Maintenir des liens avec l’extérieur

Jean-Claude Cugnet

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Jean-Claude Cugnet, « Maintenir des liens avec l’extérieur », Revue Quart Monde [En ligne], 193 | 2005/1, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/927

En prison, on est doublement enfermé lorsqu’on n’a pas de contact avec l’extérieur. Des membres d’association assurent cette relation indispensable dans la durée avec des prisonniers sans famille ou sans possibilité de voir leurs proches.

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Prison

Toute personne incarcérée se trouve un jour brutalement coupée de sa famille ou de ses amis. Dans les premiers jours, seul le conseiller d’insertion et de probation pourra prendre contact avec ses proches, s’il en a, pour les prévenir. Bien souvent l’incarcération fait suite à une interpellation qui vous trouve là où vous êtes, sans possibilité de prendre avec vous papiers et vêtements. La présence d’intervenants bénévoles, libres de leurs mouvements, peut se révéler indispensable. Il en est ainsi pour les détenus qui ne bénéficient pas de parloirs familles. N’ayant personne susceptible de les visiter, ayant quitté leurs pays et leurs proches ou ignorant leur présence en France, ils peuvent demander à rencontrer un visiteur bénévole, qui viendra, régulièrement si possible, sans porter de jugement sur les raisons de leur incarcération. Il sera essentiellement un écoutant, apportant un espace de liberté, où tout peut être dit et entendu.

De ces entretiens que je pratique depuis plus de quatre ans et demi, il ressort que très rapidement un climat de confiance s’établit, permettant de travailler sur l’avenir. On peut être amené à contacter la famille, pour donner de vive voix des informations ou faire passer un message, plus rapidement que ne le ferait la poste.

Il est très difficile pour certains de venir voir l’un des siens en prison. Indépendamment des problèmes de distance et de disponibilité aux horaires de parloirs, il leur est impossible de s’imaginer dans un parloir, après avoir franchi contrôles et grilles pour se trouver face à celui qui a commis un délit ou un crime. Ecrire pose aussi problème, et tant que l’on ne connaît pas les conditions de détention, il est difficile d’imaginer la réalité.

Le besoin d’apaisement

Les visiteurs que nous sommes restons des témoins extérieurs, indépendants de la justice, de la police, de la famille. La qualité humaine et la chaleur de la relation entre deux êtres, quelles que soient leurs origines, leurs races, leurs religions et la raison de leur présence dans le parloir, face à face, sera déterminante et pourra apporter l’apaisement nécessaire au détenu. Il faudra faire preuve de beaucoup de patience et d’écoute, ne jamais se décourager et à tout moment être prêt à interrompre la visite, si le détenu en manifeste le désir.

Indépendamment du travail du visiteur, il existe au moins sur le site de Fleury-Mérogis que je fréquente régulièrement depuis plus de quatre ans, une association - SEP 91 (soutien, écoute, prison) - qui assure plusieurs tâches : l’accueil des familles à l’entrée de la maison d’arrêt des hommes, la tenue d’un vestiaire permettant de fournir des vêtements aux détenus les plus indigents et enfin une intervention en détention dans les cinq bâtiments (trois ailes à sur quatre étages de la maison d’arrêt des hommes), le centre des jeunes détenus et la maison d’arrêt des femmes, pour rencontrer les détenus et régler un certain nombre de problèmes.

En tant qu’intervenant en détention, je rencontre chaque semaine dix à douze détenus. On mesure très vite, l’importance de ces entretiens. Citons une liste non exhaustive des tâches que nous sommes amenés à remplir. Ce faisant, il sera facile de mesurer l’état de dénuement dans lequel se trouvent les détenus, a fortiori s’ils sont sans ressources.

  • Fournir des vêtements : si vous n’avez pas de famille susceptible de vous apporter votre linge, vous risquez de  “mariner dans votre jus ” pendant plusieurs semaines.

  • Récupérer des affaires personnelles laissées, dans un foyer, un hôtel, une consigne de gare ou d’aérogare.

  • Aider à remplir les formulaires de demandes de retrait d’un compte postal ou bancaire pour pouvoir recevoir de l’argent et cantiner (c’est-à-dire acheter à la cantine : tabac, journaux, produits frais, épicerie, vêtements etc. et payer la location de la télé)

  • Faire parvenir à la famille papiers ou objets : carte grise et clés du véhicule, carte bancaire, procuration pour utiliser le compte postal.

  • Récupérer une carte d’identité à la préfecture, qui a été demandée avant l’incarcération mais qui sera détruite si l’intéressé ne vient pas la chercher dans les délais, sinon il lui faudra recommencer le parcours du combattant. Et parfois il est indispensable au détenu de prouver qu’il est français.

  • Prendre contact avec l’employeur, pour récupérer fiche de paie, versement des salaires restant dus, attestations de chômage...

  • Prendre contact avec la famille. Pour certains détenus et leurs familles, il y a une quasi-impossibilité morale à s’écrire. Une médiation est nécessaire. Si le courrier met beaucoup de temps à parvenir (le délai est encore rallongé, dans le cas des prévenus car il doit passer par le cabinet du juge), le détenu s’inquiète, imagine le pire pour sa femme ou ses enfants. On ne mesure pas assez à l’extérieur, l’importance du courrier pour celui qui est contraint de rester dans 9 m2, parfois difficiles à partager avec le codétenu.

  • Faire parvenir jouets ou cadeaux que le détenu souhaite offrir à ses enfants, grâce à l’argent gagné en travaillant, soit comme auxiliaire, soit en atelier. A la demande du détenu nous devons trouver à l’extérieur l’objet désiré, indiquer les prix, faire sortir l’argent pour payer l’achat et l’expédition et en rendre compte.

L’histoire de deux frères

Pendant plus d’un an j’ai accompagné deux frères d’une trentaine d’années, incarcérés pour la huitième ou neuvième fois. Orphelins à quinze ans, livrés très tôt à la rue (violence, drogue), en piteux état de santé, ils ont déjà passé plus de dix ans derrière les barreaux. L’un d’eux bénéficiait d’un logement social à Paris qu’il partageait avec son frère. Incarcéré, il ne pouvait faire parvenir mensuellement son loyer au bailleur. J’ai donc reçu procuration sur leurs deux livrets d’épargne, pour pouvoir régler le loyer et faire rentrer de l’argent sur leur compte pour cantiner. Leur seule ressource était l’allocation d’adulte handicapé.

Grâce à des voisins, aussi démunis qu’eux, je pus récupérer leur courrier. A deux reprises, j’ai pu éviter une saisie de leurs biens par un huissier mandaté par l’Assistance publique pour recouvrer des compléments de frais d’hospitalisation, qu’ils n’avaient pas à régler, étant pris en charge à 100%.

Des amendes pour non-paiement de titres de transport atteignant des sommes très élevées à cause des pénalités de retard leur étaient réclamées. En réalité les intéressés bénéficiaient de la gratuité, mais n’avaient pu produire leur carte d’exonération. Après plusieurs courriers et appels, j’ai pu faire effacer ces amendes.

Même type de démarches pour la redevance de l’audiovisuel, deux années avec rappel, alors qu’ils bénéficiaient de la gratuité, sous réserve de l’envoi, en temps utile, des justificatifs réclamés.

Négociation, courrier demandant une remise gracieuse, à rédiger, puis à faire signer en détention à l’intéressé. Puis s’inquiéter de la suite, heureusement réussie : rien à payer, ouf... !

Quelques semaines avant leur libération, l’un d’eux avait obtenu une permission de sortie de trois jours, pour lui permettre d’effectuer des démarches. Je le retrouve, l’accompagne, les démarches se passent bien, mais il m’explique sa sortie de la veille et de la nuit. Il avait dépensé presque toute son allocation mensuelle. Je lui rappelle que le lendemain il doit rentrer à Fleury-Mérogis à l’heure. Le lundi matin j’apprends qu’il est arrivé avec trois heures de retard. On lui explique que cela peut remettre en question sa sortie. Il n’en sera rien car l’administration n’ayant pas trouvé d’appartement thérapeutique pour son frère est bien contente qu’il accepte de l’héberger. Les deux frères sortiront ensemble.

Quelque temps plus tard, le frère locataire se montre violent avec son frère. Il imite sa signature pour récupérer l’argent qu’il avait sur son compte... Ainsi à nouveau démuni, ce dernier galère et je le retrouve pour quatre mois à Fleury-Mérogis. Il me demande d’aller récupérer son sac (contenant papiers et vêtements) caché derrière des cartons dans une cave, à Paris. Je pars à la recherche : l’accès à l’immeuble se fait par digicode. Je n’ai pas le code, j’attends que des personnes rentrent, je suis dans le hall. Je me heurte à une autre porte dont je n’ai pas la clé, je dois encore attendre ce qui me laisse le temps de lire une note du syndic adressée à la police, suite à plusieurs tentatives d’effraction des caves. Enfin une dame âgée sort, je lui demande l’accès à la cave mais elle dit ne pas avoir la clé. Rassurée par l’arrivée d’un autre locataire, elle la retrouve mais la cave n’est pas éclairée. Voyant mon embarras, elle m’apporte une bougie et l’exploration commence... Ma ténacité finit par payer. J’ai le sac et tout son contenu.

Autre exemple : j’ai suivi un jeune de 25 ans pendant les dix-huit mois de sa détention. A travers un long travail sur lui-même, et grâce à nos entretiens hebdomadaires, beaucoup de choses se sont reconstruites. Les liens qui étaient coupés avec sa famille ont pu se renouer. Ayant la volonté de tourner la page, il a suivi des cours d’enseignement à distance, ensuite je l’ai inscrit en faculté. A sa sortie, j’ai eu la joie de l’accueillir et le conduire chez sa sœur. Maintenant il travaille, a réussi sa première année universitaire (tout en travaillant), il habite pour l’instant chez ses parents. Nous nous voyons pratiquement tous les quinze jours.

La famille aussi est punie

A travers cette expérience de visiteur et d’intervenant en détention, je constate que la prison ne remplit qu’une partie de sa mission : la punition. Mettre à l’abri tout individu ayant commis délit ou crime, pour qu’il ne soit plus dangereux pour les autres. La priorité est donnée à la sécurité. Par contre la deuxième mission qui est la réinsertion est malheureusement laissée de côté, faute de moyens humains et financiers et de volonté politique.

Dans tout cela, le détenu est bien sûr puni, mais sa famille l’est également, encore plus que l’on ne peut l’imaginer. Obtenir un parloir n’est pas une formalité simple. Venir à l’heure à un moment qui n’est pas toujours compatible avec un emploi ou la charge des enfants, pour trente minutes de parloir, demande beaucoup d’efforts. Supporter le regard des autres qui savent que l’un des vôtres est en prison peut vous renfermer dans votre isolement. Quand le salaire principal vient à manquer, il faut s’organiser et rien n’est simple. Les formalités administratives déjà complexes deviennent insurmontables...

La famille est un pôle fondateur, qui joue un rôle essentiel pour le maintien du moral du détenu, et aussi pour sa sortie, son absence est totalement déstructurante. Mais l’incarcération peut entraîner un remaniement des relations familiales : séparation, divorce, et parfois rupture complète avec la famille qui ne peut plus supporter une énième incarcération, ayant déjà trop donné, trop supporté.

Il est indéniable que les intervenants bénévoles ont un rôle indispensable à jouer, pour éviter au détenu d’être complètement laminé par les difficultés administratives et maintenir un lien avec les siens si le courant ne passe pas de manière directe.

Je n’oublierai jamais le jour où étant allé récupérer dans un meublé sordide la petite valise d’un quinquagénaire qui ne contenait que de pauvres vêtements et un livret d’épargne “riche ” de 500 francs, j’ai mesuré que je tenais au bout du bras tout son “patrimoine ”, et qu’il n’aurait que cela à sa sortie, sans travail, sans logement, ni personne pour l’attendre.

Jean-Claude Cugnet

Jean-Claude Cugnet, retraité de la distribution (fonction commerciale puis ressources humaines), est visiteur de prison (Association nationale des visiteurs de prisons) et intervenant en détention à Fleury-Mérogis (SEP 91). Il est aussi allié d’ATD Quart Monde.

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