Le prix de la parole

Joseph Rey

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Joseph Rey, « Le prix de la parole », Revue Quart Monde [En ligne], 130 | 1989/1, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4071

Dans notre soi-disant société de communication, on peut s’étonner que la prise de parole des plus pauvres soit si difficile. Comme en témoigne ici Joseph Rey, le prix que doivent payer les plus pauvres pour prendre la parole parmi les auditoires bien intentionnés mais pas assez préparés à les comprendre est souvent méconnu. La cocitoyenneté avec les plus humiliés suppose de créer avec eux des manières d’être, de s’exprimer, des lieux de prise de parole.

Les plus pauvres, objet des débats

En novembre 1984 – et pour la première fois dans l’histoire du Conseil de l’Europe – un colloque centré sur les conditions à instaurer pour permettre aux familles des travailleurs les plus défavorisés d’Europe de vivre dans la dignité, réunissait 250 représentants de 11 pays. Cette rencontre était le résultat tangible d’une initiative prise en commun par le « Mouvement international des juristes catholiques », l’ « Office catholique d’information sur les problèmes européens » et le « Mouvement international ATD Quart Monde ».

Participant à ce colloque, je ne m’y sentis pas à l’aise. Pourtant je m’y étais bien préparé. Trop d’hommes et de femmes de science – tous et toutes très bien intentionnés – venaient se pencher avec beaucoup de commisération sur des misères qui leur étaient épargnées. Parmi eux, je m’efforçais cependant d’aller à la recherche de quelques marginaux. Ils n’étaient pas à ce rendez-vous, mais je les rencontrais heureusement en dehors du Palais de l’Europe, le soir dans un quartier de banlieue, lors d’une fête liée au colloque qui était enfin la leur.

Durant ce colloque plusieurs événements et constatations m’ont particulièrement frappé que j’estime utile – à cause même de ce que nous avons à défendre ensemble – de rappeler tout en relevant les sentiments qui se firent jour en moi :

- Sur les fauteuils du premier rang de l’auditoire réservés aux invités d’honneur, d’éminents juristes, sociologues, théologiens, de hauts dignitaires des Églises, quelques travailleurs sociaux eux-mêmes à la recherche de leur vraie place. Parmi tout ce beau monde, un seul pauvre, au cœur débordant et qui avait su garder totale sa pauvreté à cause de cette espérance qu’il avait réussie à susciter auprès des humbles, des humiliés, des non pris en considération. C’était le père Joseph, fondateur d’ATD Quart Monde, dûment mandaté à être le porte-parole des sans voix, ayant su garder sa pauvreté comme une marque de haute valeur et n’ayant jamais caché ses origines.

- Une intervention d’un représentant d’une ONG, un travailleur du rail qui se fait remettre à l’ordre par un avocat car sa question sortait de l’ordre du jour établi. Pourtant, ce cheminot, ancien jociste, avait mis dans le mille en citant des cas de renvoi injustifiés et de suppression de salaires. Les discours étaient très éloignés de sa vie de militant à la base ; il me fit la remarque suivante : « Tu crois encore que ces habitués aux banquets et aux honneurs peuvent comprendre en profondeur ce qu’est la vie d’un chômeur qui a épuisé toutes ses prestations et qui se voit contraint – à cause de sa famille et de ses gosses – de faire appel à l’assistance publique ? » Ce camarade – lui-même souvent rejeté – ressentait un profond malaise. Il ajoutait : « ils s’efforcent de parler pour les sans-voix alors que la priorité devrait être de comprendre pourquoi ils sont devenus des sans-voix ».

- Lors d’une soirée offerte par les authentiques ressortissants de ce monde des sans-voix, une femme monte à la tribune. Au moment de s’exprimer pour la première fois devant un monde qui n’est pas le sien et qu’elle ne reconnaît pas, elle fond en larmes et ne peut prononcer une seule parole. Fut-elle comprise ? À la sortie, j’enregistrai cette remarque émanant d’un groupe de privilégiés du spectacle : « Cette soirée fut de médiocre qualité, et nous avons perdu notre temps »…

Le droit de s’exprimer sans intermédiaire

Cette femme en pleurs devrait nous rappeler ce droit de l’autre à pouvoir s’exprimer sans intermédiaire.

Hélas, ce n’est plus possible sans un changement radical qui conduit à juger autrement la valeur de la personne humaine : en finir avec le « je paie, je fais des études, j’assume des responsabilités, donc je suis ! Lui qui ne paie rien, constitue une charge. Donc il n’a pas droit au chapitre. Il est un marginal ».

Cette femme qui pleure me rappelle ma propre origine. Né d’un père inconnu et d’une mère malade, non en mesure de m’accorder sa chaleur maternelle malgré ses moyens financiers, j’ai été ballotté de gauche à droite entre des religieuses d’une maison pour filles mères et une famille d’accueil. Les premières étaient remplies de bonnes intentions mais me considéraient cependant comme un enfant pas comme les autres. La seconde fut longtemps convaincue que je n’avais aucune chance de réussite dans ma vie. Les perspectives n’étaient ainsi pas réjouissantes.

Durant toute la période de mon apprentissage dans un garage, j’eus un patron extrêmement dur, souvent injuste : à l’occasion des fêtes de fin d’année il se faisait un plaisir de mettre des pères de famille à la porte sans aucun délai et sans aucune indemnité. Nous étions en période de grande crise économique. Il n’existait ni assurance chômage, ni protection contre les licenciements injustifiés. Le seul refuge possible était l’Assistance publique.

Durant toute cette période, j’étais traité comme l’idiot qui ne savait rien faire. En trois ans, pas un seul mot d’encouragement, pas une seule fois une poignée de main amicale, même si, tard le soir, il m’imposait de lui laver sa voiture ou d’en changer les pneus.

Je rencontrai enfin à 24 ans la JOC qui me confia rapidement des responsabilités. « Les jeunes travailleurs seront sauvés par les jeunes travailleurs ». Cette conviction profonde d’un Cardjin, d’un Albert Maréchal en Suisse provoqua en moi le tournant décisif : « Le cœur d’un jeune travailleur vaut tout l’or du monde ».

C’est à de telles rencontres, la première avec un patron auquel je dois d’avoir vécu le drame qui vivent des millions de travailleurs à travers le monde, la seconde avec la JOC qui me révéla toutes les richesses de l’âme ouvrière, que je dois d’avoir acquis une fidélité au monde des plus défavorisés, tout en reconnaissant les richesses acquises grâce à mes origines.

Certes à 25 ans j’étais encore dans l’incapacité d’entrer au Palais de l’Europe. Je n’étais pas prêt à y prendre place ni à m’exprimer. Et aujourd’hui encore je dois constamment faire effort face aux nantis du savoir et du pouvoir. Pourrons-nous jamais guérir de l’oppression et de l’humiliation…

Entendre la parole des plus pauvres

L’attitude de cette femme – pour moi prophétique – n’a été comprise que de quelques rares privilégiés du savoir acquis au contact de la misère ouvrière, par ceux qui avaient eux-mêmes passé par là et qui par la suite eurent la chance de rencontrer quelqu’un qui avait saisi la profondeur de leurs sentiments et de leurs souffrances. Dans les pleurs de cette femme, c’est l’âme ouvrière qu’ils comprenaient dans toute sa dimension. « Entendez-vous ces appels qui viennent d’en bas et qui réclament de ce monde sans pitié justice et paix » clamait déjà avec indignation Pie XII recevant les mineurs belges.

Cette femme pour moi représentait la profondeur d’une âme blessée. Aucune fausse façade, mais une femme qui se révélait elle-même avec un cœur qui savait encore s’émouvoir. Ses larmes, un reproche à la société de n’être pas comme les autres. Un appel aussi à être reconnue et à pouvoir un jour forger sa propre destinée.

Ce colloque de novembre 1984 n’aura cependant pas été inutile, bien au contraire car il aura permis à d’autres initiatives de voir le jour.

Ainsi, l’échange de vues sur la pauvreté en Europe du 20 septembre au 1er octobre 1986 au cours duquel la pensée du secrétaire général du Conseil de l’Europe M. Marcelino Oreja peut se résumer comme suit :

« Le respect des droits de l’homme implique l’égale dignité de tous les êtres humains, droits civils et politiques, droits sociaux, économiques et culturels mis en péril par la situation de pauvreté et de précarité. Il est donc naturel que le Conseil de l’Europe se sente directement interpellé par le phénomène de la pauvreté ».

Être interpellé, cela implique de nouvelles obligations et notamment celle de se poser en permanence cette question : quelle attitude suis-je prêt à prendre pour faire adopter le changement partout où je suis présent et engagé ?

Le père Joseph était heureusement présent en qualité de co-rapporteur pour simplement rappeler que l’enchaînement des précarités empêche inéluctablement l’exercice des droits fondamentaux. Dans ses conclusions, il demandait au Conseil de l’Europe de soutenir une nouvelle politique à long terme en suggérant notamment la création de groupes de réflexion et d’observation destinés à mobiliser l’opinion publique sur le problème de l’exclusion sociale dont sont victimes les plus pauvres.

Combien sont aujourd’hui conscients que la marginalisation blesse encore plus profondément que la pauvreté ? Le grand scandale n’est-il pas que l’une et l’autre atteignent les mêmes personnes et ruinent en elles plus globalement toute chance de s’en sortir ?

Je me pose des questions :

Pourquoi aujourd’hui encore un tel silence, une telle résignation des opprimés ? Leur présence est déjà dénonciation d’une société devenue insensible à cet appel silencieux de femmes et d’hommes qui ne demandent rien d’autre que de vivre comme les autres, d’être considérés comme les autres, de participer sur un pied d’égalité avec les autres.

Ne pas s’engager enfin pour que ça change, pour que la terre soit reconnue comme un bien collectif, n’est-ce pas la grande tentation d’un trop grand nombre ; et pour se faire pardonner, s’engager dans les œuvres d’assistance ou de charité. Est-ce cela que nous devons vouloir ?

L’absence de l’autre dans sa propre vie devient alors un repos tragique. Peut être dort-on mieux, mais si c’est dans une ville opulente, n’est-ce pas aussi dans une cité morte de l’absence de solidarité ?

La vie m’a obligé à me battre. Elle a provoqué en moi des réactions sans complaisance, mais elle m’a surtout rendu possible un autre regard sur l’autre et c’est là l’essentiel.

Si ce témoignage devait donner de nouveaux espoirs, alors, il n’aura pas été inutile.

Joseph Rey

Né en Suisse en 1916, marié, quatre enfants : après trois ans d’apprentissage dans un garage, il est successivement employé de bureau, chômeur, adjoint puis responsable de plusieurs institutions sociales pour enfants et adolescents. Membre de la JOC en 1928, il est toujours resté engagé dans l’action syndicale et familiale. Il est actuellement représentant de l’Union internationale des organismes familiaux auprès du Conseil de l’Europe et animateur d’un mouvement de retraités, préretraités et rentiers invalides dont la préoccupation première est que ces hommes et ces femmes restent debout, engagés, participants.

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