est associée. Or cette dimension donne à l’existence sa saveur et son ultime sens.

À partir de mon entrée dans le Mouvement ATD Quart Monde, les loisirs dont j’ai pu bénéficier me furent extrêmement bénéfiques, que cela soit à travers une semaine de répit en maison de vacances (La Bise, dans le Jura) mais aussi un atelier de peinture dans le Finistère, un atelier chant à Paris.

Dans les Monts d’Arrée2 je participais à un stage de créations plastiques. Ces moments de découvertes proposées en partenariat avec le Centre des Monuments Nationaux et ATD Quart Monde furent comme un renouveau. Alors que je faisais un extra de courte durée et donc sans avenir dans un hôtel, le Mouvement m’a proposé cette ouverture. Le choix fut fait. J’irai dans ces Monts d’Arrée qui évoquent les vents sauvages, les légendes autour du lac de Brennilis, ces places qui suggèrent les luttes sur les terres arides de Bretagne.

Dans les Monts d’Arrée

Nous étions un groupe constitué de membres d’ATD Quart Monde de Brest et de Rennes. Nous avons participé à une rencontre autour du site archéologique du Cairn de Barnenez près de Morlaix. Ce mégalithe a failli être détruit par un entrepreneur qui se servait des pierres pour fournir des remblais. Heureusement, la presse a été avertie et le site fut sauvé. Avec le groupe, nous avons fait parler ces pierres par l’expression picturale de nos mains. Certains utilisèrent différentes techniques : peinture sur verre, aquarelle, algues, terre… Je décidais de tremper un pinceau malhabile dans l’acrylique, osant à peine m’épancher sur la grande toile mise à disposition. Je ne savais pas trop comment aborder le sujet. J’avais peur, mais la bienveillance m’incita à me lancer. Je fus surpris du résultat.

L’atmosphère fut tout autant importante que la mise en route de l’atelier. Dans cet environnement où la nature a une large place, je me suis senti bien. Le dépaysement est bénéfique. Se transposer ailleurs que dans le climat habituel est inspirant. Un déplacement choisi est l’occasion de prendre de la distance avec son quotidien, que l’on retrouvera différemment. Les temps d’échanges dans un cadre autre que celui que l’on connait sont importants. Ils permettent d’avancer autrement, ils laissent des souvenirs, des images dans la tête et dans le cœur.

La pratique de la peinture ne m’est pas habituelle. Mon attitude quant à cette activité est ambivalente. Cet art est lié à ma mère. Il fut source de conflit avec mon père qui privilégiait l’action à la création, il préférait les travaux manuels ou de jardin. Or ces deux compétences sont complémentaires, d’ailleurs l’action est aussi créatrice. Pour ma part, je crois en l’intelligence du corps et en l’acuité de l’esprit qu’on y infuse. Corps et esprit jouent un rôle dans notre passage sur terre. Ensemble ils aident à nous réunifier. Ils permettent de combler les échecs et les ruptures de nos vies difficiles, chaotiques. Dans un univers de plus en plus imprégné par une culture du résultat, de la peur de l’échec, de la perfection, l’expérience des Monts d’Arrée m’a permis de comprendre que peindre, en l’espèce, accorde de « se rendre à soi-même ». C’est déjà s’autoriser à prendre du temps pour soi. C’est, ensuite, consentir à la naissance d’un devenir. C’est, enfin, laisser une trace de son passage, l’empreinte d’une vie qui s’échappe. Prendre le temps de créer libère un espace où nos doigts et nos pensées se donnent les moyens d’exprimer par des couleurs et des formes quelque chose qui appartient, en définitive, à tout le monde. Oser ces intervalles, ces embellies peut inspirer d’autres personnes qui, à leur tour, créeront. Elles auront le désir de se libérer de la pesanteur, le souhait de se laisser dépasser par l’inconnu.

Un temps de liberté…

Une vie en misère, en pauvreté est un destin empli de luttes, d’espoirs et de désillusions. Quand comprendrons-nous que tout un chacun est autre chose qu’un ventre à nourrir ou un corps à vêtir ? En ne lui permettant jamais de faire une pause dans ses galères, en le surveillant en permanence, en le mettant constamment sous pression, en l’empêchant d’entrer dans sa profondeur, on crée autour de lui un climat qui le rabaisse, qui lui fait perdre ses repères. On enfouit en lui toute velléité à vouloir s’en sortir, tout désir d’amener une touche personnelle à l’existence. En déniant à quelqu’un toute responsabilité, en le laissant dans l’indifférence des chiffres, des normes et du raisonnable, dans les rythmes des rendez-vous et des contrôles, il finit par se demander s’il a le droit de vivre selon sa vraie nature, à partir de ses humiliations refoulées depuis des années, voire des générations. En ne répondant jamais à ses demandes, légitimes, liées à son esprit qui cherche une utilité, un besoin d’attachement, une place en ce monde, on l’expulse d’une société, par ailleurs devenue lassitude et routine où le travail se fait corvée. On le tue.

Celui qui vit ces aberrations en garde les stigmates dans ses manières de penser, de parler et jusque dans son corps. Alors que même des temps en famille lui sont refusés, comment garder sens si aucun temps de liberté ne se présente ? Oh oui ! Il aspire à d’autres formes de loisirs que le divertissement qui lui est occasionnellement accordé.

… mais aussi la reconnaissance d’une souffrance

Avec ATD Quart Monde il rejoint d’autres pour lutter contre les arbitraires. Cela aide, répare, régénère certains aspects de la société. Mais les expériences de rencontres individuelles ou avec soi-même, au-delà du respect des droits, sont inestimables et trop souvent oubliées, voire niées aux personnes les plus pauvres, tant les préjugés sont légions. Elles sont pourtant les seules qui permettent les prises de recul nécessaires pour déployer des potentialités. Or lorsque le quotidien est sordide, l’espérance est indispensable. Selon les parcours, les conditions de vie, le temps n’est pas vécu de la même manière. Pour ma part je dois toujours « faire les choses à l’arrache ». Alors se focaliser sur une problématique devient difficile. Être attentif, disponible est compliqué. Les désirs sont entravés. Je ne me sens plus de participer, ou à l’inverse une boulimie de paroles m’envahit. Comment dans ces conditions limites trouver la paix suffisante pour choisir le chemin d’avenir ? Comment reprendre du souffle pour continuer, de nouveau et toujours, les luttes ? 

Mais le loisir est-il une pratique résiliente ? Comment le permet-il ? Est-ce des activités pour oublier, pour occuper le temps et l’espace, pour se faire bien voir ou est-ce des expériences qui permettent à tout ce trop-plein de haine, de mépris, de rancœur d’être sublimé ? Sans doute, il y a des étapes incontournables pour être en mesure de pleinement en bénéficier. Un loisir constructif est joie mais, au-delà des jérémiades, il doit laisser la place aux « lamentations » car la plainte exprimée, dans un lieu de recul, ne sera jamais une perte. Le loisir doit dévoiler l’impensable : la reconnaissance de la souffrance d’une vie où le temps du désir est ignoré. Dans les entrelacs faits d’échecs et de malheur, il doit être cet espace-temps privilégié où transgresser les évidences des règles est possible. Ainsi, libéré de toute approche dogmatique figée dans des référentiels, des situations se débloqueront comme par magie. L’expérience transcendera un quotidien très lourd à porter. La fausse note se révèlera harmonie.

Le monde de la misère appelle à des formes de loisirs atypiques

Un atelier peinture ou un atelier chant ou toute autre activité peuvent être l’occasion de libérer des richesses ou phénomènes enfouis depuis très longtemps au fond de l’être intense. Car ces matières n’auront jamais la même dimension pour celui qui y aspire comme une issue que pour celui qui y a facilement accès, qui choisit les circonstances de sa vie, qui n’a jamais dû se rabaisser en permanence. Oser faire voler en éclats les codes dans ces cadres définis fera ressortir l’essence de chacun, si l’animateur, par une présence détachée, organise un sanctuaire sacré où chacun apporte sa couleur personnelle, celle heureuse ou celle des ténèbres. Ce sera l’occasion de faire entendre des sensibilités autres que « des mots qui viennent de la tête ». Celles qui « viennent des tripes » sortiront et feront écho à l’esprit enfoui. Elles enrichiront le savoir savamment conservé des musées, des universités, des archives, réglementé par les normes et les conventions, certes en évolution mais invariablement codifié. Les plages de loisirs aident à traverser des tunnels de lassitude et de torpeur. Ces tunnels se transforment en chemin où l’aspect sombre d’une vie devenue absurde se métamorphose en éclaircies lumineuses. Les loisirs, vécus hors la durée, sans obligation, respirés dans la paix, aident le soleil à percer les nuages des émotions, des pensées, des actions. Ils leur permettent de libérer les énergies. Ils devraient être une exigence des droits.

Le monde de la misère appelle à une forme de loisirs atypiques, renouvelés, où l’inattendu peut se produire et participer d’une connaissance commune.

1 Benoît-Joseph Pons, L’économie monastique. Une économie alternative pour notre temps, Éd. Peuple Libre, 2018.

2 Massif montagneux de Bretagne où se tient un atelier culturel animé par J. Page, volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

1 Benoît-Joseph Pons, L’économie monastique. Une économie alternative pour notre temps, Éd. Peuple Libre, 2018.

2 Massif montagneux de Bretagne où se tient un atelier culturel animé par J. Page, volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

Régis Hannart

Enfant, Régis Hannart a été placé dans des lieux de vie alternatifs où il a vécu des atteintes à son identité et à sa dignité qui ont laissé des traces. Ayant réussi à obtenir un CAP de vente en bois et matériaux, il se débat toujours dans la précarité à cause de son histoire non reconnue et de l’anonymat des maltraitances institutionnelles. Engagé avec ATD Quart Monde depuis les années 1990, il se définit comme chercheur de pardon et de vérité, à travers ses lectures, sa foi et ses engagements.

CC BY-NC-ND