Face à l'inacceptable

A la commémoration

Simone Veil, Denis Despeghel, Jean-Michel Aubry et Jacques Delors

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Simone Veil, Denis Despeghel, Jean-Michel Aubry et Jacques Delors, « Face à l'inacceptable », Revue Quart Monde [En ligne], 149 | 1993/4, mis en ligne le 01 juin 1994, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9889

A Paris, la commémoration mondiale a rassemblé cette année les citoyens les plus divers, des plus faibles aux plus hautes personnalités internationales et nationales. Au-delà de leurs différences, ils se sont reconnus comme des hommes unis par le message du père Joseph Wresinski, inscrit depuis 1987 sur la dalle du parvis des Libertés et des Droits de l’homme : « Le 17 octobre 1987, des défenseurs des droits de l’homme et du citoyen de tous pays se sont rassemblés sur ce parvis. Ils ont rendu hommage aux victimes de la faim, de l’ignorance et de la violence. Ils ont proclamé leur conviction que la misère n’est pas fatale, ils ont proclamé leur solidarité avec ceux qui luttent à travers le monde pour la détruire. »

Que veut dire refuser la misère pour les personnes qui ont pris la parole à cette célébration commémorative ?

Mme Simone Veil, au nom du gouvernement français :

L’honneur des personnes qui subissent la misère et qui la refusent, par leurs paroles et par leurs actes.

(…) C’est pour moi un grand honneur et une grande responsabilité d’être parmi vous aujourd’hui, et de représenter le gouvernement français pour exprimer sa volonté et son devoir d’œuvrer résolument pour aider les plus démunis, qu’ils soient en France ou dans le reste du monde.

Je veux d’abord m’adresser à ceux qui, inlassablement depuis six ans, répercutent à travers le monde le message gravé sur cette dalle. Cette dalle posée ici, à l’initiative du père Joseph Wresinski, le 17 octobre 1987, et pour laquelle il m’avait fait l’honneur parmi ceux et celles qu’il avait choisis pour la dévoiler. C’est l’occasion de lui rendre hommage, de rendre hommage à son action, de rendre hommage à tous ceux qui, depuis des décennies, œuvrent avec lui pour la reconnaissance de la dignité de tous ceux qui souffrent (…)

Aujourd’hui, le résultat est là : cette Journée mondiale du refus de la misère est reconnue par les Nations Unies, et la France a beaucoup agi pour cette reconnaissance. Mon pays, notre pays continuera à porter cette journée à travers le monde en fidélité à la façon dont vous l’avez fait vivre jusqu’à présent.

Mais je veux surtout m’adresser aux personnes et familles quotidiennement confrontées à des conditions de vie très difficiles. A de nombreuses reprises, j’ai pu réfléchir et travailler avec le père Joseph Wresinski et avec certains d’entre vous. La dernière fois, c’était encore il y a quelques semaines, à Noisy-le-Grand, dans la cité d’accueil d’ATD Quart Monde. Nous nous connaissons bien. Je vous connais, vous qui vous battez tous les jours pour vivre, vous qui avez l’expérience d’être privés de tout, jusqu’à même ne plus avoir les moyens d’élever vos enfants.

Vous aussi, qui vous engagez aux côtés des plus démunis, dans les associations et les mouvements, dont beaucoup sont présents ici. Vous enfin qui avez reçu le mandat de veiller à la mise en place d’un ensemble de moyens concrets afin que tous soient pris en compte au travers des politiques nationales, régionales et locales. Nous sommes tous ensemble des défenseurs des Droits de l’homme et du citoyen, pour reprendre les mots de la dalle. Nous avons la responsabilité d’inventer et de mettre en place des moyens suffisants à l’échelle de nos pays, dans tous les domaines, afin que chacun puisse agir librement pour son propre bien, celui de sa famille et celui des autres.

C’est ainsi que le gouvernement que je représente compte s’attaquer aux difficultés des familles les plus pauvres (…) Il faut faire plus, il faut aider tous ceux qui le veulent à se réinsérer. L’ensemble des collectivités locales, des associations, mais aussi l’ensemble des forces économiques du pays se doivent de se mobiliser encore davantage pour multiplier les actions en faveur de l’insertion. (…) Il n’y a pas d’insertion réussie sans la possibilité de se faire soigner et d’accéder à un logement. Le gouvernement le sait et a déjà pris des premières mesures, mais il reste, et je le sais, hélas, beaucoup à faire. Vous l’avez compris, je souhaite donner un nouveau souffle aux dispositifs d’insertion de mon pays, mais je sais surtout pouvoir compter sur tous ceux qui sont ici car, les premiers sans doute, ils se sont mobilisés.

Mais il faut avoir eu faim et froid, il faut avoir souffert dans son cœur et dans son corps pour mesurer (…) ce que représente le fait de rencontrer quelqu’un qui vous juge capable d’être utile aux autres, et capable d’apprendre. Ces gestes ont un prix particulier quand ils sont accomplis dans le respect de la dignité de ceux et celles auxquels ils s’adressent. Quand des hommes et des femmes vivent des situations inhumaines quelle qu’en soit la cause, ils pensent toujours être abandonnés par tous. Mais je sais, comme vous-mêmes le savez, que même dans la misère, les femmes et les hommes qui la subissent, refusent par leurs paroles et par leurs actes leur situation. C ‘est là leur honneur (…)

Chacun à nos places, nous menons le même combat, nous devons mener le même combat pour l’homme, pour tous les hommes, mais d’abord et en priorité pour les hommes et les femmes souffrants, marginaux ou exclus, malheureusement si nombreux désormais autour de nous. Le Gouvernement français s’engage, par ma voix, dans un combat contre la misère et la souffrance, un combat pour la dignité, un combat auquel nous souhaitons nous joindre et le soutenir. Sachons tous ensemble le gagner.

M. Denis Despeghel, délégué du Quart Monde :

Que des amis de tous horizons nous rejoignent

Nous apprenons les uns des autres, et nous apprenons à découvrir le monde.

Nous ne savons pas pourquoi il y a la misère dans le monde ni pourquoi autant de familles en souffrent.

Mais nous connaissons beaucoup de gens qui se battent pour les autres et qui demandent qu’on nous respecte.

Notre espoir en cette journée du 17 octobre, c’est que toutes les familles du monde continuent à refuser la misère, à la suite du père Joseph Wresinski.

Que beaucoup d’amis de tous les bords les rejoignent, pour reconnaître leurs souffrances et leur courage, et faire respecter les droits de tout homme, dans tous les pays.

M. Jean-Michel Aubry, chef d’entreprise :

Interpellé en tant qu’homme, en tant que citoyen

Je voudrais témoigner de la vie de Maurice, de son courage, de sa détermination à vouloir être reconnu et de ce que nous avons appris ensemble.

Responsable d’une petite entreprise artisanale, j’avais engagé Maurice comme menuisier. Je travaillais seul avec lui. Dès l’embauche, je perçus ses difficultés.

Maurice m’a appris qu’il habitait en caravane, sans chauffage, ni eau ni électricité. Les difficultés matérielles, la solitude entravaient ses possibilités. Il en souffrait beaucoup. Jugé sans domicile fixe, il souffrait aussi beaucoup de ne pas être reconnu, la mairie ne voulant pas l’inscrire sur les listes électorales. Il disait : « Je ne suis pas considéré comme un citoyen. »

Un jour de découragement, je lui parle du Mouvement ATD Quart Monde et, au hasard d’un déplacement professionnel, nous sommes venus sur ce parvis. Il fut étonné de l’existence de cette dalle et de voir que des personnes s’engagent avec les plus pauvres.

Quelque temps plus tard, Maurice « craque », ses conditions de vie étant trop dures. Il y aura rupture de contrat de travail. Je ne chercherai pas à reprendre contact avec lui, sachant pourtant où le trouver. Un jour Maurice réapparaît. Il me dit que ce dernier 17 mois, il est venu sur ce parvis pour me rencontrer, et je n’y étais pas.

Cela nous fit réfléchir tous les deux sur la signification de cette démarche. Maurice avait compris que cette dalle est un lieu de réconciliation, symbole de Fraternité et de Paix entre les hommes. Il n’était pas venu retrouver le chef d’entreprise mais l’homme, le citoyen qui, comme lui, refuse la misère.

Quelque temps après, je vois Maurice. Il est sans domicile et dort dehors avec sa compagne. Il me dit son impossibilité de trouver un emploi, donc un logement, et que personne ne veut lui faire confiance. Cette situation me préoccupe, j’en parle aux salariés.

L’entreprise est mieux structurée et avec la participation de tous, la réinsertion me semble possible. Je l’engage à nouveau. Comme chef d’entreprise, je ne peux prétendre avoir les solutions. Mais, même sans grands moyens, je refuse d’accepter que tout homme n’ait pas sa place.

J’apprends alors qu’il a des problèmes de santé depuis plusieurs mois et que, bénéficiaire de l’Aide médicale gratuite, l’hôpital n’a pas jugé bon de lui pratiquer les examens utiles quelques mois plus tôt. Il prend de plus en plus de calmants pour tenir au travail. Il déjouera même la médecine du travail qui le croit en bonne santé.

Ensemble, nous obtenons un logement pour lui et sa femme et récupérons leurs droits perdus du fait de leur errance. Il tiendra deux mois et n’en pouvant plus, il va enfin consulter les médecins. S’ensuivent un arrêt de maladie et plusieurs opérations… Maurice décède chez lui deux mois plus tard d’un cancer.

Il est mort dans la dignité. La dignité retrouvée de travailleur, d’époux, d’ami.

A l’atelier, chacun dit que Maurice va manquer. Nous nous étions liés les uns aux autres pour y arriver, l’ambiance avait changé entre nous. Tous ont cotisé pour des fleurs avec l’inscription : « A notre collègue de travail. »

Après avoir vécu cela avec eux, et avec mon épouse, je me sens lié à tous ceux qui, malgré des incompréhensions, s’engagent à travers leurs responsabilités professionnelles, associatives, d’Eglise, pour faire reculer l’exclusion. Je suis ici en leur nom.

Ici-même, le 17 octobre 1987 au soir, j’entendais le père Joseph nous dire : « Cette nuit, les citoyens, les ministres, les députés, les fonctionnaires et tous les autres avons fait un pacte d’alliance avec les chômeurs, les illettrés, les indigents et les sans-logis, non pas pour une nuit mais pour l’avenir. »

Pour moi, ce n’est pas un pacte pour apporter toutes les solutions, mais pour nous lier avec les plus pauvres, pour entendre et comprendre ce qu’ils ont à nous dire, et qui nous donne la force de refuser avec eux l’inacceptable, qui nous permettra de devenir ensemble plus citoyens, et de faire avancer toute la société.

M. Jacques Delors, Président de la Commission des Communautés européennes :

Des brèches dans le mur de l’ignorance

Nous sommes venus ici pour témoigner et exprimer notre solidarité, mais nous sommes surtout venus pour écouter. La parole doit être brève car seuls les exclus de la société peuvent vraiment parler de la misère.

C’est précisément l’honneur et le mérite du père Wresinski d’ATD Quart Monde et de toutes les organisations non gouvernementales d’avoir fait des brèches dans le mur de l’ignorance et de l’indifférence, mais le mur est toujours là. C’est l’honneur et le mérite du père Wresinski et de bien d’autres d’avoir redonné une parole à ceux qui n’en avaient pas, à ceux qui en étaient privés, à ceux qui n’osaient même plus. Et peu à peu, ils se sont remis debout, ont appris à vivre dans des communautés et ils attendent de la société qu’elle les écoute. Nous devons apprendre à les écouter, c’est une exigence morale et spirituelle, ouvrir nos cœurs, ouvrir nos esprits, telle est l’exigence d’aujourd’hui, non pas le jour de parler de ce que nous faisons, car ce que nous faisons, ce ne sont que quelques gouttes dans cet océan de misère.

Et demain, quand nous retournerons chacun à notre travail, qui que nous soyons, d’où que nous venions, toujours apprendre à écouter et toujours penser à l’élargissement des Droits de l’homme à la lutte contre la misère. Quarante millions de pauvres, dans cette Communauté européenne si riche, un milliard de miséreux dans le monde : sachons les écouter, sachons lutter pour eux et surtout avec eux.

CC BY-NC-ND