Face à l'inacceptable

A la conférence de presse internationale

Geneviève de Gaulle Anthonioz, Roger Russel et Stéphane Hessel

Citer cet article

Référence électronique

Geneviève de Gaulle Anthonioz, Roger Russel et Stéphane Hessel, « Face à l'inacceptable », Revue Quart Monde [En ligne], 149 | 1993/4, mis en ligne le 01 juin 1994, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9887

A Paris, sur le parvis des Libertés et des Droits de l’homme, une soixantaine de journalistes de la presse internationale ont échangé avec des délégués du Quart Monde et des personnes qui les ont rejoints dans leur refus de l’extrême pauvreté. L’expérience de résistance et de dignité des plus faibles, et la solidarité qu’elle suscite rappellent le sens de la démocratie.

Geneviève de Gaulle–Anthonioz : Les plus pauvres ne sont plus seuls à refuser la misère

Présidente du Mouvement ATD Quart Monde en France, pouvez-vous nous dire en quoi une Journée mondiale du refus de la misère est importante pour les plus pauvres ?

Ce qui est important, c’est que ce sont les plus pauvres qui ont maintenant la parole. Le cri des pauvres qui a été répercuté par des millions et des millions d’hommes et de femmes à travers le monde entier. C’est un appel qu’à travers le monde, tant et tant de très pauvres essaient de nous faire partager.

Le deuxième fait important de cette journée, c’est que les plus pauvres ne sont plus seuls, comme l’a dit très justement l’Ambassadeur du Bénin, quand, à l’ONU, au nom de son pays, il a demandé que le 17 octobre soit reconnu comme Journée mondiale du refus de la misère.

Le troisième fait important, c’est que les pauvres nous obligent maintenant à regarder ce qu’est notre société dite de progrès. En les entendant, comment pouvons-nous accepter que tant d’hommes et tant de femmes en soient de plus en plus exclus. Il y a quelques années, on pouvait dire que la misère était loin et qu’on ne la connaissait pas. On ne peut plus le dire aujourd’hui. La misère est parmi nous. La période de récession que nous vivons nous a montré que chacun de nous peut, avec un cumul de précarités, tomber dans la grande pauvreté. La solidarité est donc une exigence.

Roger Russel : Fiers d’être utiles à la société

Vous dites : « Le père Joseph nous a rendu l’honneur. » Que veut dire cela pour vous, dans votre vie ? Et quel lien établissez-vous entre cet honneur retrouvé et la dalle, qui est derrière nous, en hommage aux victimes de la misère, et le 17 octobre qui est une journée à l’honneur des plus pauvres ?

Je suis d’une famille du Quart Monde, je suis un enfant du Quart Monde. Avant de connaître le Mouvement ATD Quart Monde, en 1982, j’avais honte de la misère que je vivais. Je me culpabilisais, je pensais que c’était de ma faute, par mon manque d’instruction, que ma famille vive dans la misère.

En 1982, lorsque j’ai connu le Mouvement ATD Quart Monde, et que je suis allé à son rassemblement international « Pleins droits pour tous » à Bruxelles, et aux Universités populaires Quart Monde, j’ai appris à connaître l’histoire des familles les plus pauvres, un peuple qui existe depuis des centenaires, des millénaires. J’ai appris que, de tous temps, ils ont montré leur courage d’essayer de faire vivre leurs familles par quelque moyen que ce soit, par exemple en faisant le ramassage des ferrailles. Ils ont toujours montré qu’ils étaient des ouvriers. Dans notre famille, tout le monde a travaillé : les grands-parents, les parents et les enfants. J’ai aussi compris cette force, lorsque dans le camp de Noisy-le-Grand, les familles se sont rassemblées pour construire les pré-écoles, les jardins d'enfants, les ateliers de formation professionnelle, la cité de promotion familiale. Cela nous a rendu l’honneur, et j’étais fier d’appartenir à ce peuple. Je n’avais plus honte de ma misère. Par la suite, j’ai milité à fond dans le Mouvement ATD Quart Monde et j’ai appris qui était le père Joseph Wresinski, et cela m’a fortifié dans mes convictions.

La Dalle, inaugurée en 1987 par le père Joseph Wresinski et les familles du Quart Monde, rappelle les familles qui sont victimes des misères passées, présentes et à venir. Cette dalle rassemble tout individu, quelle que soit sa position sociale, dans le même combat, dans le désir de détruire la misère. Le peuple du Quart Monde n’est pas un peuple d’inférieurs, c’est un peuple fier, qui s’est instruit, qui a un savoir à partager avec tout le monde. Nous voulons être reconnus dans les plus hautes sphères de la politique sociale et économique comme des citoyens à part entière. Lorsque des mesures sont décidées à leur égard, les personnes et les familles du Quart Monde demandent que ces décisions soient prises avec elles.

Et en quoi le fait d’être ensemble, le fait d’être écouté pour ces décisions, est-t-il indispensable pour sortir de l’assistance ?

Parce qu’on ne peut pas s’offrir de l’assistance tout seul. L’assistance doit, bien sûr, exister comme une solution d’urgence. Mais elle ne doit pas être une assistance à vie. Nous refusons cette assistance-là, car nous voulons être reconnus comme des ouvriers à part entière. Nos mains sont capables de travailler. Même si nous n’avons pas une instruction élevée, nous sommes capables de contribuer par notre force de travail. Nous sommes utiles à la société. Les droits de l’homme, la défense des droits de l’homme, c’est pour tout le monde, ce n’est pas que pour des cas uniques. On n’est pas des familles particulières, des inférieurs ; on est des gens, des hommes à part entière.

Stéphane Hessel : Aucune expérience n’est plus forte…

Vous êtes ambassadeur de France. En 1948, en ce lieu même, a été proclamée la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette année-ci, vous avez été le chef de la délégation française à la Conférence internationale sur les droits de l’homme tenue à Vienne. Vous y avez abordé le rapport entre grande pauvreté et droits de l’homme…

Nous sommes animés du sentiment que quelque chose d’important se passe lorsque le message du père Wresinski se transmet (non plus seulement à ceux qui, dans le Mouvement ATD Quart Monde, ont toujours senti l’importance de ce message, mais) lorsque grâce aux conférences internationales, grâce aux résolutions adoptées – d’abord par la Commission des droits de l’homme, puis par la Conférence de Vienne – la Journée mondiale du refus de la misère est maintenant proclamée par les Nations Unies.

Je voudrais vous demander de réfléchir à ce que signifie le mot « Refus de la misère », dans la dimension que lui a donnée le père Wresinski et qu’il a fait rayonner. Ce n’est pas dire : « Ces pauvres gens, ils sont bien misérables, il va falloir s’occuper d’eux, il ne faut pas les oublier… » Le message est, au contraire, celui-ci : Aucune expérience humaine du refus ou de l’acceptation de la dignité n’est plus forte et plus convaincante que celle que portent en eux ceux qui connaissent la misère, ceux qui se sont battus avec les difficultés et qui ont réussi à maintenir leur dignité, leur capacité de communiquer avec les autres. C’est cette expérience-là que nous devons savoir écouter, méditer et comprendre, avec tout ce qu’elle comporte de fondamentalement humain, tout ce qui est à l’origine même de la lutte pour la démocratie, pour le respect de l’homme et de la femme et pour le respect des droits de l’homme.

Geneviève de Gaulle Anthonioz

Articles du même auteur

Roger Russel

Articles du même auteur

Stéphane Hessel

CC BY-NC-ND