Le refus de la souffrance, terreau d’avenir

Fulgence Rusangiza

Citer cet article

Référence électronique

Fulgence Rusangiza, « Le refus de la souffrance, terreau d’avenir », Revue Quart Monde [En ligne], 194 | 2005/2, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/879

Là où certains sombrent dans tous les gouffres du désespoir, d’autres, tel l’auteur de cet article, choisissent d’ouvrir des voies d’avenir. Ils font de leurs difficiles et douloureuses expériences de vie le tremplin d'un autre futur au bénéfice d'une jeunesse aujourd’hui sans espoir, ni projets (propos recueillis par Gabrielle Erpicum).

Index de mots-clés

Engagement, Solidarité

Index géographique

Rwanda

Depuis mon enfance, j’ai toujours voulu aider les autres, c'est sans doute pour cela que je me suis retrouvé à servir comme volontaire, même durant mon exil.

Je me rappelle les collectes d’habits, de nourriture, de savons, que nous faisions au village pour aller visiter les malades dans les hôpitaux à l’occasion de l’anniversaire de la fondation de la Croix-Rouge. J’étais alors à l’école primaire et la famille m’encourageait.

Adolescent, je suis allé rendre des services comme volontaire dans le programme d’assistance aux déplacés, au sein de la représentation belge de la Croix-Rouge au Rwanda. Ensuite, j’ai été retenu comme comptable des projets, service rendu jusqu’en avril 1994, date à laquelle nous avons dû fuir le pays, suite à la guerre. Nous sommes allés vers le Burundi, en entraînant avec nous un bon nombre d’enfants orphelins jusqu’alors hébergés dans le centre de la Croix-Rouge. J’avais à l’époque vingt-trois ans.

Du Burundi, j’ai marché des semaines et des semaines jusqu’en Tanzanie où j’ai rejoint le camp de réfugiés de Ngara. Là, j’ai proposé mes services comme volontaire. J’ai aidé dans l’encadrement des enfants non accompagnés, c’est-à-dire des enfants qui avaient perdu leurs parents dans la fuite, et aussi dans un programme de lutte contre le sida avec Care International. En outre, compte tenu de la détérioration de l’environnement dans les camps et de la consommation de drogues, j’ai été nommé membre promoteur de l’association APELAD (Action pour la protection de l’environnement et de lutte anti-drogue)

Parmi les réfugiés à Nairobi

Après des mois passés dans ce camp, j’ai décidé de prendre la route vers le Kenya. Je n’avais rien, seulement mon petit ballot et vingt Kshs (Kenya shilling) dans ma poche. C’est ainsi que je suis arrivé dans cette grande ville de Nairobi. Il m’avait été dit qu’à Kayole (banlieue à une vingtaine de kilomètres du centre de Nairobi) se trouvaient rassemblés beaucoup de réfugiés issus des pays de la Région des Grands Lacs, dont beaucoup de Rwandais. Dans cette capitale tumultueuse et violente, j’ai fini par trouver le terminus des “ matatu ” pour Kayole (moyen de transport dans la capitale). J’ai pu me glisser dans l’un de ceux-ci, serré au milieu des Kenyans.

Je n’avais pas où coucher. Pendant deux mois j’ai dormi dans une cahute qui servait à protéger les chèvres la nuit, ceci grâce à un Kenyan qui m’a offert cet accueil dans une localité isolée. Je lui en suis reconnaissant. Progressivement j’ai fait connaissance avec des réfugiés qui, comme moi, avaient fui leur pays, soit le Rwanda, le Burundi ou la République démocratique du Congo. Ils se réunissaient dans le lotissement de la paroisse de Kayole et s’encourageaient mutuellement soutenus par une petite organisation dont ils faisaient partie, Africa Refugee Programme (ARP). Je leur ai proposé mon aide. C’est ainsi que très vite, après avoir rendu de multiples services, j’ai été chargé d’une “ sous zone ”, c’est-à-dire d’un quartier dans lequel vivait une trentaine de familles de réfugiés. Plus tard nous appellerons ces sous zones “ groupes de solidarité ”. Ces groupes rassemblent entre trente à quarante familles. Le programme ARP compte plusieurs dizaines de groupes de solidarité répartis en quatre zones dans Nairobi.

Comme j’avais un bon contact avec les jeunes et que ceux-ci étaient très nombreux, j’ai assuré l’animation des jeunes au sein de ce programme. L’année suivante, le responsable de la zone de Kayole étant parti, j’ai accepté de le remplacer. Ainsi, à partir de ce jour, j’ai été chargé du suivi de tous les groupes de solidarité de la zone. Il y en avait à l’époque huit, soit environ deux cent cinquante familles. Le programme ARP touche plus d’un millier de familles en exil. Pour les suivre, une équipe de coordination assure le lien avec les responsables de zones et des groupes de solidarité. J’ai rejoint l’équipe de coordination quatre années après mon arrivée au Kenya. C’est dire que j’ai beaucoup appris au cours de ces années d’exil, d’autant que j’ai eu la chance de pouvoir me mettre aux études.

Afin de combiner études et service des autres, j’ai décidé de suivre mes cours par correspondance. J’ai choisi d’apprendre le développement communautaire. Tout ce chemin parcouru m’a fait réfléchir. Un jour, après dix ans d’exil, j’ai décidé de revoir mon pays, de rechercher ma famille. Ce fut un moment de forte émotion. J’ai retrouvé une partie des miens, la concession de mes parents qui, eux, étaient décédés. J’ai vu la grande misère des familles des zones rurales. J’ai trouvé mon village dans un état de délabrement que je ne m’imaginais pas : les canalisations pour l’eau étaient encore dans la terre mais n’apportaient aucune eau, les gens vont la puiser dans la rivière ; les maisons étaient à moitié démolies.

Dans la région Icyanya, à vingt kilomètres de Kigali, la situation est très alarmante. La population représente aujourd’hui, environ quatre-vingt mille habitants, soit le double de la population d’avant les événements de 1994. Après la guerre, cette région a dû assimiler un bon nombre de familles rentrées d’exil. Cette situation a obligé la population locale au partage des terres à cultiver qui, déjà auparavant, étaient insuffisantes et infertiles.

J’ai vu les jeunes qui erraient en ville et dans les campagnes sans projets, sans formation, sans aucune chance de sortir de cette misère.

J’ai vu aussi de nombreux enfants qui travaillaient ou qui faisaient le vélo taxi au lieu d’aller à l’école. J’ai discuté avec un de ces jeunes qui m’a raconté sa vie. Lors du génocide, il était en dernière année de primaire. Ses parents ont été tués, les laissant seuls, lui, sa sœur et son frère. Il a réussi son entrée en 6ème, il a commencé l’année puis s’est arrêté parce qu’il se sentait responsable de son frère et sa sœur et il a cherché à travailler.

C’est là que j’ai compris la chance qui était la mienne. En ces dix années d’exil j’ai découvert tant de choses ! A travers mes engagements au service des autres, j’ai appris à comprendre les problèmes des jeunes, de ceux de mon âge, des adolescents aussi. J’ai découvert l’angoisse des parents face à l’avenir brisé de leurs enfants. C’est alors qu’est née en moi cette certitude : je dois à mon tour faire quelque chose pour les jeunes de mon pays qui ont souffert de la guerre et qui aujourd’hui, sont sans avenir. Si ces jeunes avaient eu une formation manuelle, ils auraient pu mieux s’en sortir. De retour au Kenya, je n’ai cessé de penser à cela et progressivement l’idée du projet “ DEJA -l’espoir ”(Défi-Engagement-Jeunesse-Avenir) a pris forme.

Un tremplin pour vivre ensemble

L’association “ DEJA -l’espoir ” est une initiative enracinée dans l’histoire douloureuse du Rwanda. Depuis un demi-siècle, mon pays connaît une situation instable sur le plan politique. De ce fait, de nombreux citoyens ont été contraints de prendre le chemin de l’exil. Leurs enfants n’ont pas tous vu le jour sur la terre de leurs ancêtres.

L’originalité de cette démarche réside dans le fait de croiser deux expériences fortes : celle de Rwandais exilés et celle de Rwandais restés au pays. En effet, de nombreuses familles restées au pays savent ce qu’est la pauvreté, le dénuement complet, les problèmes de maladies, la difficulté d’envoyer les enfants à l’école le ventre vide, l’impossibilité d’offrir un avenir à leurs jeunes, de trouver un travail rémunérateur... Elles ont mené le dur combat pour la survie avec les moyens qu’elles ont pu trouver dans un contexte d’extrême pauvreté dû aux conflits qui ont totalement détruit l’équilibre du pays. Elles ont aussi expérimenté la solidarité qui peut lier ceux et celles qui manquent de tout et qui permet de ne pas sombrer totalement.

Quant aux familles qui ont vécu l’exil, celles-ci sont aussi passées par la dure école de l’extrême dénuement. Elles ont également dû affronter les problèmes de survie, de non logement, de santé, d’errance, de perte de racines (famille, traditions, langue...) Elles ont dû lutter pour ne pas tomber dans le désespoir. Elles ont vécu l’incapacité de trouver les fonds pour permettre la scolarisation de leurs enfants et l’angoisse de leur avenir. Elles ont vécu l’importance de s’unir, de s’appuyer les unes sur les autres pour faire face. Elles ont découvert d’autres façons de vivre et ont élargi leur champ de connaissance à d’autres cultures, à d’autres pays. De part et d’autre ces expériences ont une valeur unique. Elles seront le terreau du projet.

Les jeunes ont le droit d’être une chance...

Les événements tragiques qui ont traversé le pays et ont conduit au génocide de 1994, ont laissé un grand nombre de veuves, d’orphelins, d’enfants seuls. Très vite de jeunes enfants, devenus prématurément responsables, ont dû quitter l’école pour prendre soin de leurs petits frères et sœurs. Ils grandissent sans avoir pu acquérir des connaissances intellectuelles, manuelles suffisantes pour pouvoir participer réellement à la vie du pays par leur travail. Ils peuvent cependant être une chance pour le pays, ils en ont le droit.

C’est pourquoi, l’idée a germé de créer un centre de rencontre et d’apprentissage de différents métiers qui seront utiles dans l’effort de reconstruction des villages (menuiserie, plomberie), ou pour la fabrication de chaussures qui n’existent pas ici (sandales des Masai), ou pour apprendre à fabriquer des pièces de vélo qu’on trouve difficilement sur le marché. Ce sont des activités simples qui ne demandent pas un gros investissement. Ce centre pourrait assurer une initiation à l’informatique afin que les jeunes puissent rejoindre le monde de demain.

Je sais que je m’engage dans une voie difficile, mais c’est le chemin que je veux prendre. Alors que je suis jeune, j’ai déjà vécu beaucoup de souffrances, j’ai fait tous les métiers possibles. Si j’ai été capable d’en arriver où j’en suis aujourd’hui, c’est que je peux avancer et réussir dans ce projet.

Fulgence Rusangiza

Fulgence Rusangiza, Rwandais, a passé son enfance dans la campagne, près de Kigali. Il a poursuivi des études secondaires, section sciences économiques, à Rwamagana, à l’est du pays. Toujours au service des autres, aujourd’hui de retour au pays après dix ans d’exil, il se lance dans la création d’un centre professionnel pour les jeunes Rwandais sans formation.

CC BY-NC-ND