Des croyances affermies, des différences assumées

Jean Tonglet

Traduction(s) :
Convinzioni affermate, differenze assunte

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Jean Tonglet, « Des croyances affermies, des différences assumées  », Revue Quart Monde [En ligne], 193 | 2005/1, mis en ligne le 27 décembre 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/990

Alors que la question des rapports entre la foi et la société a fait, ces derniers mois, un retour dans l’actualité, pas seulement en France ou aux Etats-Unis d’Amérique mais dans bien d’autres pays, alors que semblent devoir s’affronter les tenants du “ choc des civilisations ” et ceux du dialogue entre toutes les croyances religieuses et les convictions philosophiques, la pensée du père Joseph Wresinski sur le pluralisme religieux et philosophique peut-elle nous apporter des éléments de réflexion ?

Dès ses origines, le Mouvement ATD Quart Monde fut marqué par la diversité de celles et ceux qui le bâtirent. Le père Joseph Wresinski lui-même était “ pluriel ”, de père polonais, de mère espagnole, né en France. Les familles qu’il rejoignit à Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne, étaient, elles aussi, diverses : françaises de la ville ou de la campagne, d’origines étrangères (espagnole, allemande, algérienne et autres), manouches pour certaines. De confessions diverses aussi. Les volontaires qui ont répondu aux premiers appels du père Joseph étaient aussi très divers. Par leurs nationalités : belge, hollandaise, allemande, danoise, anglaise, suisse, française... Par leurs confessions religieuses ou leurs convictions philosophiques : catholique, protestante, anglicane, juive, agnostique ou athée. Par leurs origines sociales, du monde ouvrier à l’aristocratie. Par leurs métiers.

La diversité spirituelle a peut-être été moins manifeste lorsque le Mouvement ATD Quart Monde s’est développé en Europe et aux Etats-Unis : les chrétiens, de diverses traditions, y sont devenus majoritaires, même si aucune statistique n’a jamais été tenue, et heureusement, sur ces appartenances. Mais avec la sécularisation (la baisse générale de la pratique religieuse dans nos sociétés) pour un certain nombre de volontaires et d’autres membres d’origine chrétienne, cette référence est devenue plus culturelle que religieuse.

Cette diversité est plus manifeste aujourd’hui avec l’arrivée des premiers volontaires venant d’autres continents et apportant avec eux d’autres pratiques religieuses ou confessionnelles. Diversité des cultures, des histoires, des manières de penser et d’agir. Car même quand ces volontaires africains, asiatiques ou latino-américains confessent la foi chrétienne, ils ne la vivent pas sur le même mode ni avec les mêmes références que les volontaires occidentaux.

“ Je suis prêtre... ”

Le père Joseph avait une identité affirmée : il était, comme il nous le rappelait souvent, “ prêtre de l’Eglise catholique, apostolique et romaine ”. A contre-courant de certaines tendances de son époque, le père Joseph a toujours revendiqué et assumé son identité : “ Je suis prêtre... ”. Il tolérait mal l’attitude de certains prêtres, religieux ou religieuses qui se présentaient, en particulier lorsqu’ils représentaient le Mouvement ATD Quart Monde à l’extérieur, sans porter un signe distinctif de leur état. Si, à l’intérieur des murs du Mouvement, il s’habillait souvent en pull-over ou en chemisette, dès qu’il se rendait à l’extérieur, dans un ministère, au Conseil économique et social, à la télévision, aux Communautés européennes ou à l’Unesco et jusqu’au 17 octobre 1987 au Trocadéro à Paris, il prenait soin de revêtir un costume noir, arborant au revers du col une croix discrète signifiant son état sacerdotal.

Dans chacun des événements publics du Mouvement, il a veillé et souvent pris en charge lui-même, un temps plus spécifiquement “ spirituel ”. Aux colloques à l’Unesco dans les années 60, il anima lui-même un groupe de travail, auquel participèrent un rabbin, des amis protestants et catholiques. Lors du congrès de l’Année de l’Enfant, il anima lui-même un atelier sur le droit à la vie spirituelle. Le 17 octobre 1987, il voulut que la journée s’ouvre par une célébration de l’Eucharistie, autour du cardinal de Paris, à Notre-Dame. Quand il était en voyage, c’est comme prêtre et en même temps secrétaire général du Mouvement, qu’il tenait à inscrire dans son programme la rencontre avec les évêques locaux, avec les nonces apostoliques dans les organisations internationales, comme avec les leaders d’autres communautés spirituelles que la sienne.

S’unir autour des plus pauvres

Le père Joseph voulait que tous puissent s’unir autour des plus pauvres. C’était un droit pour tous et aussi un droit des plus pauvres de voir se rassembler autour d’eux les gens les plus divers. Il témoignait d’un grand souci pour celles et ceux qui ne partageaient pas sa foi, et d’un souci plus particulier encore pour celles et ceux qui n’avaient aucune conviction religieuse. Il y a, dans Les pauvres sont l’Eglise, des pages édifiantes à ce sujet. Et ceux d’entre nous qui l’ont connu ont été témoins de cette préoccupation constante. “ Pour moi, il s’agissait d’un droit de justice de permettre à n’importe quel homme, quelles que soient sa foi, ses idées, sa culture, de pouvoir descendre jusqu’au pied de l’échelle sociale. (...) Tout homme doit pouvoir faire de la famille la plus pauvre un pôle de rencontre, un agent de libération des autres hommes, une famille qui sauve ses frères ”1

C’est pour cela qu’il invitait chacun à aller au bout de ses convictions, à être ce qu’il est, pleinement, et à l’exprimer à sa manière, à être le relais des plus pauvres dans ses lieux d’appartenance, au temple, à la synagogue, à la mosquée, dans sa loge ou son cercle philosophique. Quand Les pauvres sont l’Eglise est paru, et alors que son titre, plus encore peut-être que son contenu, posait question au volontariat, je le vois encore s’adresser à un volontaire humaniste athée en l’invitant à écrire, lui aussi, avec les convictions qui étaient les siennes, un livre sur les raisons qui le conduisaient à risquer sa vie aux côtés des plus pauvres. De la même façon, à maintes reprises, il a encouragé certains d’entre nous à prendre contact avec leur temple, leur synagogue, avec le Conseil œcuménique des Eglises, etc.

“ L’unité se manifeste déjà, nous la découvrons autour de villages sous l’ombre de la famine, dans l’est du Sénégal (...) Nous la trouvons autour de familles parmi les plus décriées pour leur dénuement, en Thaïlande. (...) Auprès (des plus pauvres) nous échangeons le meilleur et l’essentiel de chacun de nous. (...) (Le Mouvement) serait plutôt un modèle de vie ou de “ convivialité ”. De convivialité au sens profond : tu es juif, je serai juif avec toi ; tu es musulman, nous serons musulmans ensemble ; tu ne crois pas en Dieu mais tu crois en l’homme, j’irai avec toi jusqu’au bout de la foi en l’homme. Cela va bien plus loin qu’un simple respect mutuel ”2.

Le théologien catholique Alain Durand écrivait récemment quelque chose d’assez proche : “ Dans le concert des croyances de tous ordres qui peuvent animer les hommes, il est important, pour la cause même qu’il s’agit de prendre en charge, que chacun creuse son propre sillon, que chacun recueille la sève originale qui nourrit sa propre tradition et la fasse connaître. Tous ces courants - religieux, philosophiques ou de sagesse - font partie du patrimoine commun de l’humanité dont chacun d’entre nous, là où il est, est responsable devant les autres hommes. Le franc-maçon est responsable devant le bouddhiste, le musulman et le chrétien ; le chrétien est responsable devant le franc-maçon, le bouddhiste et le musulman ; chacun est responsable devant tout autre de faire connaître ses raisons d’agir, d’indiquer les chemins par lesquels il garde non seulement des raisons de vivre mais aussi - et c’est peut-être la même chose - des raisons de faire vivre ”3.

Aller au-devant de la diversité

L’interconfessionnalité que le père Joseph nous appelait à construire est plus un projet qu’une réalité accomplie dans l’aujourd’hui du Mouvement ATD Quart Monde. Notre présence dans les milieux catholiques est plus importante que celle que nous avons dans les autres églises chrétiennes, protestantes et orthodoxes. L’écart est plus grand encore avec l’islam, le judaïsme ou le bouddhisme. Nous voulons, nous avons le désir d’être un Mouvement interculturel, interconfessionnel ou comme je le lisais récemment “ inter-convictionnel ”. Mais ce désir doit être une volonté active. Nous ne partons pas de rien. Les journées internationales du refus de la misère, - les 17 octobre 1996, 97, 98 et 99 - ont été l’occasion d’un temps interreligieux sur le Parvis du Trocadéro à Paris, comme en 1994, lors du congrès des Familles avait eu lieu un “ Interfaith Service ” à New York. Nous avons eu des rencontres avec les représentants de la Mosquée de Paris, du Temple bouddhiste de Créteil, avec “ Marseille Espérance ”, plate-forme rassemblant les leaders religieux de la ville, avec la Conférence mondiale des religions pour la paix, avec des responsables de la franc-maçonnerie. En 1988 en Belgique, à l’occasion du 40ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la section belge du Mouvement mena une campagne sur les droits de l’homme et la grande pauvreté en lien avec les Maisons de la Laïcité, créées un peu partout en Belgique à l’initiative du Centre d’action laïque.

Assumer notre héritage

Dans ce dialogue, dans ces démarches volontaires vers d’autres courants de pensée et de foi, nous ne pouvons pas dénaturer nos origines, nous devons les assumer positivement. “ On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille ”, dit la chanson de Maxime Le Forestier. C’est vrai pour chacun d’entre nous : nous n’avons pas choisi de naître dans un milieu chrétien, laïc, bouddhiste, animiste, agnostique ou autre. C’est une donnée de notre vie. De même, est une donnée de la vie du Mouvement le fait que celui-ci a été créé en France (cela détermine bien des aspects de sa pensée), par un prêtre de nationalité française, né de parents étrangers, ayant grandi lui-même dans des conditions de vie marquées par les privations et la honte, envoyé par son évêque au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand, où il est arrivé le 14 juillet 1956 à l’âge de 40 ans. On ne peut pas réécrire l’histoire : il faut la prendre telle quelle et vivre, pacifiquement si possible, avec elle. Si le père Joseph avait eu une autre histoire, d’autres racines, s’il avait créé le Mouvement aux USA ou en Afrique, en Italie ou en Thaïlande, la matrice du Mouvement serait autre. Nous devons partir de cela. Pourquoi cacherait-on cette histoire ? Pourquoi ignorerait-on l’inspiration que le fondateur de notre Mouvement puisait dans le message évangélique ? Le ferait-on que cela, en outre, ne risquerait-il pas de nous desservir ? Tôt ou tard en effet, nos interlocuteurs découvriront cette dimension spirituelle de la vie du père Joseph, au hasard d’une lecture, d’un événement, d’un passage par Méry-sur-Oise où il est inhumé dans une chapelle qu’il avait lui-même fait construire. Ils se demanderont alors, quelles que soient leurs convictions personnelles, pourquoi cela leur avait été caché. En avions-nous honte ? Y a-t-il là des choses suspectes, puisqu’il fallait les cacher ? Le père Joseph aurait-il été un marginal ou un hors-la-loi de sa propre Eglise ? Le dialogue n’en serait pas facilité, bien au contraire.

L’écrivain Jean-Claude Guillebaud, dans son livre Le goût de l’avenir évoque bien la nécessité du dialogue sur la base de croyances affermies et de différences assumées : “ Le monolithisme confessionnel appartient au passé. Cela veut dire que la cohabitation est, de toute façon, la seule hypothèse imaginable pour l’avenir. Toute la question est de savoir quelle forme cette dernière peut prendre. Conflictuelle ? Gouvernée par l'indifférence ? Mollement syncrétiste ? Au rebours de ce qu’on avance parfois, on pourrait dire que la situation est aujourd'hui plus favorable au dialogue interreligieux que jamais. La raison en est simple : des croyances raffermies dialoguent plus aisément entre elles que des "religions" inquiètes ; la foi s’ouvre d'autant plus naturellement à l’autre qu’elle est vivante, non routinière et mieux assurée d’elle-même. Le dialogue véritable - celui qui ne se confond pas avec une "gentillesse" mièvre et démagogique - exige que chacun définisse préalablement, à visage découvert pourrait-on dire, la nature de sa foi, de son agnosticisme ou de son athéisme ”4.

Le besoin de convictions fortes

En septembre 2001, à l’occasion de la rencontre annuelle “ Hommes et religions ”, organisée par la Communità di Sant’Egidio, un atelier réunissait Amos Luzzato, président de la Communauté juive d’Italie, un théologien musulman marocain, Mohammed Amine Smaïli , un évêque italien, Vincenzo Paglia, et Mario Soares, ancien président du Portugal, agnostique. Evoquant la situation tragique de notre monde, Amos Luzzato en appelait à “ retourner parler aux consciences. Et cela, on ne peut plus le faire dans le cadre de groupes fermés (les paroisses, les temples, les synagogues, les mosquées, etc.). Il faut former des agrégations nouvelles, agréger alors que notre monde désagrège ”. Mario Soares rappelait, lui, qu’il était “ venu à la politique parce que j’avais des valeurs, des valeurs qui viennent de la tradition gréco-latine, judéo-chrétienne, de diverses pensées. ” Il se retrouvait dans ce que Teilhard de Chardin appelle la civilisation de l’universel, un socle de valeurs communes qui nous rassemble au-delà de nos convictions religieuses ou philosophiques. L’évêque Paglia disait, lui : “ Nous ne devons plus ni être des religieux en apparence, en surface, ni des laïcs “ de métier ”, nous devons être plus témoins, plus enracinés dans nos fondamentaux : des musulmans qui connaissent le Coran et en vivent, des chrétiens qui connaissent la Bible et en vivent, des juifs qui connaissent la Torah et en vivent, des laïcs qui connaissent vraiment la signification des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité et qui en vivent. ” Et Amos Luzzato encore : “ Nous avons besoin de personnes avec des convictions fortes. ” Enfin, Mario Soares, en conclusion, disait : “ Soyez vous-mêmes, soyez authentiques ”.

C’est à cette authenticité que celles et ceux qui vivent jour après jour la tragédie de la misère nous appellent : plus que d’hommes et de femmes “ de bonne volonté ”, ils ont besoin de personnes aux convictions enracinées qui ne se plient qu’à une seule “ consigne ” : “ Faire de l’homme le plus démuni le centre, [afin d’]embrasser toute l’humanité dans un seul homme ”5.

1 Le père Joseph. Les pauvres sont l’Eglise. Entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, Le Centurion, 1983, p. 18.

2 Idem, pp. 228-229.

3 J’avais faim. Une théologie à l’épreuve des pauvres, Alain Durand, Desclée de Brouwer, 1995, pp 10-11.

4 Le goût de l’avenir, Jean-Claude Guillebaud, Le Seuil, 2003, p. 325.

5 Les pauvres sont l’Eglise, (ouvrage cité), p.19.

1 Le père Joseph. Les pauvres sont l’Eglise. Entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, Le Centurion, 1983, p. 18.

2 Idem, pp. 228-229.

3 J’avais faim. Une théologie à l’épreuve des pauvres, Alain Durand, Desclée de Brouwer, 1995, pp 10-11.

4 Le goût de l’avenir, Jean-Claude Guillebaud, Le Seuil, 2003, p. 325.

5 Les pauvres sont l’Eglise, (ouvrage cité), p.19.

Jean Tonglet

Jean Tonglet, de nationalité belge, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1977, est actuellement directeur de la Revue Quart Monde.

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