Tisser le temps

Louis Join-Lambert

p. 50-53

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Louis Join-Lambert, « Tisser le temps », Revue Quart Monde, 254 | 2020/2, 50-53.

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Louis Join-Lambert, « Tisser le temps », Revue Quart Monde [En ligne], 254 | 2020/2, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8796

Comme dans l’arc-en-ciel la lumière blanche du soleil est composée de lumières de différentes couleurs, le temps de la condition humaine est composé de différents tissages.

Ces jours-ci, à la soudaine pandémie du Covid-19, nos sociétés répondent en cherchant à interrompre ou interdire des activités ordinaires. Avant même cette expérience inimaginable il y a encore quelques semaines, les personnes et populations privées des conditions nécessaires à certaines activités nous montraient déjà ces différents tissages du temps.

Me revient ainsi un reportage sur un camp de réfugiés sur l’île de Lesbos. Il s’achevait sur cette réflexion d’une mère afghane : « Je ne sais même plus depuis combien de temps nous sommes dans ce camp. Et je ne sais plus non plus ce que nous attendons. Ce que je sais, c’est que le temps passe, que les enfants grandissent et que je n’arrive même plus à imaginer l’avenir. » Elle exprime avec force combien nous avons besoin d’un « là où » qui fasse entrer les gestes quotidiens dans un temps plus long.

Nous voici, quelques jours plus tard, plongés dans une expérience complètement stupéfiante : ce 16 mars 2020, le gouvernement nous donne jusqu’à demain midi pour nous « confiner », cesser de croiser les autres, y compris nos voisins, et d’être ainsi à portée du Covid-19. Comme au jeu Un, deux, trois, soleil, je dois rester « là où » je suis. Mais pour une durée inconnue de plusieurs semaines. Avec qui suis-je ? Que veut dire ce « là où » ? Ce n’est évidemment pas la même chose d’être dans une cellule de prison surpeuplée où je ne peux faire aucun geste pertinent contre la diffusion du virus, dans un petit logement où je ne peux pas éviter que ma famille doive s’entasser, dans un appartement qui donne à chacun son espace « à part », ou, avec ma femme, dans une maison avec un jardin, etc.

Le temps en boucle dans le canevas du calendrier et des générations

Pour se conformer radicalement à l’idée du confinement, il faudrait être marmotte et hiberner. Mais quel que soit le « là où » nous sommes, notre appartenance au règne animal, dans l’espèce des humains et non des marmottes, nous dicte de nous réveiller chaque jour et, grosso modo, de mettre chaque nuit à profit pour un sommeil réparateur. Le temps est tisserand d’activités obligatoirement répétées aux rythmes circadiens de la lumière du soleil. Manger pour refaire notre réserve d’énergie, soigner notre corps et celui des malades dépendants. Évoluer toutefois progressivement d’un âge à l’autre, grandissant d’abord, s’affaiblissant dans la vieillesse en ignorant, à tout âge, quand la mort arrivera mais, en ayant la certitude qu’elle viendra. Prendre par conséquent en charge la répétition aussi de la naissance, de la croissance, de l’éducation d’êtres nouveaux de générations successives.

L’hibernation serait-elle un temps libre ? En tout cas, priver quelqu’un des conditions du dormir, du boire et du manger compte parmi les outils de torture. La prison qui prive de la liberté d’aller et venir est une punition. Sur quelle liberté ouvre ce tissage du temps dans l’activité animale et l’exercice du corps ? Sur la vie en bonne santé peut-on dire. Pourtant il ne manque pas de personnes dans tous les milieux qui ont souffert de leur santé durablement et qui sont reconnues pour leur apport de liberté.

Le temps tissé sur les trames tendues de la fabrication

Revenons au « là où » prennent place ces activités incontournables de l’espèce humaine. Partout sur la planète Terre, les humains sont des fabricateurs. Ils ne fabriquent pas les mêmes objets et ne mettent pas en œuvre les mêmes processus de fabrication, mais ils vivent leur condition d’espèce animale dont les individus naissent et meurent, en créant un monde matériel qui échappe à ce processus vital-là. Ces différentes fabrications protègent l’être humain dans une grande mesure : les maisons, contre le froid, le chaud, la pluie, et ainsi de suite.

Devant le risque mortel du Covid-19, nous comptons, c’est clair, sur une solution par la recherche scientifique, la conception et l’expérimentation, puis la fabrication de vaccins pour des milliards d’humains. Les laboratoires de recherche biologiques et d’analyse épidémiologiques publient les observations faites sur le virus en différents endroits de la planète. Les chaînes de montage de Peugeot en France ont été impactées dès que le travail a été interrompu à Wuhan en Chine. Tout ce travail réparti à l’échelle du globe est conçu comme un apport de fragments complémentaires dont on maîtrise la mise en ordre. Dans l’ordre de la fabrication on peut fractionner le temps, fabriquer telle pièce d’une automobile, ou chercher la description de telle propriété du virus dans tel pays et tel autre ailleurs et les assembler en un troisième.

L’imaginaire de nos sociétés est marqué à un point extrême par le souci d’entrer dans des calendriers prévisibles qui sont l’occasion de se mettre d’accord. Les budgets des gouvernements et des institutions publiques, le fonctionnement des administrations participent à cet effort de maîtrise. Alors que, dans le camp de Lesbos, la maman afghane perçoit qu’elle fait partie de ceux qui sont décrochés des dynamismes supposés de cette façon de faire : « Je ne sais plus ce que nous attendons ».

Ce monde fabriqué des objets et des gouvernances contribue à libérer le temps des activités humaines de leur dépendance de la vie animale. Il y a un retournement de cette dépendance. Actuellement, l’innovation technique est un moteur de l’activité de fabrication. L’enfant, le jeune attrapent les gestes des techniques récentes plus vite que ne le font les générations plus âgées. Et le processus qui apparaît ainsi souligne que le monde qui change par des objets que nous habitons, y compris les machines sur lesquelles nous travaillons, nous voyageons, etc., change aussi les gestes, les habiletés (voir la Petite Poucette de Michel Serres) physiques et intellectuelles d’une génération à l’autre. « Pendant ce temps-là, dit la maman afghane dans le camp de Lesbos, mes enfants grandissent ». Sous entendu, ils grandissent sans apprendre le monde d’aujourd’hui à l’âge-même où ils ont le plus de capacité à l’apprendre.

Venons-en maintenant au tissage du temps dans les activités humaines que Hannah Arendt désigne par le mot « action », à travers un exemple devenu familier dans le contexte actuel.

Milliards de masques, visages uniques

Pour contrer la pandémie, en l’absence de vaccin, on a besoin de masques au moins pour les personnels soignants. Les normes de l’Union Européenne précisent qu’ils doivent être d’un certain type. Les humains distinguent ainsi les objets en leur donnant leurs noms. Hannah Arendt affirme, elle, qu’un monde humanisé entretient la possibilité de la pluralité d’êtres uniques. Mais, en tant qu’êtres uniques, ils se distinguent eux-mêmes.

Je ne connais pas le nom de cette dame afghane avec ses enfants dans le camp sur l’île de Lesbos. D’elle ne parvient jusqu’à moi, jusqu’à à toi lecteur, que les quelques paroles de la fin de l’article publié dans La Repubblica par Marco Mensurati, traduit et publié en français par Courrier international. Le reporter a été guidé vers ce groupe d’Afghans par Marco Sandrone, de Médecins sans frontières. Cette chaîne d’acteurs a formé un fil très ténu pour que ses paroles manifestent qui elle est, malgré le masque qui nous isole d’elle. Ce fil très ténu, construit par les gestes libres que chacun de ces acteurs a fait pour prolonger le geste et la parole du précédent qui entendait et voulait faire entendre cette mère, permet de toucher du doigt la fragilité de l’action : dans ce camp, d’autres personnes ont dit d’autres choses, ou les mêmes, à leur façon, dans leur histoire, et elles n’ont pas eu cette chance d’être relayées.

À cette famille, le Haut-commissariat aux réfugiés et l’Union européenne donnent une étiquette administrative nécessaire à la gestion de ses droits, à la gestion du camp, à la gestion des migrations à travers les frontières. Ce n’est guère plus qu’un masque, un instrument provisoire qui dit ce qu’elle est sous un étroit point de vue. Mais c’est aussi par cette fabrication administrative qu’elle est prise en otage des conflits politiques de la région d’où elle vient et de l’Union européenne où ils ont cru qu’ils seraient traités comme des humains parce que les États membres s’y sont juridiquement engagés par les conventions auxquelles ils ont adhéré. C’est aussi un aspect de la fabrication d’un monde habitable ou, en l’occurrence, inhabitable pour eux. Pour les habitants grecs de ces îles aussi. Et on comprend que cette situation, permise au départ comme provisoire, devienne par sa persistance dans le temps une véritable violence. Lorsque le président turc Erdogan a voulu rouvrir le flux de ces réfugiés que la Turquie a acceptés chez elle, des civils grecs se sont armés contre eux avec un certain soutien des locaux.

Au moment de la fondation du Mouvement ATD Quart Monde par Joseph Wresinski, des familles étaient, de la même façon, cantonnées interminablement dans des habitats provisoires. S’il a compris clairement que le mauvais logement était une dimension de la situation de ces familles, il a aussi mis en évidence que cet « interminable provisoire » n’était pas d’abord une question de fabrication de logements. C’était une question d’agir ensemble pour notre libération commune de la violence de la misère, qu’il comparait à la libération commune de la violence de l’esclavage : libérer ceux qui sont mis en esclavage et ceux qui les y mettent, prisonniers de leur peur réciproque. Une telle libération n’est possible et ne peut aboutir que si elle crée des liens qui libèrent, et qu’elle les crée dans la durée. La ressource pour y parvenir est le temps : le temps disponible pour la liberté de se reconnaître dans les gestes et les mots de la vie. Ce tissage du temps est fragile parce qu’il passe par la liberté d’autrui d’entendre et de voir les paroles et les gestes amorcés et de les reconnaître par d’autres gestes qu’ils appellent. Liberté aussi, le plus souvent de ne pas les voir ni les entendre, tout occupé que l’on est à être à la hauteur de notre rôle dans la fabrication économique financière administrative du monde.

Face à la violence destructrice de la misère, le père Joseph Wresinski affirmait que « Le remède de l’homme c’est l’homme ». Ceux qui connaissent ce malheur le savent et l’espèrent. Il proposait à ceux qu’il appelait les volontaires d’ATD Quart Monde de se libérer du reste pour les rejoindre durablement, à vie s’ils l’osaient, personnellement et collectivement. Pour recevoir et relayer les contributions en gestes et en paroles de ceux qui connaissent le malheur. Nos sociétés qui regardent ailleurs en ont besoin pour ne laisser personne de côté.

Je ne peux pas lire l’expression « temps libre » sans y penser.

Louis Join-Lambert

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis plus de quarante ans, Louis Join-Lambert a été directeur de son Institut de recherche et rédacteur en chef de la Revue Quart Monde entre 1986 et 2000. Il poursuit aujourd’hui des travaux de réflexion en confrontant notamment les intuitions du père Joseph Wresinski avec l’œuvre philosophique de Hannah Arendt.

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