Viviane Forrester, L’horreur économique

Fayard, Paris 1996, 215 pages.

Lucas Seigneur

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Viviane Forrester, L’horreur économique, Fayard, Paris 1996, 215 pages.

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Lucas Seigneur, « Viviane Forrester, L’horreur économique », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 22 mai 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9123

Dans un propos libre et incisif, Viviane Forrester nous invite à ouvrir les yeux. Le travail nous apparaît le moteur conventionnel de l’insertion, il concède une utilité sociale et permet de consommer. Voilà pourquoi le chômage, avéré durable et ample, est facteur d’exclusion. Simplement car nous refusons à notre civilisation toute autre base que le travail, alors même que l’économie nous donne les signes d’une évolution historique.

Notre suffisance d’hommes développés n’a pu en effet enrayer le cours de l’Histoire. Ecoutons les esprits avertis des règles de gestion : le profit se construit dorénavant sur la compression du coût de la main d’œuvre. L’activité économique tend à se libérer du facteur travail et les recherches infructueuses ont un effet abrasif sur les exigences des individus. C’est aussi le premier pas vers l’esclavage des actifs, à qui l’on montre poliment le gouffre de l’exclusion. La création à foison de contrats précaires signale cette transformation.

Mais il faut bien justifier le chantage à la précarité et à la flexibilité. Intervient alors l’argument de l’économie mondialisée. Des paradis s’offrent partout à la productivité du travail, sources de délocalisations aux effets ravageurs. A la fuite des capitaux et d’activité s’ajoute l’obligation faite à la collectivité d’apporter une compensation aux sinistrés. Coût double collectif pour un surplus de profit privé. Ce sont des populations que nous avons toujours pillées de leurs richesses primaires qui aujourd’hui nous font concurrence dans le cadre de l’exploitation mondialisée. L’Histoire bafouille.

Or le profit mondialisé fait l’objet d’une répartition. Soyons un instant un gestionnaire consciencieux, qu’en faire ? Investir ? Voilà qui est risqué, lourd, lent. Nécessaire certes, mais si peu dans l’air du temps alors que justement la cybernétique a accéléré ce dernier, surtout dans la sphère financière. Autrefois subalterne d’une économie réelle, tangible, elle a conquis son autonomie et retourné le lien de dépendance. Là sont la manne et les potentiels dans des spectres d’échanges dévoués au pur concept de produits dérivés. La rapidité, l’ubiquité, y permettent une course sans fin d’écritures comptables jamais soldées. La, la facilité des initiés n’est pas partagée par tous les autres, le trésor des « forces vives » est réservé.

Les dirigeants de la cité sont trop tenus par le chantage des gestionnaires même s’ils restent en première ligne face aux mécontentements. Le dogme s’est imposé et l’auteur peut s’exclamer « hors du club libéral, point de salut ! ». Elle rappelle combien ce libéralisme est relatif, précisant que l’insertion profite rarement des aides gouvernementales à l’emploi, à l’évidence recyclées par ailleurs. Plus grave, c’est l’ensemble, chacun forçant son indifférence pour se protéger, que nous stérilisons notre civilisation, incapables de trouver une alternative au travail. On a pu rêver un temps s’en libérer, mais son épuisement révèle en fait un lien de dépendance encore plus fort dans son absence.

D’où une exclusion infernale qui débouche sur un phénomène de ségrégation sociale. Beaucoup doivent survivre loin des moteurs du comportement économique libéral ; les difficultés présentes masquant seules le néant à venir, là où l’égalité des chances n’est qu’un leurre, quel que soit le mérite... Paradoxalement, de ces exclus, on attend une vertu extraordinaire, un stoïcisme incomparable pour résister à la vacuité et la misère sans rébellion. Du délire ! Leur temps est condamné à la quête sans fin du jour suivant, leurs études sont tournées vers l’hypothétique insertion professionnelle. Ils n’ont pas le droit de se rabattre vers une activité intellectuelle, trop superflue... trop subversive aussi ?

Notre abandon face à une dictature de l’économique, notre abstention face à l’adaptation forcée à la mondialisation, préparent un génocide logique, pas tant voulu qu’accessoire à la pérennité du profit. C’est la misère mondialisée ! Une réaction s’impose, difficile, risquée et angoissante. Le constat est pessimiste. Mais beaucoup souffrent pendant que d’autres conseillent une précarité qu’ils ne subiront jamais. C’est un choix de société, il mérite d’être débattu plutôt que balayé d’un geste superficiel de la main. Viviane Forrester propose une piste, adopter le Respect comme valeur fondamentale de l’intégration. Gageure ?

CC BY-NC-ND