Avec Tarek, Idriss et Marinel

Philippe Rodier and Cendrine Labaume

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Philippe Rodier and Cendrine Labaume, « Avec Tarek, Idriss et Marinel », Revue Quart Monde [Online], 212 | 2009/4, Online since 24 February 2020, connection on 12 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4414

Après des périodes où les immigrés clandestins ont été massivement régularisés, l’Europe expérimente des lois qui se veulent de plus en plus dissuasives. Les associations en contact avec les demandeurs d’asile – qu’elles persistent à considérer comme des humains- s’interrogent sur ce que notre société offre actuellement aux plus démunis d’entre eux et sur le sens de ces lois. Elles sont en effet en première ligne pour voir ce que nous refusons souvent de voir.

Index de mots-clés

Droits humains, Migrations

A Marseille, comme partout en France, Médecins du Monde reçoit, dans son centre d’accueil, la foule de ces migrants clandestins. Le CASO (Centre d’Accueil, de Soins et d’Orientation) est ainsi un excellent poste d’observation de cette population mais aussi des réactions que leur présence provoque dans la société.

Désir de partir

Parmi ces clandestins, ces indésirables que fréquentent nos équipes, prenons trois exemples :

Une famille tout d’abord, celle de Marinel, Rom roumain, venu de Timisoara avec sa femme et ses cinq enfants, il y a trois ans. Sa motivation : fuir la discrimination et la précarité de l’existence des familles Roms en Roumanie et tenter en France, à Marseille, de donner à ses enfants un espoir de sécurité et d’avenir.

Puis deux hommes isolés :

Tarek, Tunisien célibataire, ouvrier agricole clandestin, exploité depuis trois ans, avec d’autres clandestins, dans les serres maraîchères de la plaine de Berre.

Et enfin, Idriss un jeune athlète Ethiopien, en France depuis un an, réfugié politique en Italie, qui, malgré le ramadan et les contraintes imposées par le règlement du centre d’hébergement où il a échoué, s’entraîne deux fois par jour dans le fol d’espoir d’être repéré par un entraîneur.

Pour chacun d’eux, le départ fut un arrachement et une rupture avec un quotidien qui leur était devenu insupportable. Arrachement d’une terre qui les a vu naître, arrachement d’une famille qui les a élevés et à laquelle, comme nous tous, ils étaient attachés et rupture d’avec leur culture respective. Pour chacun le départ fut aussi un acte infiniment courageux et volontaire. Il fallut du courage à Marinel pour partir, sans un sou, sur les routes d’Europe avec femme et enfants, de même qu’il fallut du courage à Idriss et Tarek pour quitter l’Éthiopie ou la Tunisie en empruntant les circuits mortels et coûteux de la migration clandestine. Eux seuls, les plus tenaces physiquement et mentalement, auront pu survivre à la traversée de milliers de kilomètres de désert et de mer sur d’improbables canots, eux seuls ont su résister aux exactions des passeurs, aux  caves réfrigérées des camions, eux seuls auront su se faufiler entre les barbelés et éviter les gardes-chiourmes qui défendent les frontières de nos « citadelles ».

Que fuyaient-ils ? Pour les uns, le racisme et la ségrégation imposés depuis toujours par la société roumaine aux familles Rom, pour les autres, le chômage et la pauvreté mais aussi la persécution faite à ceux qui s’opposent dans des pays totalitaires comme la Tunisie ou l’Éthiopie.

Qu’espéraient-ils ? Sortir de leur réalité dénuée d’espérance, et ouvrir enfin le champ des possibles en atteignant ce paradis, la France, qu’ils pensaient être le chantre des droits humains et un paradigme de prospérité, pour y bâtir un avenir et réaliser leur rêve. Vivre libre, debout et respecté, trouver du travail, donner aux enfants une éducation, des soins de qualité et... la sécurité.

Actuellement

Au bout de la route, qu’ont-ils trouvé ?

Marinel a trouvé la France et sa réalité chagrine. Un pays qui ne les accueille pas et leur dénie le droit de rester ! Un pays qui ne veut pas d'eux et qui les oblige à vivre cachés au fond de squats délabrés et puants dont ils sont, malgré tout, régulièrement chassés. Une France qui ne scolarise pas ses enfants, ou si peu ou si mal. Une France qui enferme sa femme pendant six mois au motif qu’elle faisait la manche avec son bébé dans les bras mais qui ne lui donne pas pour autant le droit de travailler pour d’obscures et mauvaises raisons de droit européen.

Au bout de la route, Tarek, lui, a trouvé la clandestinité, l'esclavage, et l'injustice. Il travaille de l’aube au crépuscule à l’abri des regards et gagne trois euros de l’heure en ramassant les tomates d’un riche maraîcher de Berre qui l’expose sans protection à des produits phytosanitaires toxiques. Un sous-préfet zélé veut expulser Tarek et ses compagnons de galère. Il fait régulièrement écrabouiller leur cabane à grands coups de tractopelle, plutôt que de les défendre face à des employeurs peu scrupuleux. Tarek n’a pas obtenu non plus l’aide médicale d’État à laquelle il a pourtant droit et qu’il réclame en vain depuis des années…

Idriss lui, est provisoirement protégé par son statut de réfugié politique mais son quotidien n’a rien à voir avec l’idée qu’il s’en faisait dans l’Europe mythique qu’il imaginait. Idriss vit avec cinquante centimes par jour dans un foyer qu’il partage avec d’autres rescapés de la rue et ne peut faire face à l’avance des frais pour soigner son abcès dentaire. Il vient au CASO faire soigner sa dent et tenter d’apaiser sa souffrance auprès de nos équipes. Mal aux dents, mal à l’âme, solitude et désillusion, Idriss est bien loin du mirage autrefois entrevu et pour lequel il a tout sacrifié et pris tous les risques. Il lui reste encore cette foulée de marathonien qu’il espère un jour faire reconnaître et qu’il entretient jour après jour, malgré le ramadan, la soif et le soleil…

Retour au droit

Si vous posez la question à Marinel, Tarek ou Idriss : « Mais qu’est-ce que tu trouves de si bien ici ? », tous répondent : « C’est mieux que là-bas ! ». Pas : « Bien ! » ou : « le Paradis ! », non, rien que : « Mieux que là bas ! ». Quoi ? La température, le soleil, le travail, l’école, la tolérance, la santé ? Non, rien de spécial, plutôt le sentiment vague et teinté d’espoir que ce quotidien âpre et douloureux n’est que le premier acte sinistre d’un scénario qui se terminera bien.

Oui, « mieux que là-bas », mieux qu’en Roumanie, mieux que dans le bled Tunisien et que dans l’Éthiopie exsangue et violente. Cette conviction partagée par les migrants clandestins que nous rencontrons, qu’ils traversent ici un purgatoire, nous donne-t-elle le droit de piétiner le droit des gens ? Cela nous autorise-t-il à les priver des soins que le législateur avait prévus pour eux ? Cela nous donne-t-il le droit de tolérer l’esclavage de ces hommes qui reconnaissent en nous, et malgré l’évidence de notre mauvaise volonté, les promoteurs des grands principes humanistes et universels ?

Médecins du Monde, avec d’autres, appelle chacun d’entre nous, chacun de nos responsables institutionnels et politiques à réfléchir à l’avenir d’une France et d’une Europe ou la migration ne serait pas vue comme une calamité mais plutôt comme une chance à saisir, et à accueillir dignement ceux qui demain bâtiront pour nous et avec nous, un destin commun. Dénonçons les centres de rétention français ou l’on enferme les enfants; dénonçons cette Italie de Berlusconi qui, au mépris du droit maritime et du droit d’asile, rejette vers la Libye les barques chargées de migrants épuisés qui se présentent sur ses rivages. Dénonçons ces pays européens qui expulsent les migrants issus de pays en guerre sans prendre la peine d’instruire sérieusement leur dossier de demande d’asile. Dénonçons ces entorses aux droits fondamentaux, ces « bavures », ces politiques des quotas… Désamorçons ce sentiment de peur face à l’étranger et faisons la promotion d’une migration « chance », laquelle est par ailleurs démontrée dans le dernier rapport du PNUD1. Optons pour un accueil digne des hommes, des femmes et des enfants qui échouent chez nous au péril de leur vie, fous d’espoir et fous de la confiance qu’ils nous font, dans le respect des principes universels que nous avons nous-mêmes édictés et au service de notre propre intérêt.

1 PNUD : programme des Nations unies pour le développement.

1 PNUD : programme des Nations unies pour le développement.

Philippe Rodier

Le docteur Philippe Rodier est responsable de mission, Cendrine Labaume est coordinatrice générale, tous deux à Médecins du Monde, Marseille.

Cendrine Labaume

CC BY-NC-ND