James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes

Ed. Plon, coll.Terre humaine/Pocket, Paris, 2003,, 472 pages,62 photos, traduit par Jean Queval

Chantal Joly

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James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Ed. Plon, Paris, Collection Terre humaine/Pocket, Paris, 2003, 472 pages, 62 photos, traduit par Jean Queval

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Chantal Joly, « James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes », Revue Quart Monde [En ligne], 196 | 2005/4, mis en ligne le 25 mai 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9341

Tortueux mais fascinant, un livre exceptionnel sur la misère au sud des Etats-Unis, en 1936. Sur la brûlure intérieure que provoque cette injustice. Et plus encore sur la prétention qu’on peut avoir à décrire la réalité de la vie d’un autre être humain.

On est à des années-lumière d’un reportage journalistique ordinaire. La commande pourtant, était simple : en juin 1936, Fortune Magazine demande à l’un de ses collaborateurs réguliers, James Agee, d’écrire un article sur des métayers. Le directeur de la rédaction accepte que Walker Evans travaille avec lui en qualité de photographe. Les deux jeunes hommes (26 et 32 ans) partent vers le Sud. Ils se retrouvent dans le Hale County (Alabama), où ils s’immergent environ un mois dans la vie de trois familles de Blancs pauvres. Le résultat est un texte qui entremêle toutes les disciplines : le journalisme, l’économie, la sociologie, l’ethnographie, la philosophie, le spirituel...

James Agee a le génie de la description. Des visages, des paysages, des colorations particulières à l’aube, de la densité des nuits. Ses textes, y compris les plus prosaïques, saisissent avec une force stupéfiante l’existence de bête de somme de ces fermiers : leur habitat, leurs coutumes alimentaires, leur alimentation, leur rapport au temps, aux émotions, leurs conditions de travail... Les pages qu’il consacre à la culture du coton, nous font particulièrement ressentir combien cette tâche est abrutissante et physiquement torturante. Mais ce qui est le plus admirable, c’est la manière dont James Agee témoigne de ces hommes et ces femmes. Ni personnages de romans, ni sujets de curiosité ou de pitié, ils s’imposent en tant que personnes totalement uniques et totalement dignes. “ Georges Gudger, écrit-il, est un être humain, un homme, moins le semblable de tout être humain que lui-même ”. Ce serait un mot bien fade que de résumer cette attitude par le respect. James Agee regarde ces vies humbles avec beauté, bonté, intelligence. Tout son récit est une dénonciation de l’inhumanité du sort qui leur est fait (“ Personne n’est fait pour le droit au malheur ”) ainsi qu’une interrogation sur sa tentative de restituer leur vérité.

La postface précise qu’à l’époque de sa parution, “ l’intelligentsia de New York parlait du livre comme du saint Graal : brillant, rédempteur, totalement inaccessible ”

Il ne faut surtout pas se laisser décourager par le côté cerbère, agressif, du début. Pas plus que par le mélange des genres (réflexions, poèmes en prose, énumérations, citations, séquences de conversations...). Ce livre, initialement paru chez Plon en 1993, certes déroutant, difficile et culpabilisant est aussi l’un des très rares à parler de la double face de la pauvreté : l’usure visible des corps et la détresse invisible des âmes.

Chantal Joly

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